Sammy Coupreau*
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La refondation des missions de l’école initiée par le ministère de l’Éducation Nationale ces dernières années, et l’encyclique du Pape François consacrée à l’écologie intégrale, nous ont engagés à réécrire notre projet d’établissement afin d’accorder notre mission de service publique de l’éducation refondée et l’appel du Pape. Il nous est apparu que ces deux résolutions étaient en maints points concordantes, non pas seulement par le temps de leur initiation, mais également par le mouvement de conversion auquel elles engagent chacun.
Notre institution accueille, de la maternelle au lycée, les nouvelles générations. Elle les prépare à prendre leur place et leur responsabilité au sein d’une maison plus grande que celle qui les a vu grandir, ou que la nôtre qui les a enseignés ; une demeure, dont la pérennité qu’indique son nom, est aujourd’hui remise en question par la crise écologique.
Les notions de maison, d’accueil, de relation responsable ou causale, ne font qu’énoncer l’étymologie du terme écologie : du grec « oikos », maison et « logos », science, connaissance.
L’écologie est la science qui étudie les milieux et les conditions d’existence des êtres vivants et les rapports qui s’établissent entre eux et leur environnement, ou plus généralement avec la nature.
On ne doit cependant pas oublier que l’homme est dans la nature, Laudato si’ nous rappelle qu’il n’en est pas l’exploitant ; s’il y tient une place singulière ce n’est pas du seul fait de la qualité de son intelligence et de son adaptabilité, mais plus précisément par la responsabilité que lui a confiée son Créateur, responsabilité devenue depuis, celle de la part qu’il prend dans le désastre qui nous préoccupe, que souligne le Pape François :
« L’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation à Dieu, avec le prochain, avec la terre, or les trois relations vitales ont été rompues […]de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur de nous »[1].
Le détour qui nous fait passer de la maison natale à la cité, et de la cité au cosmos, ne métaphorise hélas plus un chemin de croissance, sinon de croissance économique avec la mondialisation, mais un grand cercle de feu qui menace tout développement durable de ce qui a demeuré jusque-là.
Et pourtant, l’économie procède d’un même projet que l’écologie, d’une même racine qui vient du grec ancien oïkonomia, qui signifie gestion de la maison.
L’économie est l’art de bien administrer une maison, de gérer les biens d’une personne, puis par extension d’un pays : c’est un art de préservation et non pas nécessairement de développement.
C’est peut-être la notion d’individuation, extrapolée du terme de personne, qui fait retenir la restriction de la notion de maison à celle du particulier, plutôt qu’à l’échelle du pays ou du monde. Nous sommes invités, en reprenant la bonne échelle si l’on ne veut pas finir sur celle des pompiers, à faire de chacun de nous le responsable de ce qui arrive à tous.
« Pour réaliser [la] réconciliation, nous devons examiner nos vies et reconnaître de quelle façon nous offensons la Création de Dieu par nos actions et notre incapacité à agir » [2]
Ce détour par l’économie veut permettre de dépasser une acception restrictive de l’écologie, conception en fait en tout point d’ordre économique, qui ne considère la préservation de la nature qu’en termes de ressources permettant d’assurer notre développement durable.
Cette notion de développement durable est inscrite depuis plusieurs années dans nos missions et programmes. Elle est lourde de présupposés idéologiques car le mot développement est implicitement lié à une notion de croissance plus économique qu’humaine, et quand il intéresse l’homme, c’est toujours sous l’angle du « personnel » plutôt que du fraternel. La pensée franciscaine propose par la voix du Pape François qui en endosse par son patronyme le charisme et l’habit, de rediriger cette conception du bien propre en direction du bien commun en appelant à une conversion :
« Nous devons faire l’expérience d’une conversion, d’un changement de cœur […], qui implique gratitude et gratuité, c’est-à-dire une reconnaissance du monde comme don reçu de l’amour du Père » [3]
La conversion est ce mouvement qui engage tout l’être, et pas seulement un œil sur deux dans la vision, ou le bras gauche pour réparer ce que le droit vient de faire, ce à quoi se résume parfois, sinon le plus souvent, l’écologie citoyenne ; une écologie de la bonne conscience, qui n’est pas la conscience du bien engagé dans ses actes quotidiens, mais souvent davantage d’un mal dont elle tente de minimiser ou de ralentir les effets de proximité.
Or, cette écologie ne procède pas d’une conversion mais par accommodement. Sa stratégie de ralentissement ou d’atténuation est en voie d’être complètement débordée par l’accélération critique du réchauffement climatique avec les derniers carrés de terre inexploités en feu ou en fonte.
