Marie-Anne Torneberg*
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Résumé : L’appel à placer l’écologie intégrale au cœur de la démarche éducative et spirituelle, pose la question de la conversion des « nouveaux venus », comme vecteur d’une amélioration humaine, sociale et environnementale. Mais l’encadrement familial et institutionnel qui porte une responsabilité vis-à-vis des générations à venir, a-t-il porté une responsabilité dans la dégradation des rapports humains, des milieux sociaux et environnementaux ? À travers les analyses d’Hannah Arendt et de Michel Foucault sur l’évolution des rapports au savoir, nous verrons comment la diffusion des paradigmes de domination par la raison et d’instrumentalisation, ont formés le cœur du projet de modernisation des institutions scolaires.
Mots-clés : éducation, institutions disciplinaires, philosophie, épistémologie, modernité
Abstract : The call to place integral ecology at the heart of the spiritual and educational project, brings the question about converting the new generation on the caring of human, social and environmental balance. But, the educational support, which can improve the ecological balance, has he got any responsabilities on the present and the past environmental deterioration ? Through Hannah Arendt and Michel Foucault researches on the epistemological evolution, we’ll study how the domination paradigm was in the center of the modern pedagogical institutions.
Keywords : education, disciplinary institution, philosophy, epistemology, modernity
Dans son Encyclique Laudato Si’, le Pape François appelait en 2015, à un éveil des consciences, des pratiques et des engagements de chacun, en vue de préserver la durabilité de nos écosystèmes humain et naturel. Cet appel retenti comme une rupture, car il allait à l’encontre du paradigme moderne, de progrès croissant de la « domination » de l’homme sur la nature, un rapport de savoir, de maîtrise et d’instrumentalisation touchant l’ensemble du vivant. Ce type de relation entre l’homme et le monde, y compris vis-à-vis de lui-même et des autres, apparaît en effet, dans ses conséquences au XXIe siècle, comme porteur de germes à la fois conflictuels et autodestructeurs. Le chapitre six intitulé « Education et spiritualité écologiques » dénonce en ce sens, la culture hégémonique d’une rationalité instrumentale de nos sociétés, formant des individus autoréférentiels et consuméristes, dont la vacuité existentielle résonne avec l’appauvrissement exponentiel des ressources naturelles.
L’éducation a-t-elle joué un rôle dans la pérennisation de ce rapport au monde, dans le rapport au savoir, le rapport élève – enseignant, et dans la transmission de cet ethos moderne ? L’encadrement éducatif, engageant l’action asymétrique et la responsabilité d’un adulte, ou plus largement d’un milieu éducatif ou institutionnel, suivant la définition d’Émile Durkheim, viserait en effet, à « susciter (…) un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu social auquel il est particulièrement destiné. »[1] L’organisation programmatique, normative et prescriptive, visant à transmettre aux générations de « nouveaux venus », un héritage d’attendus culturels et sociaux, semble ainsi participer au devenir pérenne d’une société. Des premiers collèges de l’Ancien Régime au XVe siècle, aux institutions scolaires du XXe siècle, l’encadrement scolaire s’est ainsi réformé, en suivant de près la modernisation épistémologique, politique et sociale de nos sociétés. La modernisation de l’institution scolaire et l’évolution de nos sociétés, doivent ainsi être questionnées afin de comprendre les obstacles à la conversion écologique de nos rapports au monde.
À partir des études d’Hannah Arendt et de Michel Foucault, nous proposons d’analyser l’évolution moderne des rapports au savoir, comme point de départ du rapport de domination et d’instrumentalisation sur autrui, comme sur l’ensemble du vivant. Ces nouveaux rapports au savoir qui se retrouvent dans la modernisation des institutions « disciplinaires » et éducatives, nous permettent d’établir avec Michel Foucault, comment les divisions et séparations des temps, des espaces, des disciplines et des individus, préparent à vivre un rapport cloisonné au monde. L’isolement et l’instrumentalisation des individus, des savoirs, des relations, correspondent à ce sentiment de perte de sens dénoncée par le pape François, et pérennisent ensemble, un rapport au monde où l’idéal de progrès est synonyme d’accroissement exponentiel déresponsabilisé. L’appel à la conversion éducative et écologique ne pouvant faire table rase des normes et dynamiques sociales et culturelles instituées jusque-là, nous approfondirons la signification d’un changement de paradigme et la nécessaire conversion des communautés éducatives à l’écologie intégrale.
I – Les transformations modernes du rapport au savoir
L’éducation du latin educere (conduire hors de)[2], depuis Platon[3] et jusqu’à Emmanuel Kant, représente encore aujourd’hui « le problème le plus grand et le plus ardu qui nous puisse être proposé »[4]. La réflexion sur l’éducation, depuis la paideia grecque jusqu’aux institutions scolaires de l’époque moderne en effet, pose la question toujours ouverte du bon encadrement éducatif de l’enfant, ancré à la fois dans un milieu présent et un devenir sociologique, historique et culturel. L’ambition est de taille, puisqu’il s’agit en théorie, de former la génération des « nouveaux venus »[5] afin qu’ils pérennisent dans l’avenir, l’héritage matériel, social et culturel accumulé par l’ensemble des générations passées. Dans la conception d’Hannah Arendt, suivant les principes de l’antiquité gréco-romaine, l’enseignement serait l’action de transmettre un héritage de façon à lui redonner vie, et suivant les termes de Polybe, « vous faire voir que vous êtes tout à fait digne de vos ancêtres »[6].
