Pédagogie et christianisme une nouvelle alliance ?

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Michel Soëtard

Résumé : L’article s’efforce de lever le malentendu qui s’est instauré entre le christianisme et la pédagogie moderne, depuis Rousseau et sa fameuse controverse avec l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Il montre que, si l’univers de l’Emile rend assurément caduques un certain nombre de certitudes sur lesquelles s’était construit l’humanisme platonico-chrétien, il restitue tout son sens au christianisme, dès lors que la pédagogie ne se réduit pas à un naturalisme, mais qu’elle met en œuvre un projet d’humanisation qui dépasse la seule connaissance positive de l’enfant et son arsenal scientifique. Michel Soëtard veut prendre ici en compte la Profession de foi du vicaire savoyard, qui est pour ainsi dire la matrice de l’Emile. Ce texte, qui a désarçonné les contemporains de tous bords, met en oeuvre, au cœur de la pédagogie, une dimension de foi qui, dans son rapport à la personne en particulier, n’est pas étrangère à la foi chrétienne.

Abstract : The paper attempts to clear up the misunderstanding that took place between Christianity and modern pedagogy, since Rousseau and his famous controversy with the Archbishop of Paris, Christophe de Beaumont. It shows that, if the universe of Emile certainly makes obsolete a number of certainties on which was built the Platonic-Christian humanism, it restores its meaning to Christianity, since the teaching cannot be reduced a naturalism, but it implements a project of humanization which goes beyond the positive knowledge of the child and his scientific arsenal. Michel Soëtard wants to take into account here the Profession of Faith of the Savoyard Vicar, which is almost the matrix of Emile. This text, which has baffled contemporaries from all sides, implements, at the heart of pedagogy, a dimension of faith in its relation to the individual, is no stranger to the Christian faith.

On peut rester étonné de ce que le l’Eglise fondée par le Christ, qui, depuis ses origines, et d’abord dans l’attitude de son fondateur, s’est profondément investie dans l’éducation, ait manqué son entrée dans la modernité pédagogique. Le christianisme a en effet été, dans son courant catholique, encore relancé par la réforme protestante, un puissant vecteur d’éducation, que ce soit à travers le premier développement des « petites écoles », les fondateurs d’ordre qui ont régulièrement généré une démarche éducative ou même incarné un courant pédagogique, ou tout simplement l’initiative de personnalités chrétiennes qui considéraient que le message restait inaccompli tant que le plus petit d’entre les enfants de Dieu n’accédait pas aux moyens élémentaires de maîtrise de son humanité[1]. Mais il semble que ce puissant mouvement se soit comme brisé lorsque la pédagogie s’est élevée à la conscience d’elle-même dans le champ culturel de l’Occident : le témoignage le plus prégnant peut être le dialogue de sourds qui s’est développé entre Jean-Jacques Rousseau et l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, autour de la publication d’Emile ou de l’éducation, qui, à Paris, à Genève et à travers toute l’Europe, a subi les foudres des Eglises. Or Rousseau n’a cessé de se proclamer sincèrement chrétien ! [2]

On aurait pu penser que l’émergence du mouvement de l’Education nouvelle aurait redonné ses chances au christianisme dans l’accompagnement d’une pédagogie qui, somme toute, ne faisait que reprendre les fondamentaux de la doctrine chrétienne, vis-à-vis de l’enfant en particulier. A quelques exceptions près, il n’en a cependant rien été : le christianisme a été immédiatement assimilé au dogmatisme et à l’emprise autoritaire de l’institution, contre laquelle l’Education nouvelle se dressait précisément. A cela s’ajoutait, particulièrement fort dans le contexte français, un laïcisme qui prétendait dégager l’enseignement de toute trace religieuse, et n’offrir d’autre perspective épistémologique que des « sciences de l’éducation » coupées de toute réflexion sur une quelconque fin transcendante du processus éducatif[3].

Le temps est-il venu de lever le tabou ? La percée inattendue du religieux dans notre champ culturel, la poussée des intégrismes, comme aussi les contorsions auxquelles se livre  l’enseignement laïc pour intégrer le « fait religieux » (alors que le message chrétien est sans doute tout sauf un fait !), semblent ouvrir une fenêtre qui permettrait de reconsidérer le rapport du christianisme à la pédagogie. Par ailleurs, les déconvenues de la rationalité scolaire et la faillite anthropologique des « sciences de l’éducation » semblent appeler une réflexion renouvelée sur l’impossibilité de réduire l’éducation à l’ordre des faits, et sur la nécessité d’ouvrir une perspective de transcendance. De sorte que la question reprend vigueur : les ressorts essentiels d’une pédagogie chrétienne ont-ils des chances de pouvoir être réactivés en ce début du XXI° siècle [4] ?

Des certitudes révolues

Une chose apparaît en tout cas certaine : l’idée selon laquelle une vision chrétienne globale – disons un « humanisme chrétien » – pourrait déterminer un chemin pédagogique, fixer une ou des finalité(s), forger des moyens pour les atteindre et dicter une action en ce sens : cette idée est définitivement révolue. On peut certes encore trouver des « îlots » de pédagogie chrétienne instituée, et consacrée par des « tutelles », mais, à l’exception de quelques « rocs intégristes », l’attitude des enseignants qui s’y engagent n’est plus la mise en œuvre pure et simple d’une spiritualité générée par un fondateur. Il y a à cela plusieurs raisons.

D’abord, la pédagogie a, comme tous les savoirs, été soumise à un processus de sécularisation qui l’a dégagée de la contemplation d’un idéal d’humanité pour en faire un véritable objet de connaissance. Certes, ce mouvement a été le plus tardif parmi les sciences humaines, mais l’injonction de Rousseau de bien connaître le sujet qui est à éduquer est définitivement inscrite dans le programme des « sciences de l’éducation ». Il s’agit d’aborder les faits éducatifs dans un esprit positif, de faire œuvre de science à leur propos, fût-ce selon le « nouvel esprit scientifique » que Gaston Mialaret veut emprunter à Bachelard[5]. Certes, s’agissant du sujet à former, on penche plus vers les méthodes qualitatives de saisie du vécu que vers les calculs statistiques, mais l’exigence scientifique n’est pas moindre. On ne peut plus faire l’économie de ce passage par l’étude objective des faits.