C’est pourquoi notre mission d’éducation au développement durable, de mission complémentaire, devient une mission fondamentale de notre action éducative et pédagogique.
La crise sanitaire est une crise écologique. Les efforts demandés aujourd’hui sont appelés à devoir persister dans le temps, non pas seulement pour les mois à venir, mais également sous d’autres formes lorsque cette crise sera terminée, pour que n’en survienne pas rapidement une autre. C’est donc dans la durée, et nous concernant à la faveur du déploiement de notre projet d’établissement, qu’il nous faut nous mobiliser.
Comme le remarque Tolstoï : « chacun rêve de changer l’humanité, mais sans penser à se changer lui-même ». D’autres réfutent l’alternative fin du monde ou fin du mois. Alternative qui, à bien y regarder n’oppose pas deux temporalités incommensurables, mais le moi subjectif à la totalité du reste vivant, comme si ma propre faim était commensurable à celle de l’humanité, comme si la fin du monde se résumait à la seule disparition du moi égotique de chacun.
Il s’agit donc, depuis « notre maison », de permettre aux enfants qui nous sont confiés de projeter l’habitation de leur siècle, depuis les lignes tracées par les missions de l’Éducation Nationale dans le cadre de la refondation de ses missions en se saisissant de la vision intégrale de l’écologie.
Désormais, l’écologie est appelée à s’intégrer de façon plénière à notre mission d’éducation, d’acquisition des savoirs et de développement de la personne humaine. Cette écologie intégrale à laquelle nous appelle le Pape François dans son encyclique Laudato si’, participe du projet éducatif de l’école catholique dans sa mission de formation intégrale de la personne humaine, personne qu’elle dimensionne à l’échelle de sa responsabilité au sein de la Création, en l’invitant à s’interroger en chacun de ses actes chaque jour, « et en tout premier lieu [à] l’école, véritable « écosystème » dont le climat interpersonnel doit témoigner de l’Évangile »[4], sur ce qu’elle peut faire pour son prochain, indifféremment issu de son environnement naturel ou social.
Dans ce cadre, il nous a semblé qu’il nous fallait, d’abord réussir l’intégralité afin de ne pas réduire l’écologie à ses représentations réductrices.
Pour parvenir à toucher et à impliquer l’intégralité de notre communauté, nous avons dans un premier temps ramassé l’encyclique en seulement quatre phrases et un titre renvoyant à l’intégralité de ses 246 paragraphes.
VERS UNE ÉCOLOGIE INTÉGRALE
10, 13-15, 43, 55, 58 – 59, 62-63, 87, 111-114, 121, 136, 138-163, 165-169, 173-177,
183-186-188, 197, 199, 209-211, 218, 221, 225, 246
L’environnement naturel et social
10, 44-49, 60-61, 87-88, 93, 138-139, 143, 147, 149-150, 153-155
n’est pas une ressource dont je dispose
2-8, 11, 17-22, 26-33, 38-41, 50,-52, 54, 56-57, 75, 86, 101-110, 115-120, 122-123, 127, 144-145, 171, 178, 182, 189-191, 195, 200, 203-204, 217-219
mais un frère dont le soin et l’intelligence nous sont confiés
1, 9, 11-12, 16, 23-25, 24-37, 42, 53, 80, 85, 90-91-92, 94-95, 124-126, 128-135, 142, 146, 148, 151, 156-159, 164, 167-168, 170, 172, 179-180-181, 184-187, 192, 193-194, 196, 202, 206-208, 211-215, 220, 222-223-224, 226, 228-232, 241-242, 244
par le Seigneur
38, 64-74, 76-79, 87, 89, 96-100, 201, 205, 216, 233-240, 243, 245
Nous avons ensuite, comme nous invite le pape François, recherché une clé[5] avec laquelle :
- déployer « un tissu de relation dans cet univers constitué de systèmes ouverts qui entrent en communication les uns avec les autres,
- découvrir d’innombrables formes de relations et de participations (LS79) constantes qui s’entrelacent secrètement,
- mûrir une spiritualité de la solidarité globale. » (LS240)
et projeté son plan d’activation à partir du résumé de l’encyclique que nous avons mis à l’épreuve :
- des différentes dimensions de l’école catholique d’enseignement
- de la refondation des missions de l’école
- du déploiement de la pédagogie numérique dans notre établissement,
en suivant le plan que le Pape François utilise pour tracer le chemin vers une « spiritualité de la solidarité globale ».
