Origine et développement de la pédagogie chrétienne en Italie

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Giuseppe Mari

En Italie aussi, comme dans d’autres pays, le renouveau de la notion de pédagogie chrétienne voit le jour à la suite de la publication en 1879 de l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII. Dans ce document, comme nous pourrons le voir, le Pape entend faire face aux avancées de la modernité, en identifiant chez Thomas d’Aquin une structure propre à favoriser le renouveau d’une pensée – avant tout philosophique, mais également éducative – qui s’inspire de la foi. Sur le plan pédagogique, ce sera à Pie XI, avec l’encyclique Divini Illius Magistri, d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Le Pape était originaire de Milan, et la fréquentation de l’Université Catholique du Sacré Cœur n’était pas étrangère à sa sensibilité pédagogique. La maison d’édition «La Scuola» eut avec l’Université Catholique un lien très étroit lorsque, dans les années qui suivirent la guerre, elle se fit  la promotrice de la pédagogie chrétienne en Italie, notamment par le biais des congrès de «Scholè». En comparant les actes de ces congrès – que La Scuola, aujourd’hui encore, réédite chaque année – il est possible de saisir la richesse et la vitalité de la pédagogie chrétienne en Italie, qui n’a fait que croître grâce aussi à l’apport de nouvelles institutions universitaires catholiques. Voilà, en bref, le chemin que nous nous apprêtons à parcourir ensemble.

1. L’encyclique « Aeterni Patris » (1879) et le renouveau du thomisme

Le XIXème siècle est un siècle d’une grande complexité qui, à côté du  positivisme et de sa conception à tendance matérialiste, voit fleurir l’idéalisme dont l’orientation est diamétralement opposée. Dans ces deux mouvements culturels (qui eurent une  influence certaine dans le domaine pédagogique), on peut  identifier deux vecteurs qui marquent la modernité depuis ses origines. Avant tout, la «réforme de la pensée», introduite par le «Cogito» cartésien qui, sans bien sûr se réduire à des perspectives idéalistes (Descartes était un croyant convaincu, nourri de culture scholastique, comme l’a démontré Gilson dans son Index scholastico-cartésien), mit cependant l’accent sur l’acte cognitif dans sa capacité à concevoir des «idées claires et nettes» en l’introduisant ainsi dans la généalogie culturelle rationnelle à laquelle appartient également l’idéalisme. La même aspiration réformatrice fut poursuivie par l’empirisme dont le positivisme constitue l’une des approches, celle qui – une fois abandonnée la tradition chrétienne et augustinienne qui avait guidé à l’époque le pionnier de l’empirisme, Ruggero Bacone – embrassa une conception matérialiste comme exprimée essentiellement par Hume.

Les deux vecteurs que je viens d’évoquer  diffèrent sur de nombreuses questions, à commencer par celle de la «palme du savoir» que les idéalistes décernent à la philosophie, tandis que les positivistes l’attribuent à la science. Ils concordent toutefois sur un point: le mépris de la foi du point de vue cognitif. Pour les idéalistes en effet, la foi offre une connaissance de type uniquement mythologique qui a besoin d’être purifiée par la philosophie pour devenir digne de connaissance; pour les positivistes, la foi n’est qu’une simple superstition qui ne saurait être considérée comme un début de connaissance: elle doit être purement et simplement supprimée.

Léon XIII  voulut trouver une alternative à  ces courants afin d’offrir la possibilité aux croyants de dialoguer à égalité avec les  non croyants dans le domaine de la culture. Il la trouva dans la pensée de Saint Thomas, car celle-ci conjugue la foi et la raison sans les confondre, comme il le précise lui-même dans Aeterni Patris: «il distingue parfaitement, ainsi qu’il convient, la raison d’avec la foi, il les unit toutes deux par les liens d’une mutuelle amitié: il conserve ainsi à chacune ses droits, il sauvegarde leur dignité, de telle sorte que la raison, portée sur les ailes de saint Thomas, jusqu’au faîte de l’intelligence humaine, ne peut guère monter plus haut, et que la foi peut à peine espérer de la raison des secours plus nombreux ou plus puissants que ceux que saint Thomas lui a fournis». En effet, Thomas tire d’Aristote l’attention au phénomène, en tant que réalité. L’aristotélisme dont il s’inspire n’est cependant pas celui d’Averroès qui embrasse une conception de l’existant purement immanente il puise directement dans la métaphysique d’Aristote qui reconnaît la transcendance de la vérité comme une condition d’intelligibilité de l’existant concret. Derrière le Stagirite, on retrouve en effet le Platon du Phédon, dialogue qui illustre la dimension transcendante. Léon XIII prend une décision qui aura des conséquences importantes pour la pédagogie chrétienne: élever le thomisme au rang de «philosophie officielle» de l’Eglise, en tirant de ce choix des conséquences essentielles pour la pédagogie aussi, comme le prouva la proclamation – De Sancto Thoma Aquinate Patrono coelesti studiorum optimorum cooptando (4 août 1880) – de Thomas d’Aquin en tant que saint patron des écoles catholiques.