L’affaire se complique avec le constat, que Guy Avanzini faisait déjà en 1987, que les finalités éducatives sont devenues « introuvables », dans la mesure où elles sont entrées dans des contradictions inextricables, et que, surtout, la vérification de leur bien-fondé reste tributaire de présupposés que l’on se garde d’élucider[6]. L’emprise de la sociologie sur l’éducation est certes porteuse d’élucidations, mais elle ne fait qu’élucider des faits de société, sans que l’on ne puisse jamais tirer de ce qui est une indication pour ce qui doit être. Elle est même perverse, dans la mesure où ses constats négatifs à n’en plus finir – depuis la Reproduction de Bourdieu – finiraient par décourager les pédagogues de terrain et leur faire perdre la foi, dans l’attente du « grand soir ».

Ce débat se développe sur fond d’une société où le rêve durkheimien d’un corps social parfaitement intégré semble avoir volé en éclats : c’est « l’ère de l’individu » qui s’est instauré,  et la société se trouve engagée dans un processus de dés-institutionnalisation qui n’épargne aucune de ses structures, l’école y compris, et l’école peut-être d’abord[7]. La « société chrétienne » n’est elle-même pas épargnée par ce mouvement, et ses observateurs notent que la doctrine qui devrait réunir est désormais soumise à un libre examen qui pourrait être interprété comme une victoire tardive de la Réforme.

Tout cela s’opère sur fond de révolte toujours menaçante de la jeunesse, de crise de l’autorité, de débridement de l’intérêt, de perte du sens collectif, de crise de la République. On peut certes le regretter, invoquer à n’en plus finir les valeurs du bon vieux temps et entonner des discours nostalgiques, aussi inefficaces qu’ils sont déconnectés de la réalité existante. Je ne comprends d’ailleurs pas, dans un tel contexte, la position des éducateurs crispés sur leur propriété comme l’avare sur sa cassette, et je leur opposerais volontiers un texte où Martin Buber explique qu’historiquement, l’éducation a régulièrement rebondi lorsque la finalité se brouillait et que les « valeurs » se perdaient : l’éducation stable, argumente-t-il, n’est jamais que la reproduction d’un modèle, toujours historique et marqué par le temps, que l’homme s’est fabriqué dans un contexte donné. Que ce modèle vole en éclats est le signe d’une bonne santé de la société, et le défi lancé à l’éducation de construire le nouveau modèle. Ce fut le cas du passage du monde hellénique à la civilisation chrétienne, de la rupture de la Réforme qui a relancé l’éducation, de la Révolution française qui a produit ex parte post la rupture culturelle d’Emile ou de l’éducation, de mai 68 dont nous ne cessons pas de digérer les effets dans l’éducation. La nouveauté est peut-être que nous ne voyons plus de forme nouvelle se dessiner à l‘horizon, et d’institution l’incarner. Mais ici encore Buber nous éclaire : s’il n’y a plus de forme préconçue et prédominante, c’est que nous sommes désormais renvoyés, pour la construire, à notre liberté et à notre responsabilité d’éducateurs[8].

L’échec du naturalisme pédagogique

L’argument régulièrement mis en avant pour dresser la pédagogie contre le christianisme est que celui-ci met en œuvre une transcendance qui court-circuite d’un coup la nature humaine et empêche son développement autonome, en ouvrant un boulevard à l’autorité. Or la conquête essentielle de la pédagogie est l’affirmation d’un développement autonome de la nature humaine, et l’on invoque ici le texte fondateur, Emile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau,  et la phrase qui l’ouvre : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses… ». Le principe de la bonté naturelle de l’homme, socle de la pédagogie moderne, fait ainsi pièce au dogme de la faute originelle.

Il faut cependant regarder de plus près les premières pages de l’ouvrage de 1762. La phrase citée est immédiatement suivie d’une autre : « tout dégénère entre les mains de l’homme ». C’est un double constat en forme de paradoxe : la liberté de l’homme et son aliénation dans l’histoire. Puis dressant le tableau de la dénaturation, Rousseau ajoute une troisième notation : « Sans cela tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l’état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres, serait le plus défiguré de tous ». C’est dire que l’on ne peut pas laisser aller la nature, qu’il faut la prendre en mains si l’on veut éviter la catastrophe, et qu’il s’agit de mener jusqu’au bout le processus de  dénaturation. Il demeure que « l’homme est né libre » : le pilotage doit, en tout état de cause, se faire d’une façon telle que cette liberté s’accomplisse. Et elle ne peut s’accomplir qu’en imprégnant le processus même.

Rousseau en convient : le retour à la nature est un dessein utopique ; on peut tout au plus imaginer un état originel de pureté, tout juste le penser, sans jamais pouvoir le connaître de science positive[9].  Alors, cet état idéal d’autonomie, on ne le pense pas comme une connaissance, mais comme une Idée qui s’impose à moi et me dicte une direction pour l’action. Et, de par la liberté qui est au principe de la nature, cette Idée ne peut, sans incohérence, s’imposer dogmatiquement : elle doit compter avec l’adhésion (ou le refus) du sujet qui la reçoit.

La normativité de l’éducation est ainsi sauve, et les expériences d’Education nouvelle qui ont voulu l’évacuer se sont fourvoyées : il n’est pas difficile de montrer que l’autorité chassée par la porte ne cesse de rentrer par la fenêtre. Tant il est vrai que dans le mot autonomie, il y a le terme grec nomos qui signifie « la loi », et que les psychologues de l’enfance conviennent  que l’être qui a été privé de tout contact conflictuel avec la loi a peu de chances de se faire auto-nome, c’est-à-dire d’assumer pour lui-même la loi.

Il importe en effet qu’à terme, la loi soit bien la sienne : auto-. La loi étant ce qu’elle est, sa rencontre appelle une démarche telle que l’enfant puisse s’en faire, selon l’expression chère à Pestalozzi, « une œuvre de soi-même » : une démarche proprement pédagogique. Le mouvement de la nature, fût-il le plus « naturel », n’y suffit donc pas : il s’agit de mettre en œuvre une Idée – fondamentalement l’Idée d’autonomie – qui vient d’ailleurs et jouit d’une position d’externalité par rapport à la nature. On n’échappe donc pas à une forme de transcendance[10].

Cela, les artisans de l’Education nouvelle, tout à leur naturalisme, ne l’ont jamais accepté[11]. Pour eux, la société existante et les institutions qui la régissent incarnaient le diable que le « retour à la nature » devait définitivement exorciser. Ils lisaient un peu trop vite Rousseau en oubliant que le « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses » avait son pendant – et non pas son repoussoir – dans le « tout dégénère entre les mains de l’homme ». Ils se sont alors cassé le nez contre les réalités de ce monde, et singulièrement contre le mal qui le grève radicalement : l’horreur de la shoah a eu raison de leur optimisme naturaliste et de leur naïveté politique.