Il nous est apparu que ce plan suivait une voie liturgique que le Pape explicite par deux fois[6].
Nous avons donc emprunté à notre tour cette voie pour réaliser ce que nous avons qualifié de « plan pour une catéchèse vivante dont l’école est le chemin pastoral ».
Ce plan nous invite, comme lors de la messe, à accueillir à travers la Création notre Seigneur et à lui demander pardon (l’environnement naturel et social n’est pas une ressource dont je dispose…), à nous mettre à son écoute pour lui permettre de s‘épanouir « en nous et par nous » autour de nous (…mais un frère dont le soin et l’intelligence nous sont confiés par le Seigneur), en passant de la (liturgie de) la Parole aux actes (des apôtres) en offrant notre service pour qu’advienne la communion universelle (pour la Gloire de Dieu et le Salut du monde)[7].
Nous avons ensuite intégré les dimensions de la personne, du sens, de l’école et de la refondation de ses missions, de nos pratiques pédagogiques à l’ère du numérique, de l’économie…, en leur faisant emprunter la même voie, afin de partir de ce que nous sommes et de ce que nous faisons, en reconnaissant nos lacunes et en nous mettant à l’écoute de nous-mêmes et du monde, mais aussi notre participation déjà solidaire à la Création.
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Nous avons qualifié de « célébration intégrale » la concordance de toutes ces dimensions que résume le tableau ci-dessus. Ses lignes se parcourent indifféremment de gauche à droite, de droite à gauche, de haut en bas et de bas en haut, tramant tout un tissu de relation dont la maille est une croix, et la croix la clé qui découvre dans le plan d’innombrables formes de relations et de participations constantes qui s’entrelacent secrètement, assimilable à un écosystème de la Croix.
* *
La refondation des missions de l’école qui nous occupe depuis 2012, à la faveur des réformes du socle commun (2015), du collège (2016), de l’accès à l’enseignement supérieur (2017), du lycée général et technologique (2018), de la voie professionnelle (2019) et enfin du Bac (2020), et notre engagement dans la pédagogie numérique depuis 2012 trouvent un écho dans l’écologie intégrale. Cette refondation appelle la même conversion qu’indique la voie liturgique en nous invitant à passer de l’Ancien au Nouveau, de l’héritage partagé d’un monde déjà là, à la construction d’un monde à venir depuis lui, de la parole (du professeur), aux actes (de tous) dans la classe. Cette concordance apparaissait clairement dès la lettre de cadrage envoyée aux enseignants en 2012, dans le cadre de l’objectif d’une refondation républicaine de l’École et d’une refondation de la République par l’École, fixé par le Président de la République :
Notre École peut renouer avec le progrès et l’espérance.
Il n’y a pas de fatalité de l’échec scolaire.
Tous les enfants peuvent réussir.
L’École doit être au service de la promotion de tous et de l’épanouissement de chacun.
Elle porte une idée de l’homme, mais aussi du citoyen, et une exigence de justice.
Nous ne devons renoncer à aucune de ses missions ni de ses ambitions mais les tenir ensemble.
Là où l’école Catholique entend promouvoir
L’Espérance
L’attention portée aux plus faibles
L’amour de son prochain
Le respect absolu de la personne humaine
La foi en la Vérité, la liberté et la Justice
Dans l’école de la fondation, au sein de la classe, c’était le professeur qui travaillait et l’élève qui recopiait son travail, le premier, mieux adapté au monde tel qu’il était alors, ayant pour mission d’y adapter le second, bien que l’avènement des nouveaux modes de production de la révolution industrielle auquel répondait la fondation de l’école républicaine à la fin du XIXème siècle, était amené à le transformer en profondeur. Plus d’un siècle a passé, et personne ne sait plus dire ce que sera le monde, non pas dans dix ans, mais ne serait-ce que demain matin. C’est pour cette raison que la mission de l’école est profondément changée et désormais refondée.
Il apparaît dans le cadre de ces mutations que nos élèves sont d’ores et déjà mieux adaptés au monde tel qu’il vient que nous ne le serons jamais. Ceci implique que désormais, dans la classe, ce sont les élèves qui doivent apporter les réponses, l’enseignant étant redevenu un ingénieur pédagogique, dont le métier est de concevoir des activités qui soient de nature à mobiliser les élèves, et à leur permettre, dans le cadre de leur mobilisation, d’intégrer des savoirs et des savoir-faire universalisables en fin d’activité par le partage des différentes voies de réalisations ouvertes par chacun.