2. L’encyclique de Pie XI «Divini Illius Magistri» (1929) comme traduction pédagogique de «Aeterni Patris»?

Cinquante ans après l’encyclique Aeterni Patris, Pie XI – qui avait étudié la philosophie à l’Académie de Saint Thomas d’Aquin à Rome, et qui avait été remarqué par Léon XIII qui l’avait chargé de certaines missions diplomatiques – publia l’encyclique Divini Illius Magistri, explicitement consacrée à l’éducation. Le contexte avait beaucoup changé par rapport à l’époque culturelle à laquelle avait été confronté Léon XIII, mais – dans un certain sens – il en était également la suite logique. En effet, avec le pari du positivisme et de l’idéalisme (auquel avait été confronté Léon XIII), on pouvait penser que la foi était une expression superflue – voire même nuisible – pour la personne et pour la société. Pie XI se rend compte de la force de ce préjugé qui menace directement l’éducation, réduite à un simple naturalisme. En effet – dénonce le Pape – nombreux sont ceux qui, «s’appuyant pour ainsi dire outre mesure sur le sens étymologique du mot, prétendent tirer cette perfection de la seule nature humaine et la réaliser avec ses seules forces. Il leur est donc aisé de se tromper car, au lieu de diriger leurs visées vers Dieu, premier principe et fin dernière de tout l’univers, ils se replient et se reposent sur eux-mêmes, s’attachant exclusivement aux choses terrestres et éphémères». En outre, pour Pie XI, il est désormais clair que les totalitarismes – émergents dans la société de l’époque – représentent une menace pour l’Eglise, notamment pour sa mission éducatrice. Voilà pourquoi, alors qu’il rappelle l’aspect communautaire de l’éducation, il souligne le fait qu’on ne saurait interdire à l’Eglise – en tant que «mère spirituelle» des croyants – d’éduquer, comme il ne saurait être question d’en conditionner l’enseignement. «La conséquence nécessaire en est l’indépendance de l’Église vis-à-vis de tout pouvoir terrestre, aussi bien dans l’origine que dans l’exercice de sa mission éducatrice, et non seulement dans ce qui concerne l’objet propre de cette mission, mais aussi dans le choix des moyens nécessaires ou convenables pour la remplir. (…) l’Eglise a le droit indépendant d’en user et surtout d’en juger, dans la mesure où ils peuvent se montrer utiles ou contraires à l’éducation chrétienne».

Afin de limiter l’intrusion de l’Etat, Pie IX cite explicitement les prises de position de Léon XIII en faveur de l’autorité absolue de la famille quant à l’éducation des enfants. Sur le plan théologique, le point de référence est toujours Thomas dont Pie XI souligne le fait qu’il dit «avec son habituelle clarté de pensée et sa précision de style: « Le père selon la chair participe d’une manière particulière à la notion de principe qui, dans son universalité, se trouve en Dieu (…). Le père est principe de la génération, de l’éducation et de la discipline, et de tout ce qui se rapporte au perfectionnement de la vie humaine »». Voici la conclusion: «En matière donc d’éducation, c’est le droit, ou, pour mieux dire, le devoir de l’Etat de protéger par ses lois le droit antérieur défini plus haut qu’a la famille sur l’éducation chrétienne de l’enfant et, par conséquent aussi, de respecter le droit surnaturel de l’Eglise sur cette même éducation».