À cette transmission patrimoniale, symbolique, épistémologique et matérielle, s’est ajoutée cependant, un second projet né de la Renaissance, puis développé à partir de l’idéal philosophique des Lumières : faire advenir par l’éducation, un progrès sociétal doublé d’un perfectionnement de l’ « humanité » dans l’homme prit singulièrement et collectivement[7]. C’est dans le cadre de cette évolution idéologique du projet éducatif, que va s’inscrire progressivement de nouveaux rapports aux savoirs, aux sujets et aux objets, aux pouvoirs de domination sur l’espace, le temps et l’ensemble du vivant. Le XVIIe siècle ou « Grand Siècle » des sciences et de la modernité dans la gestion politique de l’Etat, voit ainsi se multiplier et se rationaliser les premières « institutions » d’enseignement. Les évolutions de ce cadre « moderne », au sens nouveau du terme, font écho à une double démarche épistémologique visant d’une part, à appréhender « rationnellement » le réel jusque dans ses moindres détails, et d’autre part à instrumentaliser ce nouveau rapport au savoir, afin d’accroître et de perfectionner l’encadrement éducatif et disciplinaire de l’homme.
1°- Une épistémologie moderne en rupture avec les enseignements de la tradition
À partir des bouleversements sociaux et politico-religieux des XVe et XVIe siècles, émerge une évolution d’ordre épistémologique analysée diversement par des auteurs comme Hannah Arendt ou Michel Foucault. Ces différentes analyses concourent toutefois à éclairer les paradigmes épistémologiques sur lesquels reposent nos institutions éducatives au XXIe siècle.
Suivant l’analyse d’Hannah Arendt, dans la Condition de l’homme moderne, la modernité épistémologique doit être considérée comme une inversion de paradigme, de rapport hiérarchique qui distinguait jusqu’alors la vita contemplativa[8] de la vita activa. Quittant un rapport au savoir dirigé vers la contemplation du divin, une nouvelle hiérarchie apparaît non plus orientée vers un art éternel, mais vers l’expérience maîtrisée du réel, à portée et à mesure de l’homme. La remise en question des autorités théologiques et scholastiques, par la révolution de l’héliocentrisme, la Réforme, les guerres de religions, et par l’évolution du rapport au monde avec la cartographie et la découverte des Nouveaux mondes, devait en ce sens, favoriser ce passage inaugural de l’antique étonnement (thaumazein) au méthodique doute cartésien.
Le geste moderne de René Descartes, visant à douter des connaissances reçues pour bâtir avec méthode et expérimentation des vérités accessibles par tous, participe à cette production des connaissances par le sujet moderne. La vérité dans le Discours de la Méthode devra ainsi donner lieu à des connaissances pratiques et utilisables :
« Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, (…) nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »[9]
Articulant le savoir à son application empirique, le sujet moderne peut dès lors « objectiver » rationnellement le réel, accroître sa maîtrise en le manipulant à l’aide de la technique. L’attention moderne au savoir, pourra davantage se rapporter aux questions de processus, de méthodes, de « comment » relatif au bon fonctionnement, indépendamment des « pourquoi » métaphysiques. Suivant ainsi Hannah Arendt, « l’accent se déplaça de l’intérêt pour les choses à l’intérêt pour les processus, dont les choses allaient bientôt devenir des sous-produits presque accidentels. »[10] Les conséquences de ce déplacement dans le savoir résident ainsi, dans l’accroissement de pouvoir, de contrôle et de maîtrise que permet la connaissance rationnelle et mathématique des processus. Renversant les représentations de formes causale ou finale (ne pouvant être maîtrisées), au profit de conceptions rationnelle et instrumentale, le rapport au savoir se comprit depuis lors, en termes de progrès (vis-à-vis de la tradition), d’accumulation de savoirs propres à la maîtrise représentationnelle, et à la domination technique du monde.