Adapter les élèves à un monde dont personne ne sait dire ce qu’il sera quand ils quitteront l’école consiste désormais à leur permettre de s’en saisir pour le transformer en avenir. C’est le sens des réformes qui nous occupent aujourd’hui, depuis l’école primaire jusqu’à l’enseignement supérieur. Nous avons résumé son mouvement de refondation de ses missions par le passage :
De l’adaptation au monde tel qu’il était
à notre participation à ce qu’il devient
Cette mutation apparaît dès la première disposition de la mise en œuvre de la refondation des missions de l’école, avec la requalification des piliers du Socle commun de compétence, de connaissance et de culture[8] désormais réduit à cinq en regard des sept précédents.
Avec le nouveau socle, il ne s’agit plus seulement d’installer un héritage que déclinaient jusqu’alors de façon disciplinaire les anciens piliers (en français, mathématiques, langues vivantes, histoire-géo…[9]), mais de lui donner toute sa force d’avenir.
Quatre des nouveaux piliers sont pour donner vie aux corpus des connaissances constituées par les civilisations, dont proviennent les langages, les méthodes, les systèmes et les représentations du monde et des cultures[10] qui les expriment, avec, à la croisée de leurs quatre branches, le cinquième qu’ils font fructifier, seul formulé au singulier et incarné par la personne destinée, en sa qualité plus tard de citoyen, au service de sa communauté et du monde. Unepersonne placée significativement dans l’ordre au centre des quatre axes de sa formation que décline une série de verbe développant leurs attendus. Cette personne, c’est l’élève invité à se saisir de près de quatre-vingt verbes (penser, communiquer, apprendre,…[11]) appelés à être ce que l’élève sait au terme de sa scolarité obligatoire, et nous pourrions ajouter : lorsqu’il a tout oublié, dans un monde où la connaissance patrimoniale est désormais autrement disponible, sur le bout des doigts.
Cette réalisation, par le nouveau qu’incarne chaque nouvel homme, de ce que l’ancien préparait, et le projet de communion et de responsabilité (citoyenne) au monde qu’ouvre la voie de la formation et de la réalisation cardinale de chaque personne, font écho, pour nous, par le passage de sept à cinq piliers, aux fruits des jours de la Création déposés entre les bras de l’« écosystème de la Croix » dont chaque homme est le cœur.
Ce nouveau socle a nécessité une réforme des programmes au collège qui ne s’est pas attachée à modifier leurs contenus mais leur usage. Là où le programme était jusqu’alors conçu comme un point d’arrivée, il est désormais posé comme un point de départ ; il ne consiste plus en une valise vide au début qui doit être pleine à la fin de l’année, mais en une valise pleine au départ qui doit être vide à son issue après que l’élève ait tout déballé pour le mettre à sa main.
L’exemple à suivre désormais, en termes de pédagogie, est celui de la dernière discipline du bulletin (les derniers étant appelés à être les premiers), c’est-à-dire l’Éducation Physique et Sportive (EPS) : la seule qui met les élèves intégralement au travail, et qui, dès lors qu’elle est pratiquée, les transforme de l’orteil aux neurones ; on peut difficilement faire mieux en matière de « discipline intégrale ».
Ce mouvement d’appropriation du savoir pour construire l’avenir se poursuit au lycée avec la disparition des séries dans la voie générale et la constitution de parcours singuliers à partir de l’égale disponibilité des spécialités désormais combinables à raison de 3 en première, dont ne seront retenues que deux pour la terminale, selon 80 possibilités, contre 3 précédemment (L, S, ES)[12]. Si l’introduction de l’expertise disciplinaire s’est déplacée du collège vers le lycée à la faveur des réformes, elle est désormais davantage coordonnée à la construction non plus d’un projet, mais d’un trajet de formation amené à se poursuivre tout au long de la vie, en initiant une culture du discernement et de l’engagement par des choix à opérer chaque année.
Il s’agit donc de donner aux élèves la première main dans la classe, c’est-à-dire chaque fois que possible, de les mettre en situation d’être les acteurs principaux de leurs apprentissages en démultipliant leur capacité d’action plus loin que ce que peut un crayon. C’est ce que permettent les outils numériques.
