L’éducation dans les Essais

La fantaisie spartiate de Montaigne

Adèle Payen de La Garanderie*

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Résumé : Il fut peut-être trop souvent oublié que le chapitre « De l’institution des enfans » des Essais est avant tout une « fantasie » que Montaigne dit avoir « contraire au commun usage ». Sa fantaisie se place sous le signe d’un modèle politique et éducatif antique, disparu : Sparte, modèle d’Etat militaire opposé de tous temps au modèle athénien, révéré par les humanistes de la Renaissance. Le privilège qu’accorde Montaigne aux armes par rapport aux lettres, à Sparte contre Athènes, ne manque pas de surprendre, surtout sous la plume d’un adorateur des Muses nourri de lettres classiques. Montaigne a-t-il véritablement rêvé d’une éducation spartiate ? Cet article propose de comprendre le modèle spartiate comme une hypothèse de pensée, un « procédé utopique » : dans son laboratoire rhétorique et philosophique, l’essayiste expérimente l’anti-intellectualisme lacédémonien à des fins polémiques et éthiques. L’hypothèse spartiate permet alors de comprendre ce que Montaigne refuse dans l’éducation de son temps et quelles sont les valeurs pédagogiques qu’au contraire il défend.
Mots-clés : Montaigne, éducation spartiate, procédé utopique, pédagogie Renaissance.

Sparte, un topos idéalisé autant que réprouvé

« Il est surprenant de constater que ce n’est pas Athènes, « berceau de la démocratie », mais Sparte qui a le plus nourri l’imagination et la réflexion politique depuis l’Antiquité[1]. » En faisant de ce constat le point de départ de leur étude historique, Jacqueline Christien et Françoise Ruzé éclairent d’emblée leur objet de travail, Sparte, selon le prisme particulier de ses multiples reconstructions a posteriori. Les principales sources dont on dispose en effet sont les œuvres d’historiens grecs ayant plus ou moins directement connu Sparte : Hérodote, Thucydide, Polybe, Xénophon, Plutarque. Nous ne disposons donc que de jugements extérieurs – généralement athéniens – sur Sparte, qui a suscité autant d’admiration que de méfiance. Les mises en garde d’Aristophane et d’Aristote face aux dérives cruelles et totalitaires du gouvernement lacédémonien n’empêchèrent pas l’idéalisation progressive de la cité, en particulier avec Plutarque, dont l’œuvre nourrira l’imaginaire spartiate de la Renaissance : Lycurgue devient le parfait législateur, l’agôgè militaire un modèle pédagogique, on imagine Sparte comme la société égalitaire et vertueuse par excellence.

Dans les Essais, Sparte fait l’objet d’un discours presque toujours élogieux – Montaigne récuse simplement le fanatisme qui amenait à fouetter des petits garçons parfois jusqu’à la mort en l’honneur de Diane[2]. L’essayiste défend ainsi les récits de Plutarque contre l’historien Jean Bodin, qui voyait dans les récits lacédémoniens du Béotien de pures affabulations :

Et ce que Plutarque aussi recite, avec cent autres tesmoins, qu’au sacrifice, un charbon ardant s’estant coulé dans la manche d’un enfant Lacedemonien, ainsi qu’il encensoit, il se laissa brusler tout le bras jusques à ce que la senteur de la chair cuyte en vint aux assistans. Il n’estoit rien selon leur coustume, où il leur allast plus de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme et de honte, que d’estre surpris en larecin. Je suis si imbu de la grandeur de ces hommes là que non seulement il ne me semble, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, que je ne le trouve pas seulement rare et estrange. L’histoire Spartaine est pleine de mille plus aspres exemples et plus rares : elle est à ce pris toute miracle[3].

Miracle ou « mirage spartiate[4] » dans les Essais ? Montaigne idéalise-t-il Sparte ? S’il témoigne d’une profonde admiration pour Sparte, en particulier pour son modèle éducatif, il semble avoir également conscience que la cité est « à la vérité monstrueuse par sa perfection[5] ». Montaigne sait parfaitement qu’il hérite d’un mythe ambivalent : louée par Xénophon et par Plutarque, Sparte fut aussi très tôt critiquée pour son anti-intellectualisme et pour la cruauté de certains rites et pratiques pédagogiques[6]. « Montaigne’s attitude towards Sparta is, in fact, a mixture of admiration and awe[7] » commente J. J. Supple. Surtout, à une époque où la rhétorique française est florissante et se revendique l’égale, dans le cadre de la translatio imperii et studii, de son ancêtre athénienne, choisir Sparte comme modèle a de quoi surprendre.