2°- Des rapports au savoir, synonymes de nouveaux pouvoirs
L’archéologie foucaldienne pose différemment cette évolution dans le rapport du sujet, de son langage, au savoir et au pouvoir qu’il permet. De la Renaissance à l’âge classique, Les mots et les choses retracent en ce sens, l’histoire d’une scission entre le langage, son ordre de représentation et le monde cosmologique. La rupture épistémologique à l’origine de la modernité, proviendrait selon Michel Foucault, d’une inversion de primauté, entre le monde réel et le langage, ce dernier s’écartant de l’ancien rapport de similitude, de ressemblance ou d’analogie cosmologique. Le doute cartésien dénonçant les illusions du monde reçu par les sens et par la tradition, privilégie par conséquent un ordre rationnel, méthodiquement construit par le sujet, où vont se distinguer analytiquement des « identités », des unités articulées du plus simple au plus complexe, et des « différences » en relation logique et nécessaire. Sur le plan de l’espace et du temps, la constitution de tableaux d’énumérations, de séries et de généalogies d’individuum (d’entités indivisibles), symbolisera suivant Michel Foucault, le rapport au savoir à l’âge classique :
« Aux deux extrémités de l’épistémè classique, on a donc une mathesis comme science de l’ordre calculable et une genèse comme analyse de la constitution des ordres à partir des suites empiriques. (…) Sur ce mode peut se dessiner le tableau des identités et des différences. »[11]
Cette représentation du réel à travers des tableaux d’unités ordonnées, classifiées et organisées suivant leurs relations dans l’espace et le temps, va trouver son application dans l’organisation du monde humain et matériel. Michel Foucault reprendra dans Surveiller et punir, ce rapport au savoir par classification rationnelle, pour montrer sa diffusion technique dès le XVIIIe siècle, dans un encadrement inédit des corps et des esprits. Le passage du tableau épistémologique à l’organisation technique d’un pouvoir sur les hommes et le vivant, s’effectuera dans le cadre des institutions disciplinaires, militaires, éducatives, hospitalières, manufacturières, où les corps objets de savoir se trouveront, au même moment, être des corps assujettis aux effets d’un nouveau « savoir-pouvoir » :
« La première des grandes opérations de la discipline, c’est donc la constitution de « tableaux vivants » qui transforment les multitudes confuses, inutiles ou dangereuses, en multiplicité ordonnées. (…) Il s’agit d’organiser le multiple, de se donner un instrument pour le parcourir et le maîtriser ; il s’agit de lui imposer un « ordre ». »[12]
Il ne s’agit pas cependant, d’imposer un ordre artificiel au vivant, il faut que cet ordre permette l’analyse méticuleuse des différences et des écarts, la maîtrise au sein d’un même système, d’identités, de singularités, ainsi que leurs généalogies, afin de les répartir utilement à la fois dans l’espace du savoir et dans l’organisation contrôlée du vivant. À l’intérieur de ce savoir analytique, se développera par conséquent, une « technologie de l’activité humaine »[13], articulant la raison et la technique afin d’intégrer sous un même ordre la diversité humaine, et d’accroître individuellement et collectivement l’utilité.
II- L’instrumentalisation rationnelle des institutions scolaires
L’évolution épistémologique qui conduit à la décomposition rationnelle et au contrôle d’unités de réel articulées dans l’espace et le temps, va dès lors, pouvoir transformer le projet institutionnel et pédagogique, pour qu’il atteigne le stade « technologique », c’est-à-dire suivant Michel Foucault, « le niveau à partir duquel formation de savoir et majoration de pouvoir se renforcent régulièrement selon un processus circulaire. »[14] Cette transformation qui trouve son écho « dans le calcul de l’infiniment petit »[15] transformera progressivement l’organisation de l’espace, du temps, les modalités de surveillance hiérarchique et la réglementation « normalisatrice » des sanctions et des examens. Nous trouvons dans la IIIème partie de Surveiller et punir intitulée « Discipline », l’application dès le XVIIIe siècle, d’une rationalité instrumentale visant au « bon dressement » des sujets scolarisés, où « la transformation des individus »[16] s’appuie sur l’intelligence et la maîtrise des corps et des esprits. L’école et son encadrement disciplinaire fonctionnant désormais suivant l’objectivité scientifique, la « machine pédagogique » réforme ses dispositifs afin de viser systématiquement la « majoration d’utilité »[17] dans les rapports au savoir, au pouvoir, et à l’ensemble des virtualités.
1°- La rationalisation de l’espace
Dans cette entreprise « techno-rationnelle » de l’institution éducative et de ses sujets scolarisés, l’espace du bâtiment se pense progressivement en termes analytique et fonctionnel. Analytique tout d’abord, puisque clôturé sur lui-même, l’espace est saisi sous la forme d’un quadrillage permettant de rendre chaque emplacement fonctionnel « pour connaître, pour maîtriser et pour utiliser » :
« Il s’agit d’établir les présences et les absences, de savoir où et comment retrouver les individus, d’instaurer les communications utiles, d’interrompre les autres, de pouvoir à chaque instant surveiller la conduite de chacun, l’apprécier, la sanctionner, mesurer les qualités ou les mérites. »[18]
À cette rationalisation du bâtiment architectural, où chaque élément individuel se trouve réparti en cellule homogène, correspond ainsi une première visée d’ordre disciplinaire. Dans la « machine à apprendre », l’espace découpé de façon homogène, doit pouvoir saisir les particularités individuelles, les inventorier et les classer. Apparaît ainsi, la deuxième fonction de ce découpage « sériel » de l’espace, la fixation d’une classification de ces cellules, traduites en places et en rangs, suivant une échelle pratique et symbolique (source de qualification). Le « rang » qui apparaît au XVIIIe siècle, présente en effet suivant Michel Foucault, une double fonction technique et symbolique, puisqu’à l’intérieur d’un ordre hiérarchique, fixé à l’intérieur d’une classe d’âge, dans la réussite aux examens, dans la succession des années, l’évolution des élèves peut se poursuivre individuellement, dans le temps, tout en se « rangeant » spatialement et qualitativement :
« Et dans cet ensemble d’alignements obligatoires, chaque élève selon son âge, ses performances, sa conduite, occupe tantôt un rang, tantôt un autre ; il se déplace sans cesse sur ces séries de cases – les unes, idéale, marquant une hiérarchie du savoir ou des capacités, les autres devant traduire matériellement dans l’espace de la classe ou du collège cette répartition des valeurs ou des mérites. »[19]
Les singularités et particularités de chacun se trouvent par conséquent identifiées, cernées et réparties de façon homogène dans un espace collectif, suivant l’emplacement hiérarchique des rangs de chacun. La fixation de chaque individualité, dans un ordre spatial et symbolique, permet à son tour, un suivi de l’évolution de chacun dans le temps. À l’ordonnancement de l’espace va donc correspondre un ordonnancement du temps individuel et collectif, permettant l’encadrement optimal des activités.