* * *
« L’effet de la numérisation exponentielle de la communication et de la société conduit à une véritable transformation anthropologique. »[13] L’introduction du numérique dans la classe, permet de sortir « du monde individualiste et isolé des réseaux sociaux »[14] et de « l’espace de solitude, de manipulation, d’exploitation et de violence »[15] auquel leurs usages confinent parfois. C’est l’une des raisons pour laquelle notre établissement a intégré la tablette en 2012 par les classes de 6ème, et désormais jusqu’en classe de terminale. Dans un monde qui tend de plus en plus à numériser la communication, les pratiques tant professionnelles que sociales, l’école doit travailler à tourner les outils de médiations numériques vers des usages intelligents, constructifs et collaboratifs qui permettent aux futurs adultes d’inventer l’avenir[16]. Cependant, la tablette ne saurait être le tout d’une pratique pédagogique ou d’une ambition éducative, elle n’est qu’un outil au service du développement de toutes les intelligences et de la personne humaine.[17]
Elle n’est d’ailleurs pas considérée dans notre institution comme un ordinateur, mais comme une sorte de « couteau suisse », le numérique n’étant pas tant de l’informatique, que la tertiarisation de sa technologie. La tablette permet à l’élève d’interagir dans la classe, avec le tableau, ses camarades, son professeur en singularisant ses réponses et en les partageant[18]. Si la tablette, à l’instar du vidéoprojecteur depuis plusieurs années, sollicite l’attention des élèves en attirant leur regard, comme le sont les lucioles par la lumière, elle requiert également leur participation, répondant en cela aux particularités cognitives de leur génération. Du fonctionnement audio-scopique de la génération de la plupart de leurs professeurs, nos élèves ne conservent que le privilège accordé à la vision ; en revanche, l’ouïe est devenue l’angle faible de leur capacité attentionnelle ; or l’école parle encore beaucoup. L’ouïe a été remplacée par le geste. Il n’ait que de voir sur les tables les manipulations de trousse, de crayon, voire de leur voisin par les élèves tandis que le professeur parle au tableau. Leur cognition passe davantage désormais par la coordination de l’œil et de la main, comme chez les premiers hommes. Or, qu’est-ce qu’une tablette sinon un outil qui sollicite l’un et l’autre en répondant à cette double injonction : « fixe ton attention et met toi au travail », avec un élève qui obéit au doigt et à l’œil, ou plus précisément dont le doigt et l’œil sont les vecteurs d’une liberté désormais donnée à l’élève d’ouvrir des voies en trouvant sa voix plutôt que retracer celles (voie et voix) de leurs professeurs[19].
Cette réalité n’est pas sans poser question quant à la paupérisation du langage et à ses conséquences psychosociales. L’école doit trouver de nouvelles voies d’accomplissement de la voix, dans un contexte qui, de surcroît, « voit coexister, surtout en tant qu’éducateurs, enseignants et catéchistes, les non natifs numériques, et ceux que l’on appelle immigrants du numérique, qui ne sont pas nés dans un monde numérique mais y sont entrés progressivement. La différence fondamentale entre ces sujets est l’approche mentale distincte qu’ils ont vis-à-vis des nouvelles technologies et de leur utilisation. Il y a aussi un écart au niveau du style de discours, qui pour les premiers est plus spontané, interactif et participatif. »[20] De ce fait, la langue que parle les élèves n’est plus tout à fait celle que parle leurs professeurs, mais surtout, elle ne participe plus du tout des mêmes représentations, ne serait-ce que dans le rapport des nouvelles générations à l’espace et au temps qui sont désormais sans plus de profondeur dans l’expérience à l’ère du clic seconde et de la géolocalisation généralisée[21].
L’injonction de différenciation pédagogique formulée depuis plusieurs années par les circulaires annuelles de l’Education Nationale, et sur laquelle se crispe l’incapacité des enseignants à diviser leur parole (qui ne parle de surcroit plus tout à fait la langue de leurs élèves) en autant de besoins présents dans la classe, trouve une voie de réalisation par l’utilisation de la tablette. Cette dernière se présente comme un formidable outil pour accueillir la différence, en permettant de donner la première main aux élèves dans la classe, selon des voies d’appréhension ou de réalisation multi-sensorielles[22]. Dès lors, la différenciation devient un état fait. Il ne s’agit plus de fractionner son discours en autant d’élèves qu’en compte la classe, mais d’accueillir la singularité des productions de chacun. Par ailleurs, le professeur ne doit plus photocopier le cours pour les « dys », mais leur permettre de le photographier sur le cahier du voisin, voire d’enregistrer le cours, ou à tous de n’avoir pas à le copier en le recevant d’un secrétaire de séance ; de photographier le tableau pour enregistrer les étapes d’une démonstration ; à ceux qui ont de plus grandes faciliter de proposer une réalisation plus approfondie, etc….