L’opposition entre Sparte et Athènes traduit un débat essentiel à la Renaissance concernant l’éducation du jeune noble. On pourrait le formuler en ces termes : faut-il privilégier une éducation entièrement militaire, selon la tradition chevaleresque médiévale, ou bien faut-il au contraire faire du jeune noble un courtisan lettré, selon la tradition humaniste naissante ? Faut-il choisir les armes ou les lettres ? La littérature suscitée par ce débat est foisonnante, citons les titres évocateurs de Lancelot de Carle, Dispute qu’il est necessaire à un grand Prince sçavoir les Lettres, & que par ce moyen la vertu se peult apprendre (1548), de Louis le Roy, De la vicissitude et varieté des choses en l’univers, et concurrence des armes et des lettres par les premieres et plus illustres nations du monde (1577), de Nicolas de Cholières, « Des Lettrez & guerriers » (1611) pour la France, ou encore de Stefano Guazzo, Dialoghi piacevoli […] del paragone delle Arme & delle Lettere (1587) en Italie. Même si l’idéal chevaleresque est toujours bien vivant en France à la Renaissance, la tradition militaire, qui a connu son heure de gloire au Moyen-Âge, se voit progressivement remise en question par les humanistes, dont les idées gagnent de plus en plus les cours aristocratiques. Montaigne s’est vivement intéressé à ce débat, il a examiné et comparé les grandes figures de guerriers et de philosophes : en choisissant Sparte, associée dans les esprits de l’époque à une éducation militaire méprisant les lettres, Montaigne refuse assurément de suivre la pédagogie humaniste. Lorsque Montaigne écrit que « l’estude des sciences amollit et effemine les courages, plus qu’il ne les fermit et aguerrit », que l’Etat qui lui semble le plus fort de son temps, l’Empire ottoman, se caractérise par « l’estimation des armes, et mespris des lettres[8] », est-ce donc qu’il défend un anti-intellectualisme radical ? Il écrit certes par ailleurs que « c’est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service[9] » ou encore que « c’est à la vérité une très-utile et grande partie que la science[10] », mais il faut noter que ce sont toutes deux des concessions.

En parcourant l’ensemble des Essais, on remarque que Montaigne semble privilégier les hommes non pas uniquement guerriers mais polyvalents, cultivant à la fois l’art de se battre et les lettres. Il s’attarde ainsi sur des figures de « suffisans hommes aux maniemens des choses publiques, des grands capitaines et grands conseillers aux affaires d’estat » qui ont « esté ensemble tres sçavans[11] », parmi lesquels César, Xénophon, Alexandre ou encore Epaminondas sont ses préférés. Montaigne montre par ailleurs à plusieurs reprises que les Spartiates ne dédaignaient pas les lettres dans leur intégralité. Il rappelle ainsi qu’ils sacrifiaient aux Muses avant d’aller combattre, afin que leurs exploits restent dans les mémoires[12], qu’ils accordaient de l’importance à l’histoire[13] et qu’ils révéraient Homère, « très-bon maistre de la discipline guerrière » [14]. Aussi, pour Paul Porteau, l’anti-intellectualisme de Montaigne, en particulier dans l’essai « Du pédantisme », ne peut qu’être avant tout l’effet d’une mode, héritière de l’exercice scolaire du pro et contra. Il rappelle ainsi qu’il était « de bon ton, dans certains milieux académiques, de professer « le mépris des lettres » et le désaveu de la civilisation elle-même[15]. » De là, il considère que l’éloge de Sparte dans les Essais est avant tout un pur jeu rhétorique : « On compose un paradoxe pour son plaisir personnel, et s’il se peut, pour l’agrément de son lecteur. […] Le thème importe peu. La thèse n’est pas moins indifférente. Jamais paradoxiste n’a rien prétendu démontrer ; peu lui chaut du pour ni du contre[16]. » Pourtant, nous l’avons dit, et J. J. Supple insistait sur ce point, le « pédantisme à rebours » de Montaigne, selon l’expression de P. Porteau, s’inscrit dans un débat fondamental, éthique bien plus que rhétorique, concernant l’éducation des jeunes nobles à la Renaissance. Montaigne fait plus que jouer, il prend également position dans ce débat, contre une certaine éducation humaniste qu’il nous faudra préciser et pour, a contrario, défendre une autre pédagogie. Le modèle de pensée que constitue Sparte ne relève pas seulement d’un paradoxe ludique, il est aussi une véritable arme rhétorique et un manifeste éthique.

1. Le paradoxe spartiate, un choix socratique

Si Montaigne affirme que « c’est à la vérité une très-utile et grande partie que la science », c’est pour préciser ensuite très vite qu’il « n’estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu’aucuns luy attribuent », qu’il ne croit pas « ce que d’autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance. Si cela est vray, il est subject à une longue interpretation[17] ». Le mépris des lettres et le dénigrement de la Rhétorique cherchent à affaiblir l’équivalence entre savoirs et vertu, considérée par les humanistes comme un des piliers de l’éducation. L’idéal humaniste, en particulier avec Erasme, faisait en effet du logos grec le propre de l’homme le rendant supérieur aux bêtes, logos qu’ils traduisaient parfois par un jeu de paronomase entre ratio (raison) et oratio (discours). Pour Guillaume Budé par exemple, que ce soit dans le De Studio ou L’Institution du Prince, les Lettres sont pensées comme l’instrument fondamental de communication entre les hommes, et également avec Dieu. Etienne Pasquier, dans Le Pourparler du Prince, en s’adressant aux « lettres humaines », condense toute la conception humaniste en quelques mots : « Vous premieres, le monde estant encores brusque, polites noz esprits, premières nous aconduites à vertu, induites à conversation mutuelle les hommes, espars çà & là, & vaguans en façon de bestes[18]. » Dans cette perspective, l’homme ne peut devenir homme qu’à travers l’étude, ce à quoi s’oppose Montaigne quand il écrit qu’il ne croit pas « que la science est mere de toute vertu ». Il semble ainsi bien moins s’intéresser à Sparte pour son idéal d’aretê guerrière ou ses exploits militaires, que pour son attitude à l’égard des Lettres, parfaitement contradictoire à l’idéal humaniste. Conscient de cette opposition, il la souligne même dans le passage suivant avec la thématisation négative : « ce n’est pas… mais (c’est)… » :

Quand Agesilaus convie Xenophon d’envoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la Rhetorique, ou Dialectique : mais pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit, asçavoir la science d’obeir et de commander. […] Le plus fort estat, qui