2°- La rationalisation du temps
L’emploi du temps hérité des ordres monastiques, de l’assujettissement de chacun à un ordre régulier d’activité pour le salut de son âme, change de cadre à l’époque moderne. Les outils de mesure du temps permettant une précision inconnue jusqu’alors, vont ouvrir une dimension non plus divine (le temps appartenant à Dieu) ou cosmologique (relatif à la nature, au soleil), mais rationnelle, donc relative au décompte et au calcul (le ratio). De même que dans l’armée ou dans les ateliers de manufacture, l’école va pouvoir instrumentaliser rationnellement le temps, en le découpant en unités, en phases, alliant à l’organisation technique, une échelle de valeur symbolique. L’introduction de « programmes » fixe en effet, un découpage réglementaire du temps dans lequel doit s’élaborer l’acte d’apprentissage depuis sa mesure la plus « élémentaire » jusqu’à son niveau plus complexe. Citant le manuel du pédagogue Jean-Baptiste de La Salle[20], l’apprentissage de l’écriture se trouve ainsi décomposé depuis la posture du corps, du geste, de l’instrument, mesurée et codée chronologiquement. Au programme qui fixe le déroulé règlementaire de l’activité et de ses postures, vient s’ajouter une « utilisation exhaustive du temps », une valorisation de l’excellence indexée à la célérité. À partir du XVIIIe siècle, l’école mutuelle développera en ce sens, un programme visant à « intensifier l’utilisation du temps » :
« Son organisation permettait de tourner le caractère linéaire et successif de l’enseignement du maître : elle réglait le contrepoint d’opérations faites, au même moment, par différents groupes d’élèves (…), de sorte que chaque instant qui s’écoulait était peuplé d’activités multiples, mais ordonnées ; et d’autre part le rythme imposé par des signaux, des sifflets, des commandements imposait à tous les normes temporelles qui devaient à la fois accélérer le processus d’apprentissage et enseigner la rapidité comme une vertu »[21].
L’échelle de mesure et de répartition fixant la place et les valeurs de chacun, s’étend ainsi à l’économie du temps, comprit comme l’art d’accroître la productivité individuelle et collective de façon exponentielle. Le temps intégré comme une donnée organisationnelle et disciplinaire, au même titre que l’espace, pu dès lors se traduire en terme de « progrès » naturel, d’évolution synonyme d’accroissement de valeurs symboliques, de profits matériels susceptibles d’accélération exponentielle. L’organisation de séries d’exercices en « genèses » visera ainsi à guider et à caractériser à l’intérieur de chaque séquence l’individu, depuis son évolution personnelle jusqu’à sa progression au sein d’un programme d’apprentissage. Le séquençage temporel forme ainsi le point de départ d’une « pédagogie analytique », prescrivant des séries d’exercices, d’apprentissages différenciés mais parallèles suivant les niveaux, intégrant chacun dans un segment temporel croissant, qui définira son aptitude de l’origine jusqu’à son terme. Le temps synonyme de progrès dans l’institution scolaire, c’est-à-dire de difficultés croissantes, d’observations, de comparaisons, de mesures et de qualifications, multipliera de fait, la documentation et la connaissance « scientifique » des individus. Jusqu’à l’épreuve terminale d’un programme qui permet d’« additionner et de capitaliser »[22] l’ensemble des temps d’apprentissages, chaque individu se trouve prit et comprit dans son évolution personnelle et institutionnelle, et tous se retrouvent « totalisés et utilisables dans un résultat dernier, qui est la capacité finale d’un individu. »[23]
3°- La rationalisation de la surveillance
La rationalisation des institutions scolaires ne suit pas tant le modèle d’émancipation des individus, prôné par les philosophes des Lumières à la même époque, que l’art de la tactique militaire suivant Michel Foucault, visant la paix sociale par le contrôle et l’intégration (ou l’intériorisation) disciplinaire. L’individualité se trouve en effet divisée en autant de fonctions combinables dans le grand corps de l’institution, dans laquelle elle évolue physiquement, par ses apprentissages, par un ensemble de valeurs et de définitions collectives à partir desquels se singulariser. « La discipline « fabrique » des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice. »[24]
La surveillance dès lors, intègre ce projet tacticien de combinaison de forces, d’informations, de hiérarchies, afin de s’exercer efficacement, en continue et de façon impersonnelle. L’espace, le temps, l’organisation des apprentissages et l’encadrement éducatif, deviennent des instruments bivalents, où la fonction pédagogique et disciplinaire, se double d’une fonction de surveillance et d’enregistrement des comportements. La disposition des espaces dans « l’école-bâtiment » s’organise pour rendre « visible », « docile » et « connaissable »[25]. L’exposition au regard et l’objectivation des sujets deviennent permanentes, et la surveillance fonctionnelle doublée d’une fonction pédagogique, devient continue :
« Un sous-maître enseigne à tenir la plume, guide la main, corrige les erreurs et en même temps « marque les fautes quand on dispute » ; (…) les décurions font réciter les leçons et « marquent » ceux qui ne les savent pas. (…) Une relation de surveillance, définie et réglée, est inscrite au cœur de la pratique d’enseignement : non point comme une pièce rapportée ou adjacente, mais comme un mécanisme qui lui est inhérent, et qui multiplie son efficacité. »[26]
La surveillance n’est plus affaire de relation personnelle mais de rouages institutionnels, mécaniques. Elle fonctionne par étages, en réseaux, par couches d’informations et d’observations croisées et réciproques, tous nécessaires au fonctionnement efficient de la « machine pédagogique ». Chaque individu participe au contrôle, à l’observation des surveillants – surveillés, à la transparence d’un soi vis-à-vis des regards extérieurs, puis progressivement, à l’intériorisation de ce regard « objectivant », de cette visibilité disciplinaire sur soi-même dans l’idéal du panoptique.