L’intervention de Pie XI est certes originale par rapport à celle de Léon XIII, le thème est – sous de nombreux aspects – différent. Cependant elle manifeste un souci du même type: celui qui concerne le «naturalisme», comme l’appelle Pie XI ; elle reflète parfaitement la préoccupation de Léon XIII à l’égard de ceux qui, «exaltant outre mesure les puissances de la nature humaine, prétendent que, par soumission à la divine autorité, l’intelligence de l’homme déchoit de sa dignité native, et, courbée sous le joug d’une sorte d’esclavage, se trouve notablement retardée et embarrassée dans sa marche vers le faîte de la vérité et de sa propre excellence». En ce sens, Divini Illius Magistri constitue la traduction pédagogique d’Aeterni Patris. En outre, Pie XI était doté d’une sensibilité pédagogique particulière: ce n’est pas un hasard si il fut un des plus ardents partisans de la fondation de l’Université Catholique du Sacré Cœur, qui – sur le front éducatif – a représenté et continue de représenter la réponse la plus forte qui ait jamais été développée par la culture catholique italienne.

3. L’Université Catholique du Sacré Cœur, centre d’inspiration pour la pédagogie chrétienne

L’encyclique de Pie XI (élu pape en 1922) date de 1929. Le 7 décembre 1921, celui qui n’était encore que le cardinal Achille Ratti, archevêque de Milan, avait inauguré l’université fondée par le père Agostino Gemelli; ce fut lui qui, en sa qualité de Pape, institua – en 1925 – la «Journée pro Université Catholique» dans le but non seulement de soutenir l’université mais aussi de la faire reconnaître comme l’«Université des catholiques italiens» de la part de la communauté ecclésiale.

La structure des études de l’université fut dès le départ orientée vers le thomisme, même si Gemelli – qui était franciscain – avait fait des études d’empreinte  augustinienne. C’était aussi un scientifique (il avait préparé son doctorat avec Camillo Golgi, prix Nobel de Médecine). Il était psychologue et l’attention accordée à l’aspect concret de ses études basées sur l’observation et l’expérimentation lui rendait familière la perspective thomiste.

Au moment de dresser un bilan à la veille du vingt-cinquième anniversaire de la naissance de la Rivista di filosofia neo-scolastica (la revue de philosophie néo-scholastique de l’Université Catholique), Gemelli, en décrivant les origines de l’orientation néothomiste de l’université milanaise, souligne combien la pensée de Thomas d’Aquin est susceptible d’accueillir les progrès de la science moderne et de les interpréter au sein d’un cadre théorique capable de garantir l’ouverture à la transcendance. «Nous devînmes philosophes pour être ou pour redevenir chrétiens»[1], affirme-t-il. En ce qui concerne l’éducation, le père Gemelli fut un partisan convaincu de la pédagogie chrétienne, telle l’intention exprimée dans cette exhortation adressée à l’étudiant de l’Université Catholique: «il te suffira de te rappeler que l’homme est une unité. (…) Dans la personnalité humaine entrent donc en jeu toutes les fonctions, y compris celles qui, bien qu’étant liées au substrat organique, acquièrent cependant un caractère spécifique par le fait qu’elles tendent à accomplir des tâches non seulement organiques (…) dans l’unité de ce qu’on a appelé le composé humain l’élément directif est l’âme rationnelle, qui confère à la personne humaine son caractère de personne spirituelle»[2].

Parmi les représentants de l’Université Catholique, celui qui affronta le premier le thème de la pédagogie chrétienne fut le philosophe Francesco Olgiati. Il traita le problème aussi bien du positivisme que de l’idéalisme. Il reprocha au positivisme d’avoir abordé la réalité d’un point de vue mécaniste qui dissout l’unité du vivant à partir du moment où il considère comme possible de le décomposer sans s’apercevoir que la méthode adoptée est intimement incohérente avec l’existence concrète de ce dernier. Cette attitude théorique et pratique traite notamment l’homme comme un objet et non comme un sujet, alors que – observe le professeur Olgiati –  «l’éducation n’est pas un fait, mais un acte»[3]: le positivisme méconnaît la complexité de l’être vivant, spécialement de l’être humain, parce qu’il le traite comme une «chose».

A l’opposé, il reproche à l’idéalisme de ramener la réalité concrète de l’existant à l’activité de l’Esprit dans lequel se dissout le caractère propre et unique des sujets empiriques, individuels et concrets. Il transparaît de la réflexion d’Olgiati que sa principale source d’inspiration est le thomisme avec son concept réaliste du fait d’ «être» dans lequel Olgiati reconnaissait l’«âme» de la philosophie thomiste[4].