L’attitude du pédagogue n’est donc pas étrangère à celle du fondateur de la religion chrétienne. Le Christ est porteur d’un message qui « lui vient du Père », mais cela ne l’empêche pas de manifester le plus grand accueil à l’égard des hommes tels qu’ils sont, jusque dans le vice et l’abjection. Jamais cependant il n’impose dogmatiquement son message : à chacun d’opérer la conversion intérieure qui lui permettra de l’accueillir en pleine liberté. Cette large ouverture ne gomme cependant pas la vérité que le Christ ne cesse de propager : « Mon royaume n’est pas de ce monde ».

Il est vrai cependant que le Christ n’est pas un pauvre pédagogue aux prises avec les dures réalités de ce monde, avec la méchanceté des hommes, avec l’ingratitude des éduqués, avec la violence de celles et de ceux qui devraient pourtant lui témoigner de la reconnaissance. S’il le fut en réalité,  sa mission est d’un tout autre niveau : il  est le divin porteur d’un message, et tout autant la réponse vivante à la question que l’homme se pose. Le pédagogue, lui, est un modeste « artisan d’humanité », et un artisan laborieux, qui compte ses échecs autant que ses succès. S’il rêve de l’idéal d’une humanité pleinement accomplie en chacune et en chacun de ses représentants, il ne cesse d’évoluer au milieu de la glèbe de ce monde[12].

Raison éducative et foi pédagogique

La raison éducative est solidement établie depuis que l’Idée d’éducation a fait sa percée historique, que, reprise par les politiques, elle a généré des « systèmes éducatifs », eux-mêmes désormais pleinement assumés par la société, et qu’un corps de professionnels s’est créé, originellement appelés « instituteurs » : ceux qui sont appelés à instituer la nouvelle humanité. L’éducation est bien devenue, depuis le grand basculement de nos sociétés dans la modernité, le « quatrième pouvoir » (D. Julia).

Mais le système a-t-il rempli ses missions, accrochées à la République, de liberté, d’égalité, de fraternité ?  On peut en douter, à lire les analyses critiques des sociologues et les écrits pamphlétaires des observateurs occasionnels qui arrosent chaque rentrée scolaire. On enregistre ici les phénomènes de massification, de standardisation, d’instrumentalisation, qui font de la personne du jeune un moyen bien plutôt qu’une fin, là l’oubli de la formation des mécanismes essentiels de l’apprentissage. Mais la question reste : peut-il en être autrement dès lors que la société fonctionne sur un principe de mécanisation, qu’elle ne veut voir qu’une seule tête citoyenne, et qu’elle attend du système qu’il lui fournisse des mains socialement utilisables ? Le paradoxe culmine sans doute dans l’extension de la violence au cœur d’un système éducatif qui a pour mission essentielle de construire la raison.

Une fois encore, on peut rêver d’une communauté sociale idéale dont l’éducation serait le vecteur, mais il faut bien convenir que les utopies ont vécu, et avec elles la belle éducation  « conforme à la nature » qui portait leur projet. Nous en somme venus au point où la société impose ses exigences aux éducateurs, tandis que ceux-ci, insatisfaits de ce qui leur arrive, toujours plus mécanisés et toujours plus fonctionnalisés, restent en quête d’une fin supérieure, d’un « esprit » qui pourrait guider leur action. Mais ils semblent impuissants à sortir du dilemme.

Le pédagogue ne peut donc plus s’abstraire d’une rationalité sociale qui conditionne son action, tandis que l’Etat lui fournit locaux et salaires, mais lui impose en retour programmes et obligation de résultats. Il n’a alors d’autre issue que d’assumer cette rationalité en la pensant par delà les limites du social instrumental et instrumentalisant, et des contraintes qu’impose la citoyenneté, et de poser la question : quel homme veux-je former ? Quel homme dois-je former ?

Nous avons précédemment fait le constat qu’à cette question, la société ne pouvait plus répondre, sinon de façon toute pragmatique, en faisant de l’individu l’outil de sa mise en ordre. Il faut alors aller chercher la fin ailleurs, dans une réflexion sur l’Idée même d’éducation et sur ce qu’elle vise : l’accomplissement de la personne en liberté, par-delà tout ce qui peut la déterminer psychologiquement, socialement, culturellement. Mais elle ne peut le faire, en toute cohérence, que sur la base de ce que chaque enfant est, désire et recherche pour son bien à lui. Le pédagogue assume alors forcément un processus d’individualisation et de différenciation, plus intimement encore : à travers l’individu qu’il a devant lui, une démarche d’attention à la personne, à chaque personne.

Et il le fait, une fois encore, au milieu d’un univers social et politique qui ne cherche qu’à réduire la personne à la dimension du citoyen utilisable et obéissant. Il lui appartient alors, s’il ne veut pas laisser l’éducation aller à vau-l’eau, d’inverser le mouvement de telle façon que ce qui servirait à conditionner l’enfant se mue pour lui en outil d’autonomisation. On peut en effet réduire l’apprentissage de la lecture à une mécanisation qui produira des lecteurs mécaniques. Mais on peut, tout en s’assurant de la maîtrise mécanique de l’apprentissage, former des hommes lisant, qui s’intéressent à la lecture ou parviennent à s’y intéresser, et qui perçoivent surtout, en l’expérimentant, le sens que prend pour eux une telle acquisition.

Cette visée, le pédagogue est seul à pouvoir l’assumer, en appréciant la situation, toujours singulière, qu’il a devant lui, et surtout en orientant son action dans le sens de l’autonomisation de la personne. Ni l’institution ni l’Etat, qui ont d’autres objectifs et travaillent sur le mode de la généralité, ne peuvent le vouloir pour lui : il peut tout au plus en attendre un cadre favorable et des moyens pour mettre en œuvre une action qui reste la sienne. Il n’a alors d’autre ressource que de mettre en œuvre, au regard de ce qu’il vise,  une foi : la foi du pédagogue.

Cette foi, si elle part du fond du cœur, n’est pas qu’une affaire de sentiment. Elle est l’expression de la dimension d’une raison éducative aux prises avec la contradiction que nous avons mise à jour. Elle devient la composante d’une raison éducative supérieure, qui vise l’accomplissement de la personne et de sa liberté autonome, et malgré les réalités qui l’entravent et les contraintes sociales que les hommes de pouvoir sont tentés d’utiliser pour la domestiquer. Elle laisse derrière elle la prétention scientiste, qui voudrait accomplir la personne à coup de sciences, mais tout autant la prétention métaphysiste, qui voudrait voir cet accomplissement tomber d’un monde d’idées. La foi restaure jusqu’à un certain point la dimension de transcendance de l’éducation, mais en se gardant de l’ontologiser : le seul lieu d’accomplissement de la personne, c’est bien cet enfant que j’ai devant moi[13].