4°- La rationalisation normative
La rationalisation de l’institution disciplinaire vise en définitive, à produire, à fabriquer des mesures normatives à l’échelle individuelle et collective. Ces normes pour être efficaces doivent œuvrer de l’extérieure, de façon « artificielle » et réglementaire, mais aussi reposer sur une base « naturelle », l’évolution singulière des caractéristiques de chacun. Dans l’espace de cet entre-deux, s’organise une rationalisation « juridico-anthropologique » qui par observation et analyse, « compare, différencie, hiérarchise, homogénéise, exclut. En un mot elle normalise. »[27] La justice scolaire tout d’abord, se distingue de la pénalité judiciaire, en ce qu’elle ne se réfère pas tant aux lois répartissant les actes permis et défendus, qu’à la réglementation des espaces et des expressions de liberté situés aux interstices :
« À l’école (…) sévit toute une micropénalité du temps (retards, absences, interruptions des tâches), de l’activité (inattention, négligence, manque de zèle), de la manière d’être (impolitesse, désobéissance), des discours (bavardage, insolence), du corps (attitudes « incorrectes », gestes non conformes, malpropreté), de la sexualité (immodestie, indécence) (…) pris dans une universalité punissable-punissante. »[28]
La règle disciplinaire est en même temps une régularité, une moyenne suffisamment observée pour servir de conformité à tous, à chaque instant et pour chaque comportement. La règle en ce sens, transcende la pénalité de l’acte, au sens où elle pénalise « le domaine indéfini du non-conforme »[29]. La punition dès lors, ne vise pas tant à « châtier », qu’à corriger les écarts de comportements, qualifier et gratifier les bonnes conduites, sanctionner et exclure les « mauvais ». La règle de bonne conduite, qui devient une norme disciplinaire, s’applique en continue sous le regard du maître distribuant les récompenses, les « privilèges » et les pensums. L’efficacité de cette règle nécessite pourtant, suivant Michel Foucault, une combinaison fonctionnelle de cinq opérations distinctes[30] : comparer, différencier, hiérarchiser, homogénéiser, exclure. Chaque conduite individuelle doit effectivement être intégrée et comparée dans un ensemble plus grand, un champ de comparaison à l’intérieur duquel chacun pourra être différencié par rapport aux seuils minimum, optimum, et la « norme » moyenne. À l’intérieur de ce champ de comparaison, une hiérarchie pourra « objectivement » s’imposer, quantifiant les bonnes, les mauvaises conduites, et qualifiant les conduites et les « natures » de chacun. L’objectif de cette hiérarchisation des conduites étant la possibilité toujours ouverte de valoriser le respect des règles, la gratification opère en soi, une contrainte pour se conformer à la norme et s’homogénéiser. Aux limites enfin, des différences acceptables par rapport à la norme des conduites, la règle pourra rationnellement définir « la frontière extérieure de l’anormal »[31], la zone d’exclusion pour les comportements trop réfractaires. La justice scolaire par conséquent, ne vise pas tant la pénalité des actes, que la connaissance et le contrôle des individus dans leurs évolutions et leurs virtualités, c’est-à-dire dans leurs rapports vis-à-vis de la « Norme » :
« En un sens le pouvoir de normalisation contraint à l’homogénéité ; mais il individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les ajustant les unes aux autres. On comprend que le pouvoir de la norme fonctionne facilement à l’intérieur d’un système de l’égalité formelle, puisque à l’intérieur d’une homogénéité qui est la règle, il introduit, comme un impératif utile et le résultat d’une mesure, tout le dégradé des différences individuelles. »[32]
La création des écoles normales pouvait dès lors s’inscrire dans ce projet d’homogénéisation des normes éducatives et pédagogiques, et promouvoir la pratique de l’« examen » comme rituel final du dispositif disciplinaire. Contrairement au « chef-d’œuvre » qui authentifiait le savoir reçu au sein de la tradition corporative, « l’examen porte avec soi tout un mécanisme qui lie à une certaine forme d’exercice du pouvoir un certain type de formation de savoir. »[33]
L’examen ne débouche pas sur le « chef-d’œuvre », mais sur une notation et un classement, le contrôle des connaissances de l’élève, est un enregistrement simultané des compétences de l’élève par son maître. La composition écrite devient l’objet d’une documentation, d’une « archive » à la fois individuelle, mais aussi statistique, sujet d’études pédagogiques à vocation scientifique. Les sciences humaines qui se développent durant cette époque moderne, vont ainsi objectiver toutes les données individuelles collectées, jusqu’à l’individu lui-même, incorporé au sein d’un classement. La soumission au rituel de l’examen, offre ainsi le « sujet » en « objet » sur lequel s’est exercé un pouvoir, objet d’information sur l’écart mesurable entre l’individualité et la règle imposée :
« L’examen comme fixation à la fois rituelle et « scientifique » des différences individuelles, comme épinglage de chacun à sa propre singularité (…) indique bien l’apparition d’une modalité nouvelle de pouvoir où chacun reçoit pour statut sa propre individualité, et où il est statutairement lié aux traits, aux mesures, aux écarts, aux « notes » qui le caractérise et font de lui, de toute façon, un « cas ». »[34]
La caractérisation individuelle que permet l’examen, éclaire la relation entre le savoir et le pouvoir, chère à Michel Foucault. L’examen, la composition écrite, la présentation orale, forment autant de rendus, de retranscriptions d’attendus réglementaires et normatifs. Le pouvoir se révèle par le biais de ces épreuves « ritualisées », dans lesquelles l’individu se plie aux questions, produit un travail qui synthétise les « effets » de ce pouvoir. L’individu, ce faisant, s’offre à la fois comme « effet et objet » de pouvoir et de savoir, tant sur ses caractéristiques spécifiques, qu’à l’intérieur « d’un système comparatif qui permet la mesure de phénomènes globaux, la description de groupes, la caractérisation de faits collectifs, l’estimation des écarts des individus les uns par rapport aux autres, leur répartition dans une « population ». »[35]
En qualifiant les bonnes aptitudes, notes, conduites, etc., l’institution disciplinaire et son « savoir-pouvoir » définissent rationnellement les pôles du bon et du mauvais, le champ des savoirs et des compétences, l’espace du normal et du vrai.
