Une approche chrétienne de l’orientation ?
Bertrand Senez[1]
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L’orientation scolaire et professionnelle n’est évidemment pas une préoccupation spécifiquement chrétienne. Cette préoccupation a pris des formes variées selon l’évolution économique et sociale, et la façon de répondre à ce besoin d’orientation a elle-même pu évoluer, comme en attestent les recherches en orientation.
De nombreux auteurs signalent en effet le changement opéré depuis plus de 30 ans en ce domaine, du fait de profondes mutations sociales[2], et désormais l’orientation scolaire et professionnelle s’inscrit aussi dans une recherche du « sens de la vie et du travail »[3]. Jusqu’aux années 80-90, la stabilité et la prévisibilité des carrières dominaient, et une approche positiviste de l’orientation consistait prioritairement à établir une congruence entre des profils de personnalité et de métier. Une approche constructiviste est par la suite apparue, en raison de l’impératif de l’adaptabilité à un monde du travail plus instable et changeant.
Ce numéro de la Revue Educatio cherche à comprendre comment la pensée chrétienne, qui n’est ni positiviste ni constructiviste, peut assumer cette préoccupation individuelle et sociale de l’orientation. Quelle lumière la révélation chrétienne apporte-t-elle à la compréhension de l’orientation scolaire et professionnelle ? Si tout choix d’orientation s’inscrit dans une représentation au moins implicite du monde, l’intelligence chrétienne de la personne humaine, de sa vocation, du sens du temps et du travail modifie-t-elle le regard porté sur l’orientation et son sens ? La personne qui examine sa vie professionnelle et envisage un choix d’orientation peut y voir la marque d’un destin auquel consentir, d’une fatalité à subir, d’une vocation à accomplir ou tout simplement une suite de décisions, d’accommodements ou même de hasards. La foi dans la présence et l’action de Dieu dans la vie du croyant induit-elle alors une transformation du choix d’orientation ? Comment penser le lien entre le discernement d’une orientation et la Providence ? Et enfin, dans une société dite « liquide »[4], aux repères plus flous et incertains, mais où la quête de sens devient primordiale, comment accompagner chrétiennement la jeune génération ?
Les 11 contributions retenues cherchent à apporter des réponses à ces interrogations. Comme dans tout numéro de la revue Educatio, elles se situent dans les registres théoriques et pratiques.
Fondements d’une pensée chrétienne de l’orientation
Emmanuel Gabellieri interroge le concept d’orientation selon une anthropologie fondamentale et inscrit ainsi la réflexion dans la perspective plus générale du sens que les hommes cherchent à donner à leur vie. L’orientation scolaire et professionnelle n’est pas qu’une question de compétences. Elle devrait intégrer des finalités plus hautes et des « capacités spirituelles » dans lesquelles l’agir prend sa source
Dans la même veine, Bertrand Senez cherche dans un premier article à fonder l’orientation professionnelle d’un point de vue personnaliste et à dépasser, en les intégrant, les approches positiviste et constructiviste qui ont successivement dominé les recherches en orientation jusqu’à aujourd’hui. Dans un deuxième article, il tente de jeter les bases d’une compréhension personnaliste du discernement de l’orientation professionnelle, en partant de ce que la personne vit comme sujet, et en mettant en lumière ce qui se joue dans son intériorité.
Ces trois premiers articles sont de nature philosophique. Si la pensée chrétienne ne se réduit pas à une philosophie personnaliste, il reste que cette dernière est compatible avec la révélation chrétienne et sa compréhension de l’homme, comme être spirituel et incarné, libre et responsable, et partie prenante d’une vie sociale qui peut requérir de lui un engagement et une collaboration. Trois articles apportent un regard spécifiquement chrétien sur l’orientation et complètent les trois premiers.
Le Père Pascal Ide s’interroge sur le rôle de la providence divine au cœur même du discernement. A partir d’expériences de décisions d’orientation concrètes, il évalue les perspectives théologiques sous-jacentes et les discute. Il propose également un guide pratique pour mener chrétiennement un discernement d’orientation scolaire ou professionnelle.
Le Père Cariou-Charton envisage la question de l’orientation scolaire et professionnelle selon la visée intégrale et catholique de la construction de la personne. Il propose ainsi aux éducateurs d’être attentifs à quatre nœuds existentiels pour aider le jeune à envisager son orientation dans toute son ampleur.
Selon une perspective similaire, Matthieu Ollagnon montre que la foi chrétienne invite à considérer l’orientation de façon renouvelée et à sortir d’une rationalité bornée à l’atteinte d’un objectif de seule réussite. Cet « élargissement de l’esprit » cher au Cardinal Newman permet à l’accompagnateur d’envisager l’orientation en présence du Christ et à l’accompagné d’aborder l’orientation selon une rationalité plus ouverte à la complexité et à la richesse de l’existence.