Par comparaison, dans l’école de la fondation, le professeur posait une question à laquelle les élèves répondaient individuellement au tableau ou sur leur copie, alors que désormais, il est possible avec les outils numériques connectés que tous répondent simultanément au tableau. Les élèves découvrent alors plusieurs réponses, là où il n’y a pourtant qu’une question. Si certaines d’entre elles répondent à une autre question (que le professeur est invité à identifier pour comprendre le glissement qui s’y est opéré depuis celle qu’il a posée), la plupart, pour différentes qu’elles soient dans leur formulation, n’en répondent pas moins correctement à la bonne question. Outre le fait que cette diversité approfondit la connaissance que vise la question, chaque élève découvre de ce simple fait que l’on n’a jamais toute la réponse tout seul, que tous ses camarades sont une ressource pour lui, mais qu’il est également une ressource pour tous et que, par conséquent, il n’y a de réussite que de tous[23]. Comme pour l’acquisition d’une langue étrangère, la langue de chacun, s’enrichissant des formulations complémentaires ou alternatives de tous qu’elle enrichie réciproquement, participe de l’invention d’une langue commune[24], tout à la fois diverse dans ses modalités d’expression et de représentations, et unique lorsque que chacun se met à son écoute (Pentecôte) ou qu’elle se partage entre tous, comme à la suite de la Parole, le pain et le vin de la vie.
Dans cet espace de collaboration que devient la classe chacun fait l’expérience « d’une solidarité globale », ce qui, dans le cadre de l’invention du monde que nécessite son indétermination désormais peut conduire à en favoriser une définition plus heureuse que celle qui nous préoccupe aujourd’hui. Si nos élèves devaient ne retenir que cela de l’école de la refondation, ils ne bâtiront pas le même monde[25].
*
Pour éloignée que puisse paraître la question de l’introduction de la pédagogie numérique pour exprimer l’appropriation de l’écologie intégrale par une communauté scolaire, elle participe pour notre part pleinement de l’intégralité en influençant les relations aux autres (élèves comme enseignants et parents), aux savoirs et au monde dans la cadre de l’appropriation responsable de ses mutations, en ne réduisant pas notre vision à une écologie sans l’intégralité.
Ce qui n’a pas empêché notre communauté de s’engager en profondeur dans la modification des prestations de restauration (suppression des emballages, des portions individuelles biodynamique des produits, sensibilisation au gaspillage …), dans l’amélioration de notre environnement (verdissement de l’établissement par les élèves de la maternelle au lycée, création d’espaces de vie pour les élèves ou les personnels, produit d’entretien naturel, contrôle de la qualité de l’air, clean-walk dans la ville ou l’établissement…) et dans de nouvelles organisations du travail (télétravail, création de mission nouvelles…). Elle consacre depuis cette année une semaine thématique par période à l’écologie intégrale (expositions, intervenants, actions…). Toutes ces dimensions s’intègrent à notre volonté de faire de cette dernière une « catéchèse vivante » à vivre comme une « célébration intégrale de notre quotidien », considérant par la voix du Pape François que « l’intervention humaine qui vise le développement prudent du créé est la forme la plus adéquate d’en prendre soin, parce qu’elle implique de se considérer comme instrument de Dieu pour aider à faire apparaître les potentialités qu’il a lui-même mises dans les choses. »[26]
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Pour citer cet article
Référence électronique : Sammy Coupreau, « A L’ÉCOLaudato », Educatio [En ligne], 11 | 2021. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
* Chef Etablissement Institution Saint-Charles
[1] – Pape François, Lettre Encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, 6,
[2] – LS, 218
[3] – LS 220
[4] – Texte d’introduction aux Assises Laudato si’ de l’Enseignement Catholique du Diocèse de Lyon qui se sont déroulées du 4 octobre 2017 au 3 octobre 2018
[5] – « le monde, créé selon le modèle divin, est un tissu de relation. Les créatures tendent vers Dieu, […] de telle manière, qu’au sein de l’univers nous pouvons trouver d’innombrables relations constantes qui s’entrelacent secrètement. Cela nous invite non seulement à admirer les connexions qui existent entre les créatures, mais encore à découvrir une clé de notre propre épanouissement. En effet, plus la personne humaine grandit, plus elle murît et plus elle se sanctifie à mesure qu’elle entre en relation, quand elle sort d’elle-même pour vivre en connexion avec Dieu, avec les autres et avec toutes les créatures. Elle assume ainsi dans sa propre existence ce dynamisme trinitaire que Dieu a imprimé en elle depuis sa création. Tout est lié, et cela nous invite à mûrir une spiritualité de la solidarité globale qui jaillit du mystère de la Trinité. » – LS, 240
