Léa Falco, Caroline Mouille, Antoine Trouche*
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Résumé : À l’heure où l’urgence climatique bouleverse chaque aspect de nos vies, l’enseignement que chacun reçoit doit être repensé pour que nous puissions faire face aux nouvelles incertitudes du destin humain. Ces enseignements doivent être généralisés à l’ensemble des formations comme prérequis pour comprendre, agir et travailler dans un monde en cours de renversement dû au dérèglement climatique, à l’effondrement de la biodiversité, à la raréfaction des ressources non renouvelables et aux pollutions. Ces apprentissages doivent autant que possible être intégrés au sein des enseignements existants plutôt que de faire l’objet d’enseignements à part. Malgré tout, il reste nécessaire de s’affranchir du seul outil éducatif pour transmettre de façon urgente ces connaissances à l’ensemble de la société.
Mots clés : enseignement, urgence écologique, mécanismes physiques, compréhension technique et sociologique, incertitude
“Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas.”[1] Si depuis 20 ans nous déclarons savoir, l’urgence écologique nous met pourtant dans une situation d’incertitude absolue, face à laquelle nous semblons ne pas vouloir agir. Nous savons, indubitablement, que l’activité humaine est à l’origine des perturbations climatiques[2]. Nous en observons les premiers effets, à coup de catastrophes climatiques ponctuelles et de canicules estivales. Nous prédisons leur suite tendancielle, statistiques et modélisations à l’appui. Et pourtant, nous restons incapables de connaître avec exactitude l’ampleur de ce que nous sommes en train de déclencher. Nous ne faisons que pressentir le drame humain, d’autant plus alarmant que nous envisageons son étendue sans pour autant le percevoir (et que nous ne pourrions pas nous en prémunir le moment venu). Et nous nous justifions notre inaction par cette incertitude. Impardonnable.
Dans ce contexte alarmant, il n’est plus temps de parler des générations futures. Car c’est bien de cette génération qu’il s’agit ; ceux qui vont et commencent à voir chaque aspect de leurs vies bousculé par le constat de l’urgence écologique. Dès maintenant, l’enseignement se voit donc chargé d’un défi inédit : enseigner l’inconnu, en combinant dès le plus jeune âge transmission du savoir et développement des convictions, afin de donner à chaque adulte les manettes lui permettant de “faire face à l’incertitude du destin humain”[3].
Quel rôle pour l’enseignement à l’heure de l’anthropocène ?
L’anthropocène est le terme utilisé pour qualifier une nouvelle ère, celle des modifications géologiques causées par l’Homme. Si la date de son commencement fait débat chez les historiens, il existe un consensus sur la rupture significative qu’elle représente par rapport à l’Holocène, seule ère que les êtres humains aient connu jusque-là (depuis près de 12 000 ans !). Second point de consensus : la période la plus récente de l’anthropocène nous montre que nous sommes entrés dans une phase que nous pouvons appeler la “grande accélération”. Cette période est caractérisée par une explosion des flux de matières et d’énergie à des fins de production et de consommation. Nous ne nous contentons plus d’extraire pour vivre, mais nous le faisons pour croître, avec une illusion d’infini, à la base de nombre de nos modèles économiques. Jean-Baptiste Say théorisait ainsi que « Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques »[4]... Ce faisant, nous dépassons les limites planétaires[5] les unes après les autres (foncier cultivable, ressources fossiles, biocapacité, seuils de résilience écologique…), conduisant à des modifications de notre environnement brutales, irréversibles et difficilement prévisibles à l’échelle mondiale. Nous compromettons les conditions favorables dans lesquelles l’humanité a pu se développer, ainsi que la sécurité et la stabilité de notre écosystème. Un certain nombre de penseurs évoque le risque d’un effondrement de nos sociétés, provoqué par ces déstabilisations majeures et exacerbées par les inégalités.
L’urgence écologique, en son sens scientifique, peut être résumée à la destruction systématique et systémique de l’environnement permettant la vie sur Terre, qui a déjà commencé, et dont nous sommes les témoins. Dans l’encyclique Laudato Si’, le Pape François y consacre son premier chapitre, intitulé : « ce qui se passe dans notre maison ». Un état des lieux panoramique nous ferait l’analyser sous quatre angles.
Le premier grand péril, celui qui cristallise beaucoup des liens de cause à conséquence, est celui du dérèglement climatique. Causé par les rejets massifs de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, il nous place sur une trajectoire d’élévation des températures des fluides terrestres (air et mers) alarmante à l’échelle du siècle, couplée à un dérèglement des cycles de l’eau catastrophique. Aujourd’hui, nous avons déjà atteint un peu plus de 1,1°C de réchauffement général par rapport à la période préindustrielle. Au rythme auquel nos sociétés se meuvent, le palier des 1,5°C, identifié comme un seuil lors des Accords de Paris, sera franchi dans les années 2030 (soit dans 10 ans), et l’on se dirige vers +4 à +6°C d’ici la fin du siècle[6]. Les conséquences de ce dérèglement ne sont pas sans lien étroit avec notre mode de vie. Fonte des glaces, montée des eaux, acidifications des océans, mort des récifs coralliens, augmentation de la fréquence et de l’intensité des événements climatiques extrêmes (ouragans, typhons, cyclones), sécheresses plus fortes et plus fréquentes qui provoquent des incendies, sont autant de symptômes visibles et annoncés. Notre santé ne sera pas épargnée : certaines zones du globe deviendront invivables à cause des nouvelles conditions d’humidité et de températures (c’est-à-dire que la régulation thermique du corps humain y sera très difficile, y compris pour des humains en bonne santé). La baisse des rendements agricoles posera des risques accrus de famines, elles-mêmes sourcent de guerres, de migrations.
Ce tableau noir s’accompagne d’un constat tout aussi alarmant sur l’effondrement de la biodiversité, deuxième grand péril identifié et intimement relié au premier. Cet effondrement a, lui aussi, déjà commencé, et à une vitesse affolante : bétonisation, déforestation, accaparement des espaces naturels, l’homme fait porter un stress énorme aux écosystèmes naturels. Selon l’IPBES, 1 espèce sur 8 est actuellement menacée d’extinction[7], ce qui est à la fois inédit à cette échelle de temps et dramatique pour le vivant. Et le problème n’est pas uniquement l’extermination des populations d’ours polaires ou la disparition des tigres du Bengale. Car le vivant fonctionne en réalité comme un maillage, dépendant d’espèces dites piliers et des interactions entre leurs milliards d’individus, même invisibles. Cette complexité, non reproductible par l’Homme, est la source d’une infinité de services rendus à l’humanité : provision alimentaire, énergétique, régulation des écosystèmes, des cycles de l’azote et du carbone, services patrimoniaux et culturels… L’ensemble de ces services rendus par la nature étant chiffrés par de multiples acteurs à 150% du PIB mondial[8]. La chute de la biodiversité met non seulement en péril notre sécurité alimentaire, mais aussi nos économies, nos moyens de subsistance, et la qualité de vie des populations autour du globe.
L’usage débridé que nous faisons de la biodiversité n’est pas sans faire de lien avec celui de nos ressources, troisième grand péril. Socle de notre modèle économique fondé sur la croissance, les 92 milliards de tonnes de ressources naturelles extraites par an à l’échelle mondiale représentent le double du volume extrait il y a 50 ans par habitant. Or, les stocks ne sont pas inépuisables. Dans le cadre des ressources finies, il est inévitable de faire face à un pic, prédisant une baisse de production et à un épuisement total si rien n’est fait. Or, nous sommes fondamentalement dépendant de ces ressources, notamment celles nous permettant d’alimenter nos économies en énergie : les ressources fossiles. Bien qu’une « transition énergétique » est dite en cours, elles restent le socle qui permet à la société de se tenir debout et sont responsables du rejet de CO2 massif causant le réchauffement global que l’on constate. En effet, il y a une relation incompressible entre CO2 et PIB, parfaitement vérifiée depuis 50 ans. Plus nous produisons d’énergie, plus nos industries et nos machines tournent, plus nous produisons de produits, plus nous devons alimenter le système en énergie. Pour continuer à croître, nous devons donc consommer toujours plus d’énergie, extraire donc toujours plus de ressources (fossiles) et donc accentuer le stress que nous faisons subir aux écosystèmes. Certains évoquent les possibilités d’une croissance verte, à travers la théorie du « découplage ». Les théoriciens du découplage affirment en effet qu’il est possible de décorréler la croissance économique de la consommation d’énergie ou de ressources, et donc de croître sans augmenter les impacts et externalités négatives sur l’environnement. Comme nous l’avons vu et comme le soulignent les scientifiques, cette décorrélation n’a pas de réalité physique. Il devient compliqué de continuer à croire au terme de croissance verte, et à imaginer le business as usual comme une trajectoire envisageable. Telle qu’elle est définie actuellement, c’est-à-dire sur l’accroissement des richesses mesuré par le PIB, la croissance sera toujours insoutenable à long terme. Une croissance infinie dans un monde fini, ce n’est pas durable[9].
Enfin, péril le plus perceptible et l’un des plus disparates, les pollutions rajoutent du noir au tableau déjà bien sombre. Impactant tous les milieux, des métaux lourds dans les sols aux microplastiques dans l’océan, des résidus d’intrants agricoles dans les nappes phréatiques aux microparticules en suspension dans l’atmosphère, l’ensemble de ces pollutions ne font que se corréler et s’ajouter à l’ensemble des autres périls identifiés… Non contentes d’altérer la capacité des écosystèmes à se régénérer, elles sont aussi une source directe de mortalité pour les êtres humains. Ironie du sort, ce sont bien nos activités, liées à un usage excessif de ressources et de biens, qui sont à l’origine de ces pollutions.
A ce stade, il paraît essentiel de souligner que les inégalités face à l’ensemble de ces enjeux sont criantes, et confirment que questions écologiques et sociales ne peuvent être traitées séparément. Les inégalités se matérialisent dans la responsabilité : à l’échelle mondiale, les 10% les plus riches sont responsables de 50% des émissions de CO2, alors que les 50% les plus pauvres n’en produisent que 10%[10]. Les innovations technologiques permettent certes d’améliorer l’efficacité énergétique des consommations, mais augmentent ces dernières exponentiellement. Les inégalités se traduisent aussi dans les conséquences, puisque ce sont les pays en développement et les populations précaires qui sont et seront les plus gravement touchées par les conséquences de l’ensemble des désastres écologiques. La Banque mondiale estime ainsi que 140 millions de personnes habitant des zones à risque pourraient se retrouver contraintes à migrer dans leur propre pays d’ici 2050[11]. “Étant donné l’ampleur des changements, il n’est plus possible de trouver une réponse spécifique et indépendante à chaque partie du problème. Il est fondamental de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale”[12].
Face à ce constat, il devient évident que l’enseignement doit se mettre en ordre de marche, afin que les jeunes sortant du système scolaire ou d’études supérieures soient en pleine capacité d’appréhender la place de l’humain au sein du système Terre. Dans sa subtilité, sa justesse, et son humilité. Comprendre les dérèglements en cours, mais également les paradigmes qui en sont à l’origine. Et se donner les moyens de les changer. “Enseigner à vivre”[13], dans cette situation, c’est enseigner à penser, à agir, à faire des choix, dans un monde en plein bouleversement et dans lequel ces jeunes devront participer activement aux transitions. Les échéances sont courtes ; quelques années tout au plus, après lesquelles nous devrons faire face à d’autant plus d’incertitudes.
Enseigner intégralement l’écologie
L’écologie intégrale, telle que définie dans Laudato Si’[14] et dans le document inter-dicastériel lié publié en 2020[15], met l’accent sur une vision d’une écologie qui ne se limite pas à la préservation de l’environnement, mais qui encourage l’essor d’un mode de vie consistant avant tout à prendre soin des autres êtres humains. Elle dévoile une compréhension du monde basée sur les interactions entre le vivant et la nature, et amène donc à considérer l’écologie comme un enjeu social plutôt qu’exclusivement technique et scientifique.
Qu’on la partage ou non, cette vision de l’écologie illustre la complexité de l’enseignement des enjeux écologiques, qui ne peut se limiter à la compréhension des mécanismes physiques à l’origine des modifications de nos écosystèmes. Sans être suffisante, cette compréhension est néanmoins indispensable : la formation de citoyens aptes à vivre et à agir dans un cadre de vie en phase d’être bouleversé passe inéluctablement par l’explicitation des raisons de ce bouleversement. Cela implique autant l’apprentissage des mécanismes physiques mis en jeu : l’origine de la variation des températures mondiales dans le cas du dérèglement climatique, de la disparition des espèces dans celui de l’effondrement de la biodiversité, etc. que l’enseignement des méthodes scientifiques usitées pour identifier, analyser et comprendre ces phénomènes. Ce dernier point étant particulièrement attendu, alors que le consensus scientifique[16] sur l’origine anthropique du dérèglement climatique continue d’être contesté par un pan non négligeable des citoyens – et en particulier de leurs élus[17]. Au sein d’une société dans laquelle la science et la technologie sont largement présentées et débattues, l’enseignement généralisé de la méthode scientifique, ou plus précisément des procédés mis en place pour faire émerger la “vérité scientifique”, aurait un intérêt certain en termes de développement de l’esprit critique. Elle pourrait prendre pour exemple les controverses passées et présentes autour de la compréhension de l’évolution du climat. Cet enseignement doit être complété par la compréhension fine des institutions qui encadrent l’ensemble des actions et interactions humaines : institutions économiques, sociales, juridiques, culturelles, etc. qui portent des paradigmes délétères pour nos écosystèmes. À ce titre, les enseignements des sciences humaines et sociales sont également essentiels pour comprendre l’enchevêtrement des enjeux, et les conséquences de ces changements sur nos sociétés. Ce qui est une proposition de réponse au Pape François, qui indique dans l’encyclique Laudato Si’ « L’éducation sera inefficace, et ses efforts seront vains, si elle n’essaie pas aussi de répandre un nouveau paradigme concernant l’être humain, la vie, la société et la relation avec la nature. »[18].
Cette compréhension globale, de l’ordre de la culture générale, doit être doublée, à mesure de l’avancée en âge de l’étudiant, par l’acquisition de compétences professionnelles et citoyennes liées aux enjeux écologiques. Professionnelles, pour être capable d’agir dans un monde où les bouleversements écologiques, en entraînant volontairement ou involontairement des bouleversements profonds de nos modes de vie, va de facto modifier tant les métiers existants que les pratiques au sein des métiers. Concrètement, il s’agit d’un monde dans lequel les pics de chaleurs estivaux plus élevés et plus fréquents, ou encore les pertes énergétiques de chauffage, mettront à l’épreuve les compétences en isolation thermique des ingénieurs, ouvriers et techniciens du bâtiment. Mais aussi citoyennes, pour apprendre à vivre démocratiquement et en société dans un monde qui sera quoi qu’il arrive bouleversé. Cela se traduit par une remise en question de notre système économique et productif au vu de son impact écologique, et par un apprentissage massif de la coopération, autant par la transmission de connaissances que par l’encouragement des comportements coopératifs au cours des études (travaux de groupe, etc.).
Tous ces apprentissages doivent autant que possible être intégrés au sein des enseignements existants, et non faire l’objet d’enseignements “à part”. Au vu de l’ampleur des impacts des perturbations écologiques à venir sur nos vies, les modules de cours spécifiquement dédiés au “développement durable” ne sont plus suffisants ; c’est l’ensemble des enseignements existants qui doivent être remodelés pour les adapter à notre nouvel environnement. Autant il est justifié de dispenser les connaissances scientifiques adaptées à chaque niveau d’études en fonction de leur complexité, autant les connaissances professionnalisantes et citoyennes doivent elles s’intégrer à la remise en cause des enseignements existants.
Ce travail doit s’effectuer à partir d’une question : “Est-ce que cette formation va à l’encontre des ambitions écologiques nécessaires pour face à l’urgence ? Si oui, comment l’adapter ?”, et provoquer l’intégration transversale des enjeux écologiques dans l’ensemble des formations. À partir d’une formation donnée, c’est donc un processus systémique qu’il faut mettre en place : d’abord pour identifier les différents aspects de l’urgence écologique qui impactent d’ores et déjà – et vont impacter de façon croissante – le secteur d’activité concerné, ensuite pour définir les connaissances et les pratiques nécessaires pour pouvoir faire face, en tant que citoyen et professionnel, à ces transformations. L’ensemble de ce processus implique, de la part des enseignants ou des concepteurs de programmes, une connaissance fine des enjeux écologiques, et en particulier appliqués au domaine de leur formation.
Prenons l’exemple d’une formation d’un ingénieur dédié au secteur automobile : face à la part démesurée de la voiture individuelle dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre[19] et à l’usage de métaux critiques des véhicules électriques[20], il devient essentiel d’axer la conception des voitures non plus seulement sur les impératifs de sécurité, de fabrication et de diminution des coûts, mais aussi sur la diminution de leur poids et de leur puissance, qui pour un véhicule individuel sont directement reliés à son impact écologique[21]. Cela engage également une formation non à la seule conception de moteurs thermiques, mais aussi à celle de moteurs électriques, sans cacher les enjeux et les pollutions pouvant être enclenchées par les batteries électriques. Au-delà des connaissances exclusivement techniques, l’étudiant ingénieur doit avoir eu l’occasion, durant ses études, de s’interroger sur la limitation de l’usage des véhicules individuels au profit des transports collectifs, et de réfléchir à son utilité sociale au regard de son impact – notamment dans les villes. Il doit avoir eu l’opportunité de se questionner sur l’impact de son secteur d’activité sur les représentations collectives, transmises notamment par le biais de la publicité[22]. Enfin, et c’est sans doute le plus fondamental, il doit suffisamment bien connaître les effets et les conséquences du dérèglement climatique – auquel son industrie participe largement jusqu’à présent – pour être capable de prendre des décisions conformes à l’intérêt général (et donc à la lutte contre le dérèglement climatique) y compris si la question à laquelle il a à répondre n’a pas été abordée durant ses études. On observe là que l’étendue des connaissances qui doivent être maîtrisées dans un cas simple concerne l’ensemble des formations de cet étudiant, des formations fondamentales aux formations plus techniques, en passant par les softs skills qui lui seront inculqués, notamment en matière de management et de communication.
L’impact de la transformation des formations doit évidemment différer à chaque étape de l’enseignement. Au collège et au lycée, où les étudiants doivent acquérir une culture générale et des connaissances académiques matière par matière, il importe de faire connaître les fondamentaux scientifiques des différents enjeux écologiques : le fonctionnement du climat et le dérèglement climatique, le fonctionnement de la biodiversité et les effets de l’activité humaine entraînant son effondrement, les enjeux industriels derrière la captation de ressources non renouvelables et les conséquences du caractère fini de leur existence à la surface de notre globe, les rejets polluants liés aux activités humaines et leurs effets constatés sur la santé humaine. Ces enjeux sont pour beaucoup directement liés aux enseignements dispensés durant les cours de physique-chimie, de sciences et vie de la terre et de géographie, mais leurs impacts sur notre société en font des sujets de choix pour des enseignements transversaux en histoire, mathématiques et littérature. Durant les baccalauréats professionnels et technologiques, ainsi que dans l’enseignement supérieur, une part croissante de la formation devient plus directement professionnalisante, en étant dirigée vers un secteur d’activité spécifique. C’est à ce moment qu’il importe d’intégrer la compréhension des enjeux écologiques directement reliés à ce domaine d’activité précis.
Ce qui relève de l’éducation et ce qui n’en relève pas
L’éducation est la première étape dans la formation intellectuelle d’un individu, et à ce titre elle sculpte l’esprit en y intégrant une compréhension du monde. En France, la formation initiale a une influence importante, puisqu’elle modèle l’intégralité d’une génération à travers l’école publique, et privée sous contrat. Dans une certaine mesure, l’éducation – au moins au sein du parcours scolaire obligatoire – participe également à effacer les barrières sociales entre les citoyens au sein d’une même année de naissance. Mais son impact est limité par la barrière de l’âge. L’intégration des enjeux écologiques dans la formation initiale ne peut toucher que les individus à partir d’une génération n, sans inculquer aux citoyens plus âgés les connaissances auxquelles seraient introduits les plus jeunes. Se pose donc la question de la transmission – urgente – de ces connaissances à l’ensemble de la société : comment agir par rétroaction, en touchant tous les citoyens, et ainsi permettre l’accès de tous à la compréhension des enjeux écologiques ? Il est nécessaire de s’affranchir du seul outil éducatif.
Intéresser les générations précédentes à l’urgence écologique passe par la sensibilisation. En matière de transmission de connaissances, l’éducation et la sensibilisation sont les deux faces inséparables d’une même pièce, celle de la connaissance et de la compréhension. La première est plus aisée à mettre en place, puisqu’il suffit d’une intégration dans un programme scolaire pour mettre en valeur des problématiques définies ; la seconde est plus lente, diffuse et parcellaire. Elle n’en reste pas moins absolument essentielle. Les jeunes ne sont pas les seuls à devoir participer à la construction d’un avenir durable. Il faut également et surtout que nous soyons, tous, conscients de l’impact de nos modes de vie et de nos activités, pour être capables de les remettre en cause et de les transformer. La sensibilisation aux enjeux de transition écologique passe par un faisceau d’acteurs gravitant autour du citoyen : son entourage bien sûr, mais également la société civile, les médias, les pouvoirs publics via leur communication, les entreprises, etc. La sensibilisation doit également permettre d’arriver à l’auto-éducation sur les enjeux environnementaux, afin que tout citoyen se dote de clés de compréhension et d’action. En matière de transition écologique, il est donc de l’affaire des citoyens de se mobiliser, du personnel politique de s’engager fermement et avec ambition, des industriels de transformer leurs processus, etc. La responsabilité face à l’urgence climatique est partagée, et les leviers de réaction sont entre les mains de tous ; chacun doit faire sa part.
Par ailleurs, le fonctionnement même d’une société démocratique autorise des mécanismes de formation interindividuelle qui dépassent le cadre scolaire. Les décisions humaines de nos sociétés peuvent se diviser en deux niveaux : microscopique, les choix de chaque individu pris séparément, et macroscopique, les décisions politiques et industrielles qui structurent et régulent ce premier niveau. Ces deux niveaux interagissent l’un avec l’autre, par des mécanismes complexes de rétroactions mutuelles. Les votes et manifestations populaires influent sur les décisions politiques, les législations contraignantes modèlent les habitudes des citoyens, la pression de l’opinion publique oblige une industrie à opérer des transformations stratégiques. Ces deux champs d’action sont donc intrinsèquement liés, en tant que vecteurs de changement face à l’urgence climatique.
Au niveau microscopique, chaque citoyen doit faire sa part pour agir face à l’urgence climatique, ce qui participe à la sensibilisation globale de la population. Deux arguments le plus souvent entendus en défaveur de l’action individuelle sont qualitatifs et quantitatifs : on suppose qu’elle est tout d’abord inutile par nature parce qu’isolée, et que, quand bien même elle ne le serait pas, son impact serait insignifiant. Beaucoup affirment que, face au rythme démesuré du reste du monde, polluant toujours plus, les engagements personnels d’un citoyen isolé n’ont aucun impact, que toute action reste marginale. Ce qui n’est vrai que jusqu’à une certaine échelle. Il s’agit ici d’adopter une vision holistique, en écho à ce qu’indique le Pape François dans l’encyclique Laudato Si’ : « On répond aux problèmes sociaux par des réseaux communautaires, non par la simple somme de biens individuels »[23]. Un effort pareil ne vaut que s’il est collectif, et il ne sera collectif que s’il est tout d’abord individuel. Il nous faut donc adopter conjointement des comportements plus soutenables, qui peuvent s’insérer dans un monde dont les ressources ne sont pas illimitées. Certains sont circonstanciels (rénover son logement, partir en vacances près de chez soi), d’autres sont quotidiens, et entrent dans une démarche de transformation progressive de notre mode de vie (réduire sa consommation de viande, limiter au maximum sa production de déchets, etc.). Ils participent d’ailleurs à l’amélioration d’autres aspects de nos existences : sur le plan sanitaire par exemple, la consommation excessive de viande et de produits sur-transformés est l’un des responsables de l’épidémie d’obésité et de maladie cardiovasculaires en Occident[24]. Les dernières nouvelles habitudes à adopter enfin, et peut-être les plus difficiles à intégrer dans nos vies, sont philosophiques. À la fois conséquence et initiatrices des deux premières, elles sont les piliers de la durabilité que nous espérons. Vivre plus sobrement et plus lentement, consommer moins et mieux, s’engager : toutes ces pratiques amènent à des habitudes plus responsables, et permettent à terme de tirer de la satisfaction de principes aujourd’hui peu valorisés par notre société. C’est une des voies suggérées par le Pape François « La sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie, mais tout le contraire… »[25]. Pour adopter des pratiques de consommation plus sobre, il nous faut donc aussi réapprendre à nous exister différemment dans le monde.
Néanmoins, les changements individuels ne peuvent mener à une transformation complète, quand bien même ils sont nécessaires à la pérennisation des changements indispensables à notre résilience[26]. Pour espérer faire face aux défis environnementaux à venir, il faut opérer des transitions rapides et radicales dans tous les domaines de notre société au niveau macroscopique, qu’ils soient économiques, politiques ou industriels. L’engagement en faveur de ces transitions et l’impact des transitions elles-mêmes participe à la sensibilisation des citoyens. Chaque pôle d’activité et de décision doit muter pour adapter à la fois ses méthodes et ses objectifs à un cheminement vers un futur désirable. Ces transformations systémiques de l’organisation économique et politique mondiale sont indispensables, et participent à la conscientisation des citoyens face à l’urgence écologique, tout en restant hors de la portée de la société civile. La responsabilité face à l’urgence climatique, si elle est partagée par toutes les sphères de la société, incombe bien plus aux organes décisionnels, nationaux, internationaux ou transnationaux qu’aux individus propres[27]. Puisqu’ils ont la capacité de faire exécuter rapidement et massivement des changements dans la société, ils sont en première ligne de la transition qu’il incombe d’effectuer dans les plus brefs délais.
Les citoyens sont donc très loin d’être les seuls à devoir transformer leurs habitudes : l’action individuelle est nécessaire à la préservation de notre environnement, mais loin d’être suffisante. Outre les comportements individuels, ce sont les politiques publiques, les décisions collectives, qui doivent prendre leur part dans la transition écologique. Il est absolument nécessaire de voir émerger des décisions politiques fortes en faveur d’une société durable et résiliente. Un monde durable ne peut exister sans la conjonction de ces deux facteurs : des citoyens conscients de leur impact et agissant positivement pour le diminuer, et un législateur imposant des mesures ambitieuses. L’une des possibilités d’action gouvernementale consiste, on l’a vu, en la conception et l’édition de mesures politiques adaptées aux enjeux auxquels nous nous apprêtons à faire face. Mais il s’agit là de mesures encore trop peu efficaces : des mesures plus coercitives sont nécessaires. Alors que la communauté scientifique continue à alerter, que les manifestations du changement climatique se multiplient déjà et que les comportements citoyens ne paraissent changer que trop lentement, aucune mesure forte n’est prise au sommet de l’État.
Il est pourtant essentiel d’agir dès aujourd’hui, y compris pour des régulations qui s’intègrent mal dans des agendas politiques dont la priorité naturelle est la réélection. Il est nécessaire de mettre en place des législations efficaces. Des actions qui peuvent paraître des petits pas à l’échelle d’une société doivent néanmoins être prises, en termes de consommation, de gestion de déchets, de dépenses énergétiques. Elles devront être couplées à des lois structurelles et systémiques permettant de guider la société vers de nouveaux paradigmes. Des politiques publiques sont déjà en place, menant à des planifications environnementales, comme la Stratégie nationale bas carbone, qui cherche à atteindre la neutralité carbone en France à l’horizon 2050[28]. Elles doivent se poursuivre, et garder comme principe directeur l’ambition : les stratégies à adopter sont complexes et difficiles, mais n’en restent pas moins profondément nécessaires.
En même temps que se mettent en place des politiques publiques ambitieuses, le secteur industriel doit faire évoluer ses méthodes de production – et ainsi participer à la sensibilisation des acteurs qui interagissent avec lui – travailleurs, ingénieurs et ouvriers, décideurs, régulateurs, citoyens – aux enjeux écologiques. Pour parvenir à un monde résilient, il faut effectuer au sein même de notre société des transformations systémiques. Notre modèle de société est aujourd’hui l’obstacle majeur aux actions écologiques, et à notre possibilité d’envisager un avenir durable. Les entreprises font également partie, à certains égards bien plus que les citoyens et les États, des responsables des dégradations environnementales. Il leur faut d’abord questionner leur raison d’être, dans un monde en mutation dont les enjeux évoluent. Elles doivent ensuite impérativement modifier leurs structures, non seulement pour réduire leur impact écologique, mais aussi à terme, pour survivre – le changement climatique aura également un effet important sur les industriels[29]. Il devient de plus en plus urgent pour certaines entreprises de modifier leurs processus internes pour y intégrer les futurs enjeux environnementaux auxquels, au même titre que les individus et les États, elles feront face. Le levier de pression qu’elles représentent sur leurs pairs ne doit de plus pas être sous-estimé : l’évolution d’une entreprise peut engendrer une réaction domino, et entraîner dans son sillage toutes les autres.
Il est donc indispensable qu’à la fois les citoyens, les gouvernements et les acteurs industriels se mobilisent, et agissent dès aujourd’hui, dans un même élan et dans un but commun de préservation et de restauration de notre environnement. Dans toutes ses composantes, le changement que nous devons mettre en place pour faire face à l’urgence climatique repose sur deux concepts : celui d’action conjointe tout d’abord, celui de temps long ensuite.
D’action conjointe, parce qu’il nous faut aujourd’hui un front commun rassemblant tous les acteurs de la société, travaillant sinon ensemble, au moins dans une même direction. Toutes ces transformations doivent s’effectuer en parallèle : ces mutations vers des modes de vie et de production plus durables ne peuvent être considérées qu’en association. Elles n’ont de sens que dans une vision globale de changement de notre impact sur la planète. Un glissement systémique doit s’effectuer au sein de notre modèle économique de la surconsommation vers la durabilité, de la production intensive vers la sobriété, et ces transformations impliquent nécessairement la participation conjointe de tous les acteurs.
De temps long, parce que les cycles environnementaux sont décorrélés des cycles humains, s’étalant sur des intervalles compris entre quelques mois et des millions d’années. La notion d’éducation agit sur le temps moyen : lors de la conception d’un programme scolaire, ses créateurs imaginent un corpus de notions et de connaissances destinées à être appliquées autant de temps que possible, modulo des modifications régulières imposées par l’évolution des données. Mais l’écologie raisonne sur le temps long : les phénomènes environnementaux sont agités de mécanismes de rétroaction, de temporalités lentes, de croissances et de replis, qui paraissent inconcevables à notre échelle de vie.
En somme, c’est notre système de valeurs entier qu’il convient de bouleverser : il nous faut accepter de rythmer nos vies sur une temporalité excédant notre vie propre, et d’adopter des habitudes qui viendront adoucir un futur que nous ne connaîtrons que partiellement. Toute la difficulté du temps long est bien là : dépasser sa propre existence – pourtant, quand aujourd’hui déjà les effets du dérèglement climatique ont des impacts bien réels et qu’ils ne feront dans les années à venir que s’intensifier, peut-on parler de dépassement ? Il nous faut aujourd’hui réinventer notre éducation pour y intégrer les enjeux écologiques, mais cela n’est pas suffisant. Notre mode de vie, notre consommation, nos habitudes doivent se transformer, parallèlement au développement de politiques publiques étatiques en matière d’environnement, et aux modifications profondes des dynamiques des entreprises. Tous les acteurs de nos sociétés ont un rôle à jouer dans la transition écologique : il est temps aujourd’hui, plus que jamais, de nous en saisir, et de nous approprier le sujet pour agir en conséquence.
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Pour citer cet article
Référence électronique: Léa Falco, Caroline Mouille, Antoine Trouche, « Enseigner à vivre face à l’urgence écologique », Educatio [En ligne], 11 | 2021. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
* Tous les trois membres du collectif Pour un réveil écologique, à l’origine du manifeste éponyme
[1] Extrait du discours de Jacques Chirac au sommet de Johannesburg en 2002.
[2] GIEC, 5ème rapport sur les changements climatiques et leurs évolutions futures, 2014.
[3] Edgar Morin, Enseigner à vivre, Manifeste pour changer l’éducation. Actes Sud, 2014.
[4] Jean-Baptiste Say, Cours d’économie politique pratique, 1815.
[5] Rockström et al., Planetary boundaries : exploring the safe operating space for humanity. Portland State University, 2009.
[6] GIEC, ibid.
[7] IPBES, Global Assessment Report on biodiversity and ecosystem services, 2019.
[8] Costanza et al., Changes in the global value of ecosystem services, Natures, 2014 / WWF, Rapport Planète Vivante, 2018.
[9] Dennis Meadows et al. The limits to growth. Massachusetts Institute of Technology, 1972.
[10] Oxfam, Inégalités extrêmes et émissions de CO2, 2015.
[11] Rigaud et al. Groundswell, Se préparer aux migrations climatiques internes. Banque Mondiale, 2018.
[12] Pape François, Laudato Si’, n°139. 2015.
[13] Edgar Morin, ibid.
[14] Pape François, ibid.
[15] Isabella Piro, Cinq ans après Laudato si’, le Vatican réaffirme son engagement pour l’écologie intégrale, Vatican News, juin 2020.
[16] GIEC, ibid.
[17] Enquête IPSOS, Obs’COP 2019 Observatoire international Climat et Opinions Publiques, 2019.
[18] Pape François, Laudato Si’, n°215. 2015.
[19] ADEME, Chiffres clés et observations – secteur des transports, avril 2018.
[20] Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018.
[21] Célia Foulon, Désolé les enfants, je voulais avoir la plus grosse…, Carbone 4, novembre 2019.
[22] Mathieu Chassignet, L’évolution de la publicité automobile : du sexisme des années 90 à l’individualisme des années 2010, Alternatives Economiques, juin 2019.
[23] Pape François, Laudato Si’, n°219. 2015.
[24] Jean-Michel Lecerf, Viande et santé humaine : excès et défauts, Académie Nationale de Médecine, novembre 2011.
[25] Pape François, Laudato Si’, n°223. 2015
[26] César Dugast et Alexia Soyeux, Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’Etat face à l’urgence climatique, Carbone 4, juin 2019.
[27] Carbone 4, ibid.
[28] Ministère de la Transition Écologique et Solidaire, Stratégie Nationale Bas Carbone – La transition écologique et solidaire vers la neutralité carbone, mars 2020.
[29] McKinsey & Company, Anticiper la crise d’après : agir face au risque climatique, juillet 2020.