Ces six premiers articles explorent les fondements d’une pensée chrétienne de l’orientation. La deuxième partie est consacrée à l’analyse réfléchie des pratiques mises en œuvre par des éducateurs chrétiens.
Education en actes ; analyse de pratiques de l’orientation scolaire et professionnelle
A travers le programme OPEN (DU, Bac+1) de l’Iffeurope, Agnès Teynié, sa directrice, expose la pédagogie de la vocation conçue pour aider le jeune à découvrir son orientation. Elle montre comment la foi chrétienne irrigue le projet en même temps que celui-ci s’adresse à tous, y compris aux non-chrétiens.
Jacques de Scorraille, fondateur et directeur du cabinet Ecclesia RH, tire quelques lignes de force de l’accompagnement de plus de 400 personnes, notamment dans le cadre de bilans professionnels, et analyse comment l’approche chrétienne confère aux pratiques du cabinet une forme et une attention spécifiques.
Gilles Le Cardinal expose la mise en place d’une pédagogie innovante enracinée dans une anthropologie chrétienne et faisant place à l’intelligence collective des élèves. Il expose les étapes du jeu sérieux « Diapason junior » qui permet aux élèves, pendant l’heure de vie de classe, de faire l’expérience de l’entraide pour le sujet pourtant éminemment personnel de l’orientation.
Dans un article collectif Christian Bellehumeur, Cynthia Bilodeau et Marquis Bureau, tous trois de l’université Saint-Paul à Ottawa, se penchent sur la prise en compte de la dimension écologique en orientation, selon une perspective chrétienne. En effet, le contexte de la crise du climat entraîne souvent une anxiété et des préoccupations des jeunes personnes qu’il convient d’accompagner pour leur permettre de l’affronter, en s’appuyant sur leurs forces, et en clarifiant leurs valeurs profondes. Les auteurs avancent que l’approche qui s’appuie sur les forces en psychologie positive et sur la psychagogie des valeurs peut permettre aux éducateurs de faire le lien entre la foi chrétienne et la prise en charge de l’environnement. Ils proposent ainsi une adaptation de la pratique d’accompagnement des jeunes générations au contexte actuel.
Enfin, Alexandre Bingo et Quentin Wodon nous font plonger dans un autre univers culturel, celui du Burkina Faso. Ils font notamment état de l’importance de l’orientation pour lutter contre le décrochage scolaire. Evoquant des initiatives prises au sein du lycée Saint-Luc, ils suggèrent des innovations pédagogique et spirituelle qui tiennent compte du contexte.
Ces contributions variées manifestent la richesse de la pensée et des pratiques éducatives et pédagogiques chrétiennes en orientation. D’autres sujets n’ont pas été évoqués, et mériteraient assurément de l’être, notamment celui de la noblesse du travail manuel et de la place du corps. Un autre numéro de la revue y pourvoira peut-être !
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Pour citer cet article
Référence électronique : Bertrand Senez, « Éditorial », Educatio [En ligne], 13| 2022. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
[1] Enseignant-chercheur en philosophie et directeur du développement à l’Ircom. A été directeur de l’Institut Albert le Grand de 1999 à 2022. PhD en Éducation de l’Université de Sherbrooke et doctorat en Éducation, Carriérologie et Ethique de l’Université Catholique de l’Ouest. Membre du GRACE et du CIRPaLL (Université d’Angers).
[2] Dumora, B., et Boy, T., Les perspectives constructivistes et constructionnistes de l’identité (1re partie). L’orientation scolaire et professionnelle, 37/3, 2008, 347‑363. doi.org/10.4000/osp.1722 ; Dumora, B., et Boy, T. (2008b). Les perspectives constructivistes et constructionnistes de l’identité (2e partie). L’orientation scolaire et professionnelle, 37/3, 2008365‑386. doi.org/10.4000/osp.1729 ; Savickas, M. L., Nota, L., Rossier, J., Dauwalder, J.-P., Duarte, M. E., Guichard, J., … Bigeon, C. (2010). Construire sa vie (Life designing) : un paradigme pour l’orientation au 21e siècle. L’orientation scolaire et professionnelle, 39/1, 5‑39. doi.org/10.4000/osp.2401 ; Bright, J. E. H., et Pryor, R. G. L., The chaos theory of careers : A user’s guide. Career Development Quarterly, 53(4), 2005, 291-305 ; Rezanson, L., Hopkins, S., Career guidance and counselling in Canada : Still changing after all these years. Le counseling et l’orientation professionnelle au Canada : toujours en évolution après toutes ces années., 50(3), 2016, 219‑239 ; etc.
[3] Bernaud, J.-L., Lhotellier, L., Sovet, L., Arnoux-Nicolas, C., et Pelayo, F. (2015). Psychologie de l’accompagnement : concepts et outils pour développer le sens de la vie et du travail, Paris, Dunod, DL, 2015.
[4] Bauman, Z., La vie liquide (trad. C. Rosson). Paris, Pluriel, DL 2013.