[6] – « Le patriarche Bartholomée s’est référé particulièrement à la nécessité de se repentir, chacun, de ses propres façons de porter préjudice à la planète, […] Il nous a proposer de passer […] de l’avidité à la générosité, du gaspillage à la capacité de partager, […] qui signifie apprendre à donner, et non simplement à renoncer. […] Nous chrétiens nous sommes appelés à « accepter le monde comme sacrement de communion » – LS, 8
« A travers le culte, nous sommes invités à embrasser le monde à un niveau différent » – LS, 235
[7] Nous avons appliqué ce même plan pour mobiliser la communauté en commençant par interroger chacune de ses composantes à la faveur d’une enquête qui s’appropriait ce plan transmise lors d’une première journée pédagogique consacrée à l’écologie intégrale. Les questions invitaient chacun, et chaque équipe disciplinaire, à interroger ses usages et leurs influences sur l’environnement/à se mettre à l’écoute de son environnement/à donner son service/pour vivre en bonne intelligence en pensée, en parole, en action et sans omission avec la Création considérant, avec le Pape François, que « Le cœur est unique, que Tout est lié et, comme êtres humains, nous sommes tous unis comme des frères et des sœurs dans un merveilleux pèlerinage, entrelacés par l’amour que Dieu porte à chacune de ses créatures et qui nous unit aussi, avec une tendre affection, à frère soleil, à sœur lune, à sœur rivière et à mère terre. » LS. 92
Cette journée débuta par une conférence de M. Revol proposée le matin visant à introduire la notion d’écologie intégrale développée par le Pape François dans son encyclique Laudato si’.
Suivie d’une rencontre lors de laquelle, à partir d’un questionnaire conçu par le Conseil Pastoral, les équipes disciplinaires ou les corporations professionnelles de l’établissement ont été invitées à réfléchir séparément sur leur positionnement dans une démarche d’écologie intégrale et à la façon de s’y engager progressivement, mais intégralement, dans les années qui viennent.
[8] – Qui énonce ce que tout élève doit savoir ou maitriser à la fin de la scolarité obligatoire (16 ans correspondant à la fin du collège)
[9] – Les sept précédents piliers étaient : La maîtrise de la langue française, La pratique d’une langue vivante étrangère, Les principaux éléments de mathématiques et la culture scientifique et technologique, La maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication, La culture humaniste, Les compétences sociales et civiques, L’autonomie et l’initiative
[10] – Les cinq nouveaux piliers sont, plus précisément : des langages pour penser et communiquer, des méthodes pour apprendre, des systèmes scientifiques et techniques, des représentations du monde et des cultures, et ont de notable l’introduction du pluriel avec un seul pilier au singulier mis au centre de leur déclinaison : la formation de la personne et du citoyen.
[11] Penser, communiquer et apprendre sont les trois premiers verbes énoncés dans les deux premiers piliers, les autres le sont dans les paragraphes qui explicitent à la suite de l’exposition des cinq piliers, leurs objectifs par une série de phrases dont le sujet est toujours l’élève, suivi d’une suite de verbe le mobilisant : coopérer, réaliser des projets, s’informer, se documenter, exprimer ses émotions, argumenter, résoudre, vérifier, distinguer l’objectif du subjectif, justifier ses choix, confronter ses jugements, pratiquer des démarches scientifiques, techniques et d’investigation, imaginer, concevoir et fabriquer des objets ou des systèmes, décrire et questionner ses observations, prélever, organiser et traiter l’information utile, formuler des hypothèses, les tester et les éprouver, manipuler, explorer plusieurs pistes, procéder par essais et erreurs, modéliser pour représenter une situation, analyser, argumenter, mener différents types de raisonnements (par analogie, déduction …), rendre compte, exploiter des résultats, rechercher, interpréter, formaliser son expérience, sensibiliser aux enjeux du monde contemporain…
[12] – La réforme de la voie professionnelle permet que son cursus soit moins spécialisant dans un premier temps avec 6 secondes différentes dont la base de compétences est élargie, contre précédemment autant de secondes que de spécialités.
[13] – Directoire pour la catéchèse, § 362
[14] – Ibid, § 372
[15] – Ibid. § 361
[16] – « L’introduction et l’utilisation massive des outils numériques ont provoqué des changements profonds et complexes à de nombreux niveaux, dont les conséquences culturelles, sociales et psychologiques ne sont pas encore pleinement manifestes. Le numérique, qui ne correspond pas à la simple présence de moyens technologiques, caractérise en réalité le monde contemporain et son influence est devenue, en peu de temps, ordinaire et continue, au point d’être perçue comme naturelle. » – Directoire pour la catéchèse, 359, Vatican.