III – La conversion au paradigme de l’écologie intégrale
La modernité institutionnelle suivant l’étude historique de Michel Foucault apparaît ainsi, comme un processus de rationalisation disciplinaire extérieure et intérieure, des rapports à l’espace, au temps, au milieu hiérarchique et aux réglementations normatives. Le succès de ces procédures est justement d’avoir pu transmettre et pérenniser ces types de rapports comme « normes » de l’être et de l’agir, à la fois comme moyenne et comme orientation vers un optimum. L’individu de la modernité s’inscrit depuis son éducation, dans un espace – temps décomposé pour être rationnellement utilisé, pour éviter les pertes de productivité, la croissance et le profit comme conditions « normales » d’existence. Au sein de l’institution scolaire, l’excellence et la célérité objectives des individus, se jouent dans un rapport permanent de compétitions, d’examens et de classements, de hiérarchisations départageant par degrés les meilleurs, des derniers. La norme institutionnelle, devient une poursuite existentielle, et la rationalisation pour accélérer ses efforts et ses progrès, apparaît comme un effet du pouvoir disciplinaire. L’instrumentalisation du savoir durant l’époque moderne, pour accroître la maîtrise et la domination sur les activités humaines et l’environnement, s’est développée et transmise comme une « norme » en héritage. Le devenir « maître et possesseur » a quitté toute éthique ou finalité philosophique, pour se traduire en quête indéfinie de croissance de soi et d’accroissement matériel. En suivant ainsi les analyses de Romano Guardini, reprises dans l’encyclique Laudato Si’, « l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir »[36] (§105)
Le paradigme technocratique issu de l’évolution épistémologique et des institutions disciplinaires forme l’arrière-plan de l’ensemble des rapports de domination et d’instrumentalisation, réduisant l’ensemble du vivant en quantités manipulables et consommables.
1°- L’appel au changement de paradigme
Cette notion de changement de paradigme, issue des analyses de Thomas S. Kuhn[37], peut se rapprocher de l’évolution épistémologique de la modernité analysée par Michel Foucault ou Hannah Arendt. Le paradigme de la rationalité scientifique forme en ce sens, une « normalité » de la science, de ses procédés et de ses valeurs, qui se rapportent symboliquement et techniquement à une même « matrice disciplinaire » de la pensée. La modernité institutionnelle et scientifique, caractérise ainsi une ère de la « gestion calculatrice de la vie »[38], qui aménage et « produit » les conditions d’existence de la vie individuelle et collective. L’existence individuelle décomposée en entités rationnelles, en compétition dans la hiérarchie des valeurs productives et consommatrices, se retrouve dépourvue de toutes autres finalités éthiques, de valeurs authentiquement morales ou de perspectives métaphysiques. La crise de la modernité, provoquée puis accélérée par la rationalité instrumentale, est devenue multidimensionnelle touchant à l’ensemble des équilibres du vivant, qu’il soit environnemental ou social. Suivant en ce sens la Lettre encyclique du Pape François Laudato Si’[39], les problèmes actuels naissent de ce paradigme moderne :
« A l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire de la méthodologie et des objectifs de la techno-science un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société. Les effets de l’application de ce moule à toute la réalité, humaine et sociale, se constatent dans la dégradation de l’environnement, mais cela est seulement un signe du réductionnisme qui affecte la vie humaine et la société dans toutes leurs dimensions. » (§107)
Le paradigme du progrès moderne comme modèle quantitatif de croissance scientifique et matérielle, s’est imposé au détriment d’autres modalités de rapports au monde, plus qualitative, culturelle et symbolique, dont il a réduit les possibilités d’existence. Les pollutions de l’environnement, la destruction des écosystèmes, le réchauffement climatique, l’accroissement des inégalités et des formes d’exclusions sociales, forment en ce sens, autant de symptômes d’un même rapport au monde réduit en taux, en quantités et en profits. Changer de paradigme, suivant le Pape François, permettrait de convertir les individus et les « nouveaux venus » à de nouvelles relations au vivant, à l’environnement et au sens spirituel de l’existence humaine. Le défi soulevé par le chapitre six de Laudato Si’ fait ainsi reposer sur l’éducation et la spiritualité écologiques, l’objectif de « répandre un nouveau paradigme concernant l’être humain, la vie, la société et la relation avec la nature. » (§215)
2°- La crise du paradigme moderne
Dénoncée notamment par Hannah Arendt[40], et par l’ouverture d’un élan transdisciplinaire analysant les symptômes d’une « postmodernité » culturelle, la modernité comme poursuite rationnelle d’une croissance synonyme de progrès fut confrontée depuis le XXe siècle, à de nombreuses crises. La rationalisation technique et militaire pu accroître de façon exponentielle les capacités génocidaires, et la promotion d’une paix civile synonyme de dissuasion par armées interposées. Les rationalisations économique, industrielle et médiatique ont participés à la dynamique d’accélération sociale, dont les effets furent analysés par le sociologue Hartmut Rosa[41]. L’accélération touche désormais les relations sociales, les structures familiales, professionnelles, précipitant son corollaire, l’obsolescence rapide des expériences, des vécus comme des productions de biens. Les ressources humaines, sociales, culturelles et environnementales se sont trouvées « objectivées », réduites à l’état de mesures chiffrées, décomposées pour accroître leur croissance, leur « majoration d’utilité ».