Cette posture de l’éducateur habité par une foi pédagogique induit une approche épistémologique de l’éducation qui articule trois points de vue : 1) connaître dans une juste mesure le sujet qui est à éduquer ; 2) penser dans toute sa cohérence  l’Idée d’autonomie ; 3) mettre en œuvre une action qui reste portée par une foi pédagogique[14].

Bien connaître le sujet à éduquer

L’injonction ouvre l’Emile. Les sciences humaines, et singulièrement la psychologie, plus singulièrement encore la psychologie du développement, se sont engouffrées dans la brèche. Et c’est bien un fait désormais acquis : la pédagogie s’ancre dans une connaissance du sujet à éduquer qui convoque tous les apports des sciences humaines. La formation des enseignants exige une connaissance solide des lois essentielles qui président aux premiers développements de la nature humaine dans toutes ses dimensions. C’est, ici comme ailleurs, le fruit de la sécularisation du savoir éducatif : la reconnaissance de lois positives à laquelle la plus grande générosité, chrétienne ou humaniste, ne peut suppléer.

Mais il reste hors de question de faire de la pédagogie la pure et simple application de ces lois. Les savoirs convoqués restent au service du développement d’une personne, laquelle demeure maîtresse du jeu.

D’abord, les lois dégagées de l’observation gardent un caractère général, qui sont loin de couvrir la particularité des sujets. Le « sujet épistémique » qui permet à Piaget de construire ses lois de développement de l’intelligence humaine ne se rencontre en réalité nulle part. Il permet certes de faire fonctionner la science, mais le pédagogue évolue sur un tout autre registre, dans la mesure où il a à développer des êtres de chair et de sang. Et des êtres qui vivent eux-mêmes sur différents registres : le registre de l’intellectualité certes, mais tout autant celui de l’affectivité et celui de l’activité. Ces registres ne cessent d’interférer entre eux, et il est bien difficile de donner à un phénomène humain une interprétation unilatérale. Lorsqu’un enfant échoue dans un apprentissage, faut-il mettre cet échec au compte d’une lacune intellectuelle, ou bien d’une relation tendue avec l’enseignant, ou encore d’un manque de savoir-faire dans la mise en œuvre du savoir acquis ? L’observation de la nature humaine nous place régulièrement à un croisement d’interprétations qui renvoient à autant de savoirs établis, mais dont la clef ultime de lecture est le sujet pris dans sa particularité.

Mais le pédagogue, mis en présence de ces savoirs construits, se heurte à une autre difficulté. La science procède par recherche des causes et sur le principe d’une reproductibilité du rapport cause/effet, ce qui autorise l’établissement d’une loi. La spécificité du pédagogue est justement qu’il rompt avec cette chaîne causale pour envisager une fin qui est portée par la volonté humaine. Pour prendre un exemple concret, l’accès de l’enfant à la lecture peut être entravé par maintes causes culturelles, psychologiques, sociales, voire psychanalytiques, mais celles-ci ne disent encore rien de la décision de lire qui rompra avec ces causalités et portera l’enfant  vers une fin qui lui appartient. C’est dire que l’ordre de la fin n’est pas dans le prolongement de l’ordre des causes, et qu’à vouloir déterminer la première à partir des secondes, on prive l’action pédagogique de son ressort essentiel : la volonté libre du sujet[15].

Certes cette volonté n’est jamais pure, elle reste prisonnière de déterminations qui enserrent le sujet et peuvent entraver sa marche vers le savoir. Mais – sauf cas pathologiques qui appellent un traitement spécifique – l’analyse des causes qui agissent sur le comportement permet tout au plus de dégager la route pour un acte d’apprentissage qui sollicite essentiellement la libre volonté de la personne. La prise en compte des déterminations n’autorise en tout cas aucune considération déterministe : elle n’est là que pour libérer un mouvement qui, dans son principe, ne doit rien aux circonstances.

Il s’agit donc de bien connaître le sujet qui est à éduquer, mais .précisons : en un certain sens, pour mieux… l’ignorer. C’est-à-dire pour lui donner toutes ses chances d’accéder à une humanité meilleure que celle qu’il subit. Comment maintenant penser cette humanité supérieure qui constitue la fin de l’éducation ?

Penser l’Idée d’autonomie

C’est une tâche difficile. D’abord, parce que ce n’est pas une idée comme les autres : les autres renvoient à des contenus, tandis que l’Idée d’autonomie renvoie à un pouvoir reconnu à l’homme de se créer des idées. C’est le grand basculement de la modernité, qui a trouvé son moment intellectuel dans la parution d’Emile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau : l’homme est désormais invité, par l’éducation, à prendre en mains une humanité qui doive toujours moins aux déterminations qui le conditionnent, et toujours plus à la liberté par laquelle il se met en mesure de se faire une œuvre de soi-même.

Le christianisme s’est d’entrée senti mal à l’aise avec cette prétention : n’était-ce pas ravir à Dieu son pouvoir créateur pour le remettre entre les mains de  l’homme, et s’exposer aux foudres divines, tel Prométhée ayant dérobé le feu aux dieux pour le donner à l’homme et subissant la vengeance de Zeus pour l’éternité ? On peut trouver à ce problème une réponse théologique : Dieu n’a-t-il pas consacré la liberté de l’homme, en même temps que sa responsabilité, en acceptant  qu’il se sépare de lui dès l’origine et qu’il fasse le choix du mal ? Et le sacrifice de son Fils n’a-t-il pas, une fois pour toutes, conjuré le mal et rétabli le lien ?  Il n’empêche que la liberté reste, pour l’homme, un acquis auquel il ne peut renoncer, dût-il en user à son préjudice.

L’autonomie est souvent mal comprise, surtout dans l’idéologie française où elle est confondue avec la liberté dégagée de toute contrainte, voire avec l’indépendance qui romprait tous les liens. Le terme, d’origine grecque, inclut bien l’idée de loi (-nomos), et de loi que l’on se donne (auto-). Il n’y a pas d’autonomie envisageable sans présence du sens de la loi, et les psychologues confirmeront que l’enfant qui n’a jamais rencontré la loi comme contrainte aliénante sera en difficulté pour se rendre autonome. Il y a un passage obligé par la contrainte légale avant que le sujet, revenant sur lui-même, s’en fasse une l’outil d’une liberté morale.