L’école pédagogique de l’Université Catholique ne remonte toutefois pas à Olgiati, mais à Mario Casotti, le premier titulaire de la chaire de pédagogie, appelé par Gemelli – à 28 ans – en 1924. Lui aussi – comme le fondateur – était un converti, marqué par  l’idéalisme au cours de ses études de philosophie effectuées sous la direction de Giovanni Gentile en 1919. Sa nomination à l’Université Catholique fut donc la conséquence non seulement de la reconnaissance de son indubitable valeur, mais aussi de son cheminement spirituel personnel qui l’avait conduit au catholicisme.

La pédagogie chrétienne de Casotti se structura à partir de la pensée thomiste.  Thomas, philosophe de l’être, offre à Casotti une approche du problème pédagogique capable d’éviter les deux extrêmes du matérialisme et de l’idéalisme. Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’il affronte le thème de l’enseignement, il identifie dans la thèse d’Averroès de l’idéalisme[5]. La corroboration de l’être dans la dynamique cognitive nous amène à reconnaître le caractère actif de la connaissance humaine qui cependant ne crée pas la réalité mais la trouve déjà donnée[6]. En opposition au naturalisme du positivisme ou de l’idéalisme, qui se traduit par l’absolutisation de l’évolution ou de l’histoire, la pédagogie inspirée de la foi considère la nature comme une condition nécessaire quoique non suffisante à l’éducation de l’être humain[7]. Casotti souligne comment l’idéalisme et le matérialisme partagent la même fermeture à la transcendance[8].

Avec son successeur, Aldo Agazzi, personnage non seulement d’une grande envergure intellectuelle, mais également introduit dans les milieux ministériels, s’ouvrirent de nouveaux horizons. Une longue collaboration avec la maison d’édition La Scuola (dont il devint le référent pédagogique après la mort de Casotti) lui donna l’autorité qui lui permit d’influer concrètement sur la politique scolaire italienne pendant plus de vingt ans, en inspirant – notamment – la réforme des collèges. Alors que l’inspiration culturelle de Casotti était essentiellement thomiste, celle d’Agazzi  plus augustinienne le rendit attentif à la contextualisation de la pédagogie chrétienne au sein de la culture pédagogique de l’époque. Ce dernier favorisa en effet le rapprochement avec les sciences humaines, et guida un grand nombre d’élèves vers la carrière universitaire.  Parmi ses autres charges, il fut le secrétaire de «Scholè», le centre d’études pédagogiques des professeurs universitaires chrétiens, fondé par la maison d’édition La Scuola: un vecteur de développement de la pédagogie chrétienne en Italie.

4. La maison d’édition La Scuola et la pédagogie chrétienne

En 1954, la maison d’édition La Scuola fonda – en suivant l’exemple du centre d’études philosophiques de Gallarate (fondé en 1945) – «Scholè», dirigé par un comité de direction, composé de Casotti qui en fut le premier secrétaire  et des pédagogues catholiques italiens: Giuseppe Flores d’Arcais (Padoue), Luigi Stefanini (Padoue), Aldo Agazzi (Université Catholique du Sacré Cœur), Gesualdo Nosengo (Rome) et Giovanni Calò (Florence). Depuis cette date, «Scholè» a organisé plus de cinquante congrès qui couvrirent une vaste gamme de thématiques pédagogiques et qui réunirent chaque année une bonne centaine de professeurs d’université (titulaires et associés) catholiques, provenant de toutes les universités italiennes.

Outre cette louable initiative, la maison d’édition La Scuola – au cours de son existence plus que centenaire – a organisé une série d’autres manifestations en faveur de la pédagogie chrétienne. Pour comprendre la raison de cet engagement, compte tenu aussi du fait qu’il s’agit d’une maison d’édition qui n’est liée à aucune institution religieuse, il convient d’en connaître l’histoire – ne serait-ce que brièvement.

C’est en 1904 que La Scuola, voulue par un groupe de catholiques de Brescia en vue de soutenir la revue «Scuola Italiana Moderna» [Ecole Italienne Moderne, n.d.t.] (fondée en 1893 et destinée aux enseignants de l’école primaire), voyait le jour. Après des débuts difficiles, la nouvelle maison d’édition connut un développement extraordinaire après la fin de la deuxième guerre mondiale, en même temps que la reconstruction du pays et l’engagement – politique aussi bien que social – des catholiques. De nombreuses initiatives virent le jour, qui s’appuyaient sur une collaboration étroite avec l’Université Catholique du Sacré Cœur, dont celle de Vittorino Chizzolini diplômé en pédagogie de cette université, figure exemplaire de laïc consacré (il appartenait à l’Institut séculier fondé par le père Gemelli; son procès en béatification est en cours). C’est sur son impulsion que fleurirent aussi bien des initiatives éditoriales que des cours de mise à jour pour les enseignants de tous les degrés scolaires, diffusés en collaboration avec les revues pour enseignants de La Scuola.