Dans cette dynamique moderne de « rationalisation » du monde, s’est déployé parallèlement, un processus de désenchantement, de perte de sens « magique » ou de devenir, d’horizon d’attente ouvert aux « Mystères ». Ce phénomène fut analysé par Max Weber, qualifiant la modernité comme un processus de « rationalisation intellectualiste que nous devons à la science et à la technique scientifique »[42], relevant d’une croyance et d’une volonté de maîtrise, de domination sur notre environnement. La conséquence de ce processus est l’extension de ce qu’il définira comme le phénomène de « désenchantement du monde » (die Entzauberung des Welt) ou de « démagification du monde », évoquant l’effacement de la sphère du religieux dans les représentations mentales de l’homme. Pour reprendre une analyse de Max Horkheimer et de Theodor Adorno dans La dialectique de la raison :
« La matière doit être dominée sans qu’on l’imagine habitée par des forces actives ou dotées de qualités occultes. Tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l’utilité est suspect à la Raison. Lorsqu’elle pourra se développer sans être gênée par une répression extérieure, rien ne pourra la réfréner. »[43]
La domination de la « raison » sur tous les autres sens, et sur l’ensemble du vivant, à des fins d’instrumentalisation et d’accroissement matériels, forme l’institution paradigmatique responsable des relations humaines, sociales et environnementales qu’elle conditionne. Pour sortir des crises environnementales et sociales, un changement de paradigme historique devra nécessairement la remplacer.
3°- Le paradigme de l’écologie intégrale
L’éducation convertie au paradigme de l’écologie intégrale, commence suivant le Pape François, par la « critique des « mythes » de la modernité (individualisme, progrès indéfini, concurrence, consumérisme, marché sans règles), fondés sur la raison instrumentale » (§210). Les rapports instrumentalisés de soi-même, d’autrui et de l’environnement, fondés sur la course à la maîtrise et à la domination, doivent par conséquent changer de paradigme, s’inscrire dans une relation écologique dans l’espace, le temps, vis-à-vis d’autrui et des finalités humaines de l’apprentissage.
L’espace de l’école-bâtiment par exemple, plutôt que de se replier sur un ensemble abstrait, analytique et rationnel, devrait œuvrer à l’inclusion des milieux humains et naturels qui l’entourent, dans une relation de transmission pédagogique et de réciprocité symbolique. Concernant l’usage du temps, pour reprendre l’analyse du Pape François :
« L’être humain tend à réduire le repos contemplatif au domaine de l’improductif ou de l’inutile, en oubliant qu’ainsi il retire à l’œuvre qu’il réalise le plus important : son sens. Nous sommes appelés à inclure dans notre agir une dimension réceptive et gratuite, qui est différente d’une simple inactivité. Il s’agit d’une manière d’agir qui fait partie de notre essence. Ainsi, l’action humaine est préservée non seulement de l’activisme vide, mais aussi de la passion vorace et de l’isolement de la conscience qui amène à poursuivre uniquement le bénéfice personnel. » (§237)
L’écologie temporelle est le chantier pédagogique le plus difficile à mettre en œuvre, car le temps est devenu un champ d’équivalence monétaire (suivant les conseils de Benjamin Franklin, « le temps c’est de l’argent »). L’intégration d’un temps à vocation plus qualitative et contemplative, permettrait à chaque élève de tisser sa propre narration (suivant les études du philosophe Paul Ricoeur), d’établir le sens des apprentissages reçus, ou de réaliser qu’il n’arrive pas à les concevoir en soi. Un temps ouvert, sans rationalisation permanente, libère les dimensions réflexives du devenir[44], de l’espérance, et permet l’attention véritable dans ses relations à soi, à autrui, et au monde. Les adultes encadrant, les systèmes réglementaires et normatifs, doivent intégrer la critique des systèmes disciplinaires et leur état de crise chronique actuelle. Le jugement scolaire tel qu’il est pratiqué, classe et hiérarchise les enfants suivant le « principe méritocratique », impliquant la solitude de l’enfant dans l’échec. L’enfant isolé dans la compétition, ne peut s’en prendre qu’à lui-même et se sentir exclu de la « cité » scolaire (avant d’en être exclut véritablement). Il suffit alors d’une succession de paroles ou de situations humiliantes ou injurieuses, pour que certains aient la « rage (…) contre un appareil et des acteurs qui intègrent pour mieux exclure »[45].