Le monde reste donc ce qu’il est, la création n’est pas mise en cause : il faut bien un ordre de l’univers dont Dieu est le garant. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont l’homme se détache de cet ordre et de ses déterminations pour se donner sa propre loi d’existence, pour construire un ordre dont il assume la pleine responsabilité devant Dieu. Le lien au Créateur n’est donc pas rompu, il est seulement aménagé de façon à laisser à l’œuvre la liberté de l’homme. Et cette liberté peut aller jusqu’au rejet de Dieu, mais ne fut-ce pas le geste d’Adam prenant la porte du paradis terrestre ?

Viser l’autonomie en éducation, ce n’est donc pas faire accéder l’enfant à une liberté absolue qui s’identifierait au laisser-aller du désir. C’est l’aider à se construire sa loi à partir des lois qui le conditionnent et qui lui permettent de vivre. C’est, par-delà le « citoyen » qui ne connaît que la légalité, former « l’homme de l’homme » selon l’ordre de la moralité. Non pas une moralisation sociale, qui conditionnerait l’homme à nouveau, mais une attitude de liberté qui, prenant acte des conditionnements, reste critique à l’endroit de ce qui conditionne.

L’autonomie n’est donc pas un état, elle ne s’incarne pas dans une institution, encore moins dans un Etat. Elle est une attitude d’esprit qui devrait imprégner tout accès à la connaissance, tout apprentissage des comportements corrects, tout savoir- faire technique. Chez l’éducable, mais d’abord chez l’éducateur. C’est elle qui transforme les moyens d’apprentissage d’instruments contraignants en outils de libération, à la faveur de l’usage que l’intéressé est invité à en faire et du détachement auquel le pédagogue s’astreint.

Car c’est, pour le pédagogue comme pour celui qui profite de l’apprentissage, essentiellement une affaire d’action. L’autonomie est action : on n’est pas autonome, on se fait autonome.

Maîtriser l’action pédagogique

Cette action reste bien sûr éclairée par ce qui vient d’être développé. Elle s’appuie sur une solide connaissance du sujet en situation d’apprentissage, mais avec le coefficient de relativité que nous avons noté. Elle a en perspective principale l’autonomie de la personne, qu’elle outille en ce sens, mais sans confondre l’outillage avec la fin visée, de sorte que l’intéressé s’en saisisse afin d’aller, à terme, seul son chemin.

Cette action s’inscrit dans un ensemble de conditions qui ne dépendent pas d’elle, mais qu’elle va utiliser pour atteindre sa propre fin.

L’idée même « d’atteindre sa fin » est, pour l’action pédagogique, malvenue. Il s’agit, plutôt que de l’atteindre, de la viser, sous la forme asymptotique. D’abord, parce que l’autonomie, s’ancrant dans une conviction personnelle, ne peut être sûrement objectivée à travers des indicateurs : on n’est jamais sûr qu’un être qui se proclame autonome ne reste pas en dépendance de liens, affectifs en particulier, qui échappent à sa conscience. Et puis, en dernière analyse, la fin de l’éducation n’appartient pas au pédagogue, elle n’est pas au bout de son action comme l’objet fabriqué est au bout du travail de l’artisan. L’action éducative est une action transitoire, qui a sa fin hors d’elle, dans l’impulsion d’une action qui se donne son propre mouvement[16].

C’est dire que l’action pédagogique ne doit pas cesser de travailler avec un aléatoire essentiel qui, paradoxalement, garantit la liberté de l’éducable. Car c’est bien le paradoxe de cette action : elle est nécessaire dans sa forme, visant obstinément l’universel à travers toute ce qui est proposé ; mais ce qui est proposé comme moyens, et le processus qui est développé, jusqu’au résultat qui peut être attendu : tout cela reste de l’ordre de l’aléatoire. L’aléatoire est, en l’occurrence, la respiration de la liberté[17] .

On se lamente régulièrement sur la résistance des pédagogues aux grandes idées pédagogiques qui devraient révolutionner leur action. On se désole de ce que la « révolution pédagogique » n’ait pas eu lieu dans la foulée des révolutions politiques. On oublie peut-être que le pédagogue n’est pas un réalisateur d’idées, mais qu’il pousse inlassablement une Idée à travers une matière qui ne cesse pas de résister. Mais il sait que cette résistance, si on parvient à la retourner, peut se transformer en levier d’autonomie pour les enfants, eux-mêmes confrontés à ces obstacles et forgeant leur volonté dans cette confrontation. Rousseau écrit quelque part que l’homme vivant au creux de la nature peut être heureux, mais, faute de rencontrer l’obstacle,  il n’a aucune chance d’être vertueux : la vertu (virtù : la force) se forge dans la rencontre de la résistance. L’idéalisme sied mal à la pédagogie.

Il faut alors prendre très au sérieux ce qui pourrait apparaître, aux yeux des savants de l’éducation, comme un conservatisme du pédagogue. Ce n’est pas qu’il refuse de progresser, mais il garde vive la conscience que le progrès, c’est d’abord celui des enfants qu’il a devant lui et qu’il s’agit de dégager du carcan des déterminations qui l’enserrent, de lui faire rompre les barrières qui entravent son accès à l’autonomie et de s’assurer qu’il est désormais capable d’agir sans devoir mettre les bras d’un autre au bout des siens. C’est un long travail qu’une belle et noble idée humaniste ne peut suffire à accomplir. L’autonomie, pour le pédagogue, c’est de rendre autonome.

Mais le pédagogue a de bonnes raisons de croire en l’accomplissement de sa mission. La grande histoire multiplie les signes qui indiquent que l’humanité se développe dans le sens de la liberté autonome. Et l’on peut vérifier d’expérience que l’enfant entravé sur le chemin de l’autonomie finit toujours par en forcer l’accès,  dût-il recourir aux moyens de la violence. Mais toutes ces raisons ne font pas que le pédagogue doive y croire. La foi du pédagogue reste un pari qui peut-être gagné comme il peut être perdu[18]. Il s’inscrit à l’intérieur de la raison éducative, mais en rompant le processus identitaire qui mettrait l’autre au bout de mon idée, fût-elle la plus généreuse et la plus chrétienne.

Foi pédagogique et foi chrétienne

On peut maintenant s’interroger sur le rapport qu’entretient cette foi pédagogique avec la foi chrétienne.