Petit à petit, Chizzolini commença à travailler avec  monseigneur Vincenzo Giammancheri, diplômé lui aussi – mais en philosophie – de l’Université Catholique et collaborateur de longues années durant les évêques de Brescia pour le secteur de la culture. La principale initiative due à l’impulsion de mons. Giammancheri et menée sous la direction de Mauro Laeng (qui chemina en union étroite avec Chizzolini et devint professeur de pédagogie à l’Université de Rome III), fut l’Enciclopedia pedagogica, en 6 volumes et un tome de mise à jour. Devenu le secrétaire de «Scholè», mons. Giammancheri voulut relancer la pédagogie chrétienne en organisant les congrès : «La pédagogie chrétienne du XXème siècle entre critique et projet» en 1999 et «L’éducation chrétienne au seuil du nouveau millénaire» en 2000. Il s’agissait là de deux initiatives dans lesquelles se retrouvaient l’engagement centenaire de la maison d’édition La Scuola qui, à l’occasion du centenaire de sa fondation,  publia (sous la direction de Luciano Pazzaglia, ex titulaire de la chaire d’histoire de l’éducation  à l’Université Catholique, devenu secrétaire de «Scholè» après la mort de mons. Giammancheri) son propre Catalogue historique. Nous ne pouvons pas cependant  ignorer le fait que pour «Scholè» aussi – comme pour tout le monde catholique –  Soixante-huit représenta un moment crucial. A partir de cette date, en effet, les congrès furent interrompus: ils ne reprirent qu’en 1975 avec la prise de fonction au poste de secrétaire de mons. Giammancheri.

5. Le passage critique de Soixante-huit

L’Université Catholique fut un des centres dans lesquels la «Contestation», dont les leaders, dans de nombreux cas, étaient des étudiants de l’université, s’exprima principalement. Comme nous le savons, il s’est agi d’un moment de transition délicat qui a entraîné de nombreux problèmes, mais qui a également offert l’opportunité d’une  remise en question.

D’un point de vue constructif, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, on a pu observer l’ascension du paradigme des sciences de l’éducation, d’origine française, où – en 1967 – avait été introduite la licence en sciences de l’éducation. Le changement entraîna une crise du modèle pédagogique précédent, fondé sur la philosophie, qui évolua au bénéfice des sciences humaines. En ce qui concerne la pédagogie chrétienne, elle connut une crise à l’égard de sa matrice confessionnelle en raison du besoin croissant de «scientificité».

En Italie, la nouvelle sensibilité fut accueillie essentiellement par l’Université Pontificale Salésienne qui devint un centre d’études extrêmement vivant, visant à conjuguer l’inspiration confessionnelle et la méthode scientifique. Les difficultés et les contradictions ne manquèrent pas, mais la pédagogie chrétienne en sortit – dans l’ensemble – rajeunie et impliquée dans les changements culturels contemporains. Les salésiens publient la revue «Orientamenti pedagogici» [Orientations pédagogiques, n.d.t.], tout comme la maison d’édition La Scuola publie la revue «Pedagogia e vita» [Pédagogie et vie, n.d.t.] (étroitement liée à l’Université Catholique qui n’a pas de revue de pédagogie). Aussi d’inspiration salésienne est la faculté pontificale «Auxilium», fondée par les Filles de Marie Auxiliatrice qui publient la «Rivista di scienze dell’educazione» [Revue de sciences de l’éducation, n.d.t.], pendant que l’Université Libre «Maria SS. Assunta» [Sainte Marie de l’Assomption, n.d.t.] est liée à un institut séculier consacré à l’éducation des jeunes.