[17] – « La technologie a pour finalité de servir la personne. C’est pourquoi il faut valoriser la dimension humaine intrinsèque du progrès, celle de l’amélioration des conditions de vie, du service au développement des peuples, de la gloire à Dieu que la technologie honore quand elle est sagement utilisée. » – Cf. JEAN-PAUL II, Discours à l’Académie pontificale des sciences (13 novembre 2000), in Directoire pour la catéchèse, § 356.
[18] – Avec la tablette, il s’agit pour l’élève d’avoir à sa portée :
– un appareil photo (pour photographier son livre qu’il ne transporte plus, le tableau avant que le professeur l’efface, un travail qu’il aurait manqué ou qu’il voudrait communiquer) ;
– une caméra vidéo pour filmer les expériences en sciences ou les pratiques sportives pour les analyser,
– un lecteur MP3 pour enregistrer ou diffuser du son en langues vivantes étrangères,
– des applications pour fabriquer des images en arts plastiques, jouer la musique ou composer,
– une connexion pour collecter de l’information, la diffuser dans la classe ou hors la classe, à ses camarades ou à ses professeurs, ou en recevoir des mêmes, ou pour vidéo-projeter son travail dans la classe…
[19] – « Les enfants du numérique semblent privilégier l’image plutôt que l’écoute. D’un point de vue cognitif et comportemental, ils sont en quelque sorte façonnés par la consommation médiatique à laquelle ils sont soumis, ce qui malheureusement restreint leur propre développement critique. Cette consommation de contenus numériques n’est donc pas seulement un processus quantitatif mais aussi qualitatif qui produit un autre langage et une nouvelle façon d’organiser la pensée. Le multitâche, l’hypertextualité et l’interactivité ne sont que quelques-unes des caractéristiques de ce qui semble être une manière nouvelle et inédite de comprendre et de communiquer qui caractérise les générations numériques. Une capacité plus intuitive et émotionnelle qu’analytique est en train d’émerger. » – Ibid., § 363
[20] – Ibid., § 362
[21] – « Nous vivons « dans une culture largement numérisée, qui influence profondément les notions de temps et d’espace, la perception de soi, des autres et du monde, la façon de communiquer, d’apprendre, de s’informer et d’entrer en relation avec les autres ». Le numérique ne fait donc pas seulement partie des cultures existantes, mais il est en train de s’imposer comme une nouvelle culture, en modifiant tout d’abord le langage, en façonnant la mentalité et élaborant de nouvelles hiérarchies de valeurs. Et tout cela à l’échelle mondiale car, les distances géographiques ayant été annulées par la présence envahissante des appareils connectés en réseau, toutes les personnes partout sur la planète sont impliquées. » – Ibid., § 359
[22] -Les technologie numériques procèdent d’une « une pluralité de codes de communication qui jouent sur l’interaction des sens (synesthésie) ainsi que sur la communication verbale. » – Ibid., § 372
[23] – Par la dynamique des échanges dans la classe, les élèves font l’expérience de la pluralité quand les nombreuses plateformes qu’ils fréquentent sur internet « favorisent souvent « la rencontre entre les personnes qui pensent d’une même façon, empêchant de faire se confronter les différences. Ces circuits fermés facilitent la diffusion de fausses informations et de fausses nouvelles, fomentant les préjugés et la haine » – Ibid., § 361
[24] – Sous ce registre, la « citoyenneté numérique » se construira depuis la classe.
[25] – « En outre, l’environnement numérique est un contexte de participation sociopolitique et de citoyenneté active et il peut faciliter la circulation d’une information indépendante capable de protéger efficacement les personnes les plus vulnérables en révélant au grand jour les violations de leurs droits. […] Parmi les autres éléments positifs du numérique, il y a l’extension et l’enrichissement des capacités cognitives de l’homme. La technologie numérique peut aider la mémoire, par exemple grâce aux outils d’acquisition, d’archivage et de restitution des données. La collecte numérique de données et les outils d’aide à la décision améliorent la capacité de choix et permettent de recueillir davantage d’éléments pour vérifier les implications de diverses problématiques. À différents points de vue, on peut positivement parler d’autonomisation numérique (ndlr : traduction de digital empowerment proposée par l’Office québécois de la langue française) » – Directoire pour la catéchèse, ibid., § 360.
[26] – LS, 124