Une première réponse serait de considérer qu’il n’y a pas de rapport fonctionnel entre les deux univers. La foi du croyant se meut d’un côté, dans l’intériorité du sujet et dans le rapport direct à Dieu, au sein d’une communauté qui préfigure le rassemblement céleste, tandis que la pédagogie évolue dans la dimension strictement anthropologique, sans nécessaire référence à Dieu, tout au plus portée par une « foi laïque »[19]. Il apparaît cependant que le christianisme a, selon l’injonction de son fondateur, à passer dans l’action, qu’il est  praxis pietatis : on ne voit pas, dès lors, en quoi la pédagogie ferait exception à cette mise en œuvre. On peut en effet considérer que si le christianisme touche toute la vie de l’homme, il doive être présent et effectif dès les premiers instants de sa constitution et dans l’action qui la porte vers sa fin. La pédagogie ne peut alors que se couler dans le projet chrétien.

La grande nouveauté, cependant, par rapport à une pédagogie chrétienne instituée et « traditionnelle », c’est que la liberté entre désormais en jeu : il ne s’agit plus de former un chrétien estampillé, mais un homme qui devrait faire à terme le choix du christianisme, et qui pourrait ne pas le faire, et garderait même la liberté de se retourner contre lui. Nous évoluons dans un monde sécularisé, voire athéisé, que le christianisme ne couvre plus totalement : il doit désormais compter avec la liberté de choix de chacun, qui a lui-même à respecter le choix de l’autre. La religiosité renvoie cette fois à la morale, qui met le respect de l’autre avant toutes les options dogmatiques. La proposition chrétienne doit être faite certes, mais d’une façon telle que la liberté reste entière : on ne peut plus faire l’économie de l’adhésion de la personne[20].

La foi pédagogique peut assurément être pensée d’une façon purement laïque : les fondateurs (protestants pour une bonne part) du système français d’éducation en ont fourni l’illustration. Qu’apporte donc de plus à cette foi un fondement chrétien ? Il peut être au contraire un obstacle s’il enferme l’éducable dans un projet dogmatique qui dicte sa loi à la liberté. Mais ce que nous avons développé indique suffisamment qu’il peut en être autrement, que le malentendu entre le christianisme et la pédagogie moderne peut être surmonté, que Rousseau peut entrer en dialogue constructif avec l’Archevêque de Paris.

La foi chrétienne conserve en vérité des atouts à faire valoir dans ce débat. Certes, elle ne peut plus espérer dicter une anthropologie, qui obéit désormais à ses propres lois, scientifiques et « laïques ». Mais ce renvoi au donné anthropocentré n’en dégage que plus purement la volonté d’orienter ce donné dans un sens qui serve vraiment le sujet comme tel. Pour prendre un exemple concret, si les processus d’apprentissage de la lecture sont bien à dégager de la matière humaine, c’est au pédagogue qu’il appartient de donner à ce processus une forme qui permette à l’enfant de s’en faire une œuvre de soi-même, de s’en forger un véritable outil d’autonomie. L’enseignant garde en effet, à travers cet apprentissage, le choix de  l’aliéner ou de l’autonomiser.

On dira que cela n’a rien de spécifiquement chrétien, que l’assimilation du christianisme à un contenu donné peut même compromettre l’accès à l’autonomie.  Mais c’est justement là qu’intervient l’attitude chrétienne, qui va engager la foi, cultivée par ailleurs, dans une construction désintéressée de la personne, sans attendre de « retour sur investissement ». Et la relation à Dieu comme Personne, saisie dans la pleine dimension de son mystère, peut fortement porter la relation pédagogique, qui est relation à l’autre comme personne, dans le respect de son altérité. Elle évite en tout cas d’enfermer la pédagogie dans les contenus positifs des « sciences de l’éducation » comme aussi dans les contenus métaphysiques d’un « humanisme chrétien » qui serait constitué de « valeurs » définissables (alors que l’on sait qu’historiquement, les valeurs chrétiennes ne sont, dans leur  contenu, que la reprises de valeurs païennes, stoïciennes en particulier : l’apport du christianisme est ailleurs). S’il peut encore être question d’humanisme, et d’humanisme chrétien en particulier, son contenu ne peut plus être défini a priori, encore moins imposé en connivence avec le pouvoir politique,  mais il se situe désormais dans l’intention qui porte l’usage que je fais de contenus qui s’imposent dans la réalité.

On se gardera encore de penser que l’institution chrétienne fait la pédagogie moderne chrétienne. L’institution peut certes garantir l’expression de la foi dans un monde sécularisé, face à un laïcisme positiviste d’Etat comme c’est le cas en France, elle peut fournir un cadre éducatif favorable à sa mise en œuvre, mais la foi pédagogique reste l’affaire d’un choix individuel auquel ne peut suppléer aucune institution. Si les institutions éducatives d’obédience chrétienne sont, par atavisme, plus sensibles à la démarche pédagogique, dans la mesure où elles restent plus ouvertes à une visée humanisante et personnalisante, l’affaire n’est pas gagnée pour autant. En effet, la pédagogie n’est pas qu’affaire de bons sentiments et de générosité chrétienne : elle appelle la pensée d’une action qui soit en cohérence avec la fin visée. La reconnaissance de la liberté des enfants de Dieu n’est pas un vain mot : elle doit se traduire par une démarche qui reste portée par cette liberté.

La foi chrétienne peut ainsi prétendre être un levier de la pédagogie, c’est-à-dire de la liberté en construction. Elle n’est certes pas, dans cet exercice, le tout de la foi, qui manifeste d’autres exigences. Il serait même dangereux qu’il y ait identification entre le projet chrétien et le projet pédagogique : on risquerait alors de tomber dans un nouveau sectarisme, qui peut être aussi la tentation des éducateurs accrochés à telle ou telle « église pédagogique », voire même à l’Idée d’éducation prise comme un nouveau dogme[21]. La foi pédagogique ne s’attache pas en effet à un contenu, qui est laissé aux mécanismes de ce monde, lesquels produisent des univers culturels, des finalités sociales, des systèmes d’enseignement, des programmes, etc. Tout cela appartient au « monde » et obéit à des lois qui, matériellement parlant, n’ont rien à voir avec le christianisme : l’apprentissage du calcul, celui de la géographie et même celui de l’histoire suivent des processus didactiques qui ont chacun leur fondement propre. La foi pédagogique s’active ailleurs, au niveau de la relation entre les personnes.