La situation de la pédagogie chrétienne se ressent aujourd’hui du passage historique de soixante-huit sur plusieurs aspects. Elle a, avant toute chose, développé une ouverture évidente à l’égard des sciences et de la pédagogie laïque, en épousant  même des points de vue culturels non enracinés dans l’expérience ecclésiale et dans l’enseignement de l’Eglise. Ce phénomène a grandement élargi les perspectives et enrichi la proposition. Il a en même temps rendu moins évidente la spécificité «chrétienne» de la réflexion en la faisant parfois apparaître davantage comme le résultat d’un travail d’étude et de la pensée de chercheurs «chrétiens» plutôt que comme l’effet de la retombée éducative de la foi chrétienne en tant que telle. En tous les cas, grâce surtout à l’action de «Scholè», le sentiment d’appartenance à une communauté des chercheurs et d’enseignants, qui se reconnaissent dans le christianisme et dans la communauté ecclésiale, est resté et demeure encore évident. Il s’agit là d’une opportunité précieuse, fort utile, notamment, pour éviter que la foi ne se fonde dans une instance religieuse  privée de tout enracinement conscient dans le Christ. C’est ce qu’a rappelé le cardinal Camillo Ruini, à l’époque président de la Conférence Episcopale Italienne, lors de son intervention au congrès de «Scholè» en 1999: «Votre contribution de pédagogues passe bien sûr par les difficultés de votre étude, de votre engagement didactique, de votre présence au sein des débats sur l’éducation, sur l’école, etc. Mais nous ne pouvons pas nous cacher à nous-mêmes, croyants, le fait que l’efficacité de tout ce que nous faisons et de tout ce que nous disons pour annoncer et pour montrer à l’humanité d’aujourd’hui la vérité de Jésus Christ et de l’homme est lié à notre témoignage personnel»[9].

6. Richesse et variété de la pédagogie chrétienne en Italie, aujourd’hui

Dans l’ensemble des universités italiennes – publiques et privées – la pédagogie chrétienne est aujourd’hui bien représentée. La période critique de soixante-huit a entraîné une profonde révision qui a permis d’élargir les horizons (comme dans le cas du paradigme des «Sciences de l’éducation»). Il y eut bien sûr une certaine confusion, mais ce qui recommence aujourd’hui à se manifester – grâce surtout au pontificat de Jean-Paul II –, c’est la reconnaissance de la contribution que la foi chrétienne apporte à l’anthropologie et à l’éducation. Ce n’est pas un hasard si le rappel de Benoît XVI de  veiller à  l’«émergence éducative» a suscité attention et consensus aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Eglise, alors que les initiatives de confrontation entre croyants et non croyants se multiplient[10]. Au cours des années à venir, ce thème sera au  cœur des préoccupations : les évêques italiens ont  ainsi décidé de consacrer la décennie pastorale en cours (2010-2020) à l’éducation, considérée – comme on peut le lire dans la Présentation  (signée par l’actuel président de la Conférence Episcopale Italienne, le cardinal Angelo Bagnasco) du document épiscopal Educare alla vita buona del Vangelo [Eduquer à la bonne vie de l’Evangile, n.d.t.] (2010) – «un défi culturel et un signe des temps, mais avant tout une dimension constitutive et permanente de notre mission qui consiste à rendre Dieu présent dans ce monde et à faire en sorte que tout homme puisse le rencontrer».

Au sein du groupe de «Scholè» se trouvent les tendances les plus variées aussi bien pour ce qui est des domaines disciplinaires (de la pédagogie fondamentale à l’histoire de l’éducation, de la didactique à la pédagogie expérimentale) qu’en ce qui concerne les orientations culturelles. L’élément qui unit les diverses perspectives (à part la foi chrétienne et sa corroboration également pédagogique) est la reconnaissance dans la personne du trait caractéristique de l’être humain.

Dire «personne» signifie insister sur le profil relationnel de l’homme, en y incluant la dimension transcendante à côté et au-delà de la dimension sociale. Cette référence est particulièrement présente dans les trois familles qui – grosso modo – connotent les pédagogues italiens. Celle ayant une tradition plus ancienne est représentée par les pédagogues d’inspiration métaphysique qui constituent cependant aujourd’hui le groupe le plus restreint car, au cours des dernières années, la métaphysique a été peu  prise en compte dans les études. Le groupe le plus consistant est celui qui s’inspire d’une vision herméneutique qui recouvre en réalité des inspirations culturelles très différentes. Numériquement parlant, la tradition phénoménologique est quant à elle un peu moins significative, mais elle en peut constituer un rappel implicite dans la mesure où il est facile de la ramener à des points communs, comme l’attention à la dimension des émotions et des sentiments.

Toutefois, la plupart des pédagogues catholiques italiens, conformément à la complexité du contexte culturel contemporain, ne s’identifient pas de manière nette et précise à une seule orientation de pensée, mais  appartiennent à des courants composites à cause des intérêts personnels des chercheurs comme des contextes spécifiques dans lesquels ils opèrent. C’est sans doute aussi cette condition qui contribue à donner vie à une présence qui, bien qu’affrontant le problème de la sécularisation et du relativisme, continue de représenter un point de repère dans le panorama pédagogique italien.

 


[1] A. Gemelli, Compiti e missione della neoscolastica italiana dopo venticinque anni di lavoro [Tâches et mission de la néo-scholastique italienne au bout de vingt-cinq ans de travail, n.d.t.], in AA.VV., Indirizzi e conquiste della filosofia neoscolastica italiana [Orientations et conquêtes de la philosophie néo-scholastique italienne, n.d.t.], Milano, Vita e pensiero, 1934, p. 5.

[2] A. Gemelli, Doveri e missione di uno studente dell’Università Cattolica del Sacro Cuore [Devoirs et mission d’un étudiant de l’Université Catholique du Sacré Cœur, n.d.t.], Milano, Vita e pensiero, 1956, p. 21.

[3] F. Olgiati, Primi lineamenti di pedagogia cristiana [Premiers éléments de pédagogie chrétienne, n.d.t.], Milano, Vita e pensiero, 1924, p. 33.

[4] Cfr. F. Olgiati, L’anima di San Tommaso, [L’âme de Saint Thomas,n.d.t.] Milano, Vita e pensiero, s.d. [1922].

[5] Cfr. M. Casotti, La pedagogia di S. Tommaso, [La pédagogie de Saint Thomas, n.d.t.] Brescia, La Scuola, 1931, p. 26.

[6] Cfr. ibi, p. 53.

[7] Cfr. ibi, p. 72.

[8] Cfr. M. Casotti, Maestro e scolaro, [Maître et élève, n.d.t.] Brescia, La Scuola, 19533, pp. 39-40, 119, 131-134.

[9] C. Ruini, Spunti di riflessione sul Progetto culturale nell’ottica dell’educazione [Eléments de réflexion sur le Projet culturel dans la perspective de l’éducation, n.d.t.], in La pedagogia cristiana nel Novecento tra critica e progetto [La pédagogie chrétienne au XX-ème siècle, entre critique et projet, n.d.t.], Actes du  XXXVIII-ème Congrès de Scholè (Brescia, 7-8.9.1999), Brescia, La Scuola, 2000, p. 268.

[10] Cfr. B. Forte, G. Giorello, Dove fede e ragione si incontrano? [Où la foi et la raion se rencontrent-elles, n.d.t.], Milan, S. Paolo, 2006; P. Coda, E. Severino, Dov’è la famiglia [Où est la famille, n.d.t.], ivi, 2008; E. Galli della Loggia, C. Ruini, Confini [Frontières, n.d.t.], Milan, Mondadori, 2009; F. Brancato, S. Natoli, Dialogo sui Novissimi [Dialogue sur les Novissimi, n.d.t.], Troina (EN), Città Aperta, 2009; E. Lecaldano, E. Salman, Etica con Dio, etica senza Dio [Ethique avecDieu, éthique sans Dieu, n.d.t.], Udine, Forum, 2009; F. Ventorino, P. Barcellona, L’ineludibile questione di Dio [L’inéluctable question de Dieu, n.d.t.], Milan, Marietti, 2009; M. Cacciari, P. Coda, Io sono il Signore Dio tuo [Je suis le Seigneur, ton Dieu, n.d.t.], Bologne, Il Mulino, 2010; C.M. Martini, G. Giorello, Ricerca e carità [Recherche et charité, n.d.t.], Milan, Editrice San Raffaele, 2010; M. Cacciari, E. Bianchi, Ama il prossimo tuo [Aime ton prochain, n.d.t.], Bologne, Il Mulino, 2011;  C.M. Martini, I. Marino, Credere e conoscere [Le croire et le connaître, n.d.t.], Turin, Einaudi, 2012;  G. Ravasi, A. Sofri, Beati i poveri in spirito perché di essi è il regno dei cieli [ Heureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux est à eux, n.d.t.], Turin, Lindau, 2012