Pour arrêter la spirale de domination, de dégradation et d’exclusion, d’isolement et d’appauvrissement des rapports au monde, la spiritualité chrétienne impliquant le don de soi, la fraternité et la communion avec l’ensemble de la création, permettrait d’amorcer un cercle vertueux, un nouveau paradigme épistémologique, écologique et pédagogique.
Conclusion
Par ses analyses et son engagement écologique et social, le Pape François nous offre un chemin de réflexion et d’action authentiquement chrétien, mais relevant aussi d’un idéal d’humanité de l’Homme. Le paradigme de l’écologie intégrale s’affronte cependant à une tradition séculaire de rapports « modernes » au savoir, transformé depuis deux siècles, en pouvoir de domination sur l’homme et le monde. Afin que l’appel à la conversion écologique ne reste pas un vœu pieux, il apparaît nécessaire que la communauté éducative dans son ensemble (incluant les parents) « décompose » ses modalités d’actions, ses pratiques et ses finalités. Le paradigme de la domination moderne en ce sens, se transmet par un ensemble de rapports établis au sein de l’institution, notamment dans l’agencement instrumental de l’espace, du temps, d’autrui et des règles normalisatrices. Un ensemble de procédés rationnels qui ont rendu le système éducatif plus efficient dans la gestion des groupes, mais plus pauvre dans la réflexion des valeurs transmises. Le système de contrôle par classement hiérarchique, ou l’idéal de « méritocratie », poussent non seulement l’enfant à se comparer aux autres, mais aussi à se valoriser en les « dominant », dans son travail comme dans sa consommation. Les cadres modernes des institutions éducatives produisent des attitudes qui s’opposent aux principes moraux, comme autant d’« injonctions paradoxales » insoutenables. En sortant ainsi du cercle vicieux éducatif à l’origine de l’individualité autoréférentielle en perte de valeur éthique, morale et spirituelle, les générations futures pourraient adopter à travers l’écologie intégrale, un nouveau mode d’être-au-monde. C’est donc au cœur des communautés éducatives, élargies au milieu social, culturel et environnemental, que le nouveau paradigme doit s’imposer à l’ancien, avec la force et la fraternité du message chrétien.
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Pour citer cet article
Référence électronique: Marie-Anne Torneberg, « Quel rôle a le système éducatif dans la pérennisation d’un rapport instrumentalisé au monde ? », Educatio [En ligne], 11 | 2021. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
* Docteur en philosophie, Institut Catholique de Paris, Chargée d’enseignement à l’Ecole des Psychologues praticiens, Paris.
[1] E. Durkheim (1911) in G. Mialaret, « Introduction », Les sciences de l’éducation, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2005, p.3.
[2] P. Foulquié, Dictionnaire de la langue pédagogique, Paris, PUF, 1997.
[3] Platon, République, VII, 514a, trad. L. Robin, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1950.
[4] E. Kant, Traité de pédagogie, trad. J. Barni, Paris, Hachette Education, 1981, p.39.
[5] Concept reprit à H. Arendt, « La crise de l’éducation » in, La crise de la culture, Paris, Poche, 1972.
[6] H. Arendt, « La crise de l’éducation » in, La crise de la culture, op. cit., p. 249.
[7] Voir Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), Paris, Flammarion, 1988.
[8] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p.41.
[9] R. Descartes, Discours de la méthode (1637), Paris, Flammarion, 2001, p. 77.
[10] H. Arendt, La crise de la culture, op. cit., p.78.
[11] M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 87-88.
[12] M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 174.
[13] Ibid., p. 181.
[14] M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 260.
[15] Ibid., p. 164.
[16] Ibid., p. 202.
[17] Ibid., p. 162.
[18] Ibid., p. 168.
[19] M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 172.
[20] J.-B. de La Salle, Conduite des Ecoles chrétiennes, Paris, éd. 1828.
[21] M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 181.
[22] M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 185.
[23] Ibid., p. 188.
[24] Ibid., p. 200.
[25] Ibid., pp. 202-203.
[26] Ibid., pp. 207-208.
[27] M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 215.
[28] Ibid., pp. 209-210.
[29] Ibid., p. 210.
[30] Ibid., pp. 214-215.
[31] Ibid., p. 215.
[32] Ibid., p. 216.
[33] M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 219.
[34] Ibid., p. 225.
[35] Ibid., p. 223.
[36] R. Guardini, La fin des temps modernes, Paris, Tequi, 2020, p. 92.
[37] T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972.
[38] M. Foucault, La Volonté de savoir « Droit de mort et pouvoir sur la vie », La pléiade, p. 719.
[39] Lettre encyclique Pape François, Laudato Si’, Paris, éd. Parole et Silence, 2015.
[40] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 ; La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
[41] H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
[42] M. Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1990, p. 69.
[43] M. Horkheimer et T. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 27.
[44] Voir E. Minkowski, Le temps vécu, Paris, PUF, 1995.
[45] F. Dubet, « Introduction à la problématique de la violence », in http://b105.chez.com/lectures/dubet/violence.htm