L’esprit du christianisme se manifeste au niveau de la visée humaine qui porte ces apprentissages. On peut vouloir, à travers eux, fabriquer des citoyens utiles, des républicains dociles, des chrétiens formatés ou des libertaires débridés. Mais on peut vouloir, à travers eux, former des hommes libres et responsables de leur liberté, des personnes morales qui s’engagent dans l’existence en se donnant tout à la fois de bons outils pour l’affronter et un esprit qui en assure le sens pour celui qui les met en œuvre. La foi portée par le christianisme peut être le levier de cet esprit : elle ne ferait ici que rejoindre l’attitude de son fondateur, qui laisse chacun  à son état de fait,  tandis qu’il lui demande une conversion en esprit. Ainsi en va-t-il de la conversion à la liberté, qui n’est pas la création d’un autre monde, mais une autre façon de vivre le monde où nous avons été jetés.

Je clôturerais volontiers cet exposé en reprenant un passage du Chant du Cygne de Pestalozzi, où après avoir montré que l’Idée de formation élémentaire renvoyait à des lois qui président au développement de la nature dans toutes ses dimensions, puis démontré que ces lois restaient, dans leur réalisation, tributaires de la condition de chacun, des circonstances qui l’entourent et des événements qu’il traverse, Pestalozzi en vient à définir l’esprit de la Méthode par les deux termes « Amour et foi », Liebe und Glaube. Et il se démarque ici, par rapport aux aventures qu’il a vécues de par son aveuglement dans l’amour, d’une conception naturaliste du plus beau des sentiments humains, pour le resituer dans une perspective morale appuyée par la foi, ce qui lui fait écrire cette phrase extrême, de l’extrémité même qui fait la toute singularité du christianisme dans l’histoire de notre civilisation :

« L’amour même, considéré en tant que simple bienveillance sensible, n’est pas la morale, encore moins la religiosité. Imagine le plus haut degré de bonté sensible, de bienveillance amoureuse portée par la sensibilité, hausse-les même par la pensée au plus haut sommet où puissent les conduire les ressources de l’éducation humaine; imagine les formes les plus attrayantes, mais pourtant purement sensibles, donc purement égocentrées, de l’amour paternel, maternel et fraternel dans la vie domestique ; représente-toi encore une bienveillance dont le ressort est purement sensible, étendue aux amis, aux voisins et aux parents, voire aux nécessiteux et aux pauvres ; imagine tout cela élevé jusqu’aux apparences d’un esprit de sacrifice suprême, animé au seul plan sensible, et cherche à en creuser l’essence et la réalité. Tu constateras – il ne peut en être autrement – que rien de cela, de par ses résultats laissés à eux-mêmes, n’assure aucun fondement solide à la force pure et élevée de la vraie morale, de la religiosité. Tout l’amour, tous les penchants d’ordre simplement sensible que nous éprouvons les uns pour les autres, n’étant généralement fondés que sur la recherche de soi, ne nous conduisent à rien d’autre qu’à aimer notre propre chair et notre propre sang, autrement dit à nous aimer nous-mêmes en nos enfants. Et sur le plan de l’humanité dans son ensemble, tout cela ne nous avance à rien, sinon qu’à aimer ceux qui nous aiment, à faire du bien à ceux qui nous en font : en un mot, à rechercher, dans le cadre étroitement sensible de sentiments égocentrés dont l’ultime conséquence est de conduire à l’inhumanité, le chatouillement d’agréments qui, dans leur essence, ne sont ni la morale, ni l’esprit, ni même la vie, et relèvent uniquement de la nature sensible et animale.

Plus encore qu’un amour animé par la sensibilité, nos forces intellectuelles, lorsque leur stimulant et leur développement ont été laissés à eux-mêmes, sont liées à l’influence de l’animalité égocentrée de notre nature…» [22]

Pestalozzi peut alors, dès le début de sa lettre, faire état d’une foi revivifiée qui se lève sur un monde rendu à son ordre séculier. Il n’est plus chrétien au sens où le christianisme serait la réponse absolue à tous les problèmes de l’humanité. L’humanité a bien sa réalité qui obéit à des lois spécifiques qu’il s’agit de décrypter et d’assumer. Le christianisme est désormais « sel de la terre » pour autant qu’il appelle à donner sens à l’humanité en liberté, mais en sachant que « l’or et les pierres, le sable et les perles ont leur valeur indépendamment de ce sel, et doivent être considérées indépendamment de lui dans leur ordre et leur utilité. Autrement dit, poursuit Pestalozzi, je crois que toute la glèbe de ce monde s’ordonne et se règle indépendamment du christianisme… » [23]

C’est bien la position du pédagogue, qui est contraint de prendre les hommes tels qu’ils sont et d’éclairer la condition qu’ils vivent, de façon à les faire advenir à ce qu’ils doivent être, et qui n’est décidément pas de ce monde. Il ne peut alors, les choses étant ce qu’elles sont, que faire porter son projet par une foi : la foi du pédagogue, qui, si elle ne s’identifie pas à elle, a quelque chose de fondamental

 


[1] Le Dictionnaire Historique de l’éducation chrétienne d’expression française est venu à point pour combler l’ignorance des éducateurs chrétiens eux-mêmes sur une riche tradition.

[2] Cf. Michel Soëtard : Rousseau et l’Idée d’éducation, suivi de Pestalozzi juge de Jean-Jacques, Champion/Slatkine, 2011.- Je me suis efforcé de montrer dans cet ouvrage (au chapitre 3) comment, à travers la Profession de foi du vicaire savoyard, Rousseau s’est efforcé d’intégrer à l’Idée d’éducation qu’il met en place la dimension chrétienne d’une foi pédagogique.

[3] Le témoignage le plus frappant de cette rupture serait la publication des textes de Comenius privés de leur dimension religieuse, elle-même renvoyée au contexte culturel de l’époque – Une exception dans ce malentendu pourrait être représentée par le  P. Laberthonnière (1860-1932), auteur d’une Théorie de l’éducation qui connut 10 éditions : il fut en dialogue avec Ferdinand Buisson et il rédigea une Lettre à un inspecteur d’académie, bientôt propagée par ce dernier dans l’enseignement public (voir l’article « Laberthonnière » dans le Dictionnaire).  Mais les positions ouvertes de l’oratorien  ne furent pas sans lui créer des ennuis de la part de la hiérarchie catholique.

[4] Ces ressorts, essentiellement pédagogiques, sont à distinguer d’entrée de la question d’un Enseignement catholique en tant qu’institution, lequel relève d’un contexte politique.

[5] Gaston Mialaret, Le nouvel esprit scientifique et les sciences de l’éducation, sous-titré : « Essai pour établir un pont entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme », PUF, 2010.

[6] Guy Avanzini, Introduction aux sciences de l’éducation, Privat, éd. mise à jour, 1987, p. 102 ss.

[7] Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989. – François Dubet, Le déclin de l’institution, Le Seuil, 2002. – On se souviendra de l’ouvrage d’Ivan Illich qui a ouvert la brèche en 1970 : Deschooling society (traduit faiblement en français par : Une société sans école).

[8] Voici le texte complet de la citation de Buber  tirée des Reden über die Erziehung : « La question régulièrement mise en avant : Dans quel but, pour quoi doit-on éduquer ? méconnaît la situation. Seules peuvent y répondre des époques qui connaissent une figure valant généralement – le chrétien, le gentleman, le citoyen -, une réponse qui ne se traduit pas nécessairement par des mots, mais qui se situe nettement au-dessus des têtes et vers laquelle pointe l’index. Le modelage de cette figure dans tous les individus, à partir de toutes les matières, c’est la formation. Mais lorsque toutes ces figures se sont brisées, lorsqu’aucune d’entre elles ne parvient plus à s’imposer et à donner forme à la matière actuelle de l’humanité, qu’y a-t-il encore à former ? De norme, de solide maxime de l’éducation, il n’en existe pas, il n’en a jamais existé. Ce que l’on nomme ainsi n’a toujours été que la norme d’une culture, d’une société, d’une église, d’une époque, à laquelle était également soumise l’éducation, comme tout mouvement et toute action de l’esprit qui lui était liée et qui la transposait dans sa langue. Dans le monde formé, il n’y a en vérité pas d’autonomie propre de l’éducation; elle n’existe que dans un monde qui perd sa forme. Ce n’est qu’en lui, dans l’effondrement des liens hérités, dans le tourbillon virevoltant de la liberté que naît la responsabilité personnelle, qui ne peut s’appuyer en dernière analyse, lorsqu’il s’agit d’assumer le poids de la décision, sur aucune église, sur aucune société, sur aucune culture… ».

[9] Cette distinction, que Kant a thématisée, entre connaître et penser, est essentielle pour notre réflexion. La nature humaine est l’objet de connaissances acquises par la science et mises en concepts. Mais le sens à donner à l’action peut être, lui,  pensé sans pouvoir être connu positivement. Ainsi en va-t-il de l’Idée de justice, qui agit bien au travers de ce que nous faisons, mais sans que l’on puisse jamais la connaître de science ; la seule connaissance que je puis en avoir est négative, dans la mesure où je désigne ce qui est injuste.

[10] Parler, avec Luc Ferry, de « transcendance verticale » et de « spiritualité laïque », c’est quelque peu  jouer sur les mots : ou bien tout s’accomplit dans l’immanence, ou bien il faut compter avec une injonction qui vient d’ailleurs, et, s’adressant à une personne, vient d’une autre Personne…

[11] On pourra y voir une résurgence du pélagianisme, qui place toute sa confiance dans la nature humaine et dans son développement endogène. Mais on y trouve surtout l’empreinte d’un scientisme triomphant dans le dernier tiers du XIX° siècle et le premier tiers du XX° siècle. L’ouvrage principal de Maria Montessori ne porte-il pas comme titre : Pédagogie scientifique ?

[12] L’exemple du pédagogue qui se fraie péniblement un chemin à travers la glèbe de ce monde pourrait être donné, dans la foulée de Rousseau,  par Pestalozzi, depuis sa catastrophique expérience du Neuhof jusqu’à l’effondrement de son prestigieux institut d’Yverdon. Cf. Michel Soëtard, op. cit. , 2° partie : « Pestalozzi juge de Jean-Jacques ».

[13] Sur cette question de la foi du pédagogue, on pourra lire les contributions réunies dans l’ouvrage paru aux éd. Don Bosco : La foi du pédagogue.

[14] Je reprends ici l’essentiel des réflexions des trois premiers chapitres de l’ouvrage à paraître aux éditions de L’Harmattan : Le paradigme pédagogique. L’action pédagogique entre science du fait et pensée du sens.

[15] On peut vérifier a contrario les ravages qu’a pu exercer sur l’action pédagogique la thèse sociologique de la « reproduction sociale » mise en honneur par Bourdieu : les acteurs l’ont lue comme une fatalité qui rendait l’action vaine, dans l’attente du « grand soir qui remettrait la société sur ses pieds ».

[16] On distinguera ici la fin ultime de l’éducation, l’autonomie de la personne, et les finalités intermédiaires qui sont visées à titre d’objectifs (par ex. savoir lire), mais ne disent encore rien de la fin ultime qui porte l’action pédagogique (quel homme sachant lire ?).

[17] J’ai toujours été frappé de l’inventivité dont faisaient preuve, dans leur pratique,  les pédagogues historiques – Montessori, Freinet…-, ils étaient à mille lieues de l’application d’un « système », et ils ont régulièrement brocardé les disciples zélés qui se satisfaisaient d’appliquer leur « pédagogie ».

[18] Le pari perdu, c’est lorsque Pestalozzi, l’Emile à la main, éduque son fils Jakob, qui marche à sa ruine, et lorsque Philippe Meirieu évoque le cas de sa fille anorexique qui mit en échec son projet pédagogique, pourtant le plus généreux…

[19] C’est le cas de Ferdinand Buisson, exposé par Jean-Marc Lamarre dans La foi du pédagogue, p. 95-107 : « La foi laïque d’un pédagogue républicain ».

[20] Ce fut la grande rupture du Concile Vatican II et de sa déclaration sur la liberté de croire.

[21] Freinet pourrait fournir un exemple de cette foi pédagogique intégrale. Voir la contribution de Renaud Hétier dans La foi du pédagogue, p. 127-140 : « Freinet entre esprit et matière, quand la pédagogie est l’autre nom de la foi ».

[22] Le Chant du cygne, éd. Fabert, p. 192. – J’ai retracé l’évolution de Pestalozzi à travers sa conception de l’amour dans une contribution à l’ouvrage, La foi du pédagogue, éd. Don Bosco, « Amour et foi la pensée éducative de Pestalozzi ». – La discussion pourrait être ici engagée avec Luc Ferry et son ouvrage La révolution de l’amour, sous-titré Pour une spiritualité laïque (Plon, 2010).  L’explosion de l’amour-passion  n’est pas dissociable de l’émergence de l’amour-devoir : non plus devoir social, mais devoir moral, qui appelle lui-même une dimension religieuse « dans les limites de la simple raison (Vernunft et non pas Verstand !) ». Il est curieux que le traducteur de Kant ne s’en soit pas souvenu !

[23] Lettre à Nicolovius, in Oui ou non ? Ecrits sur la révolution française, éd. LEP, coll. « Pestalozzi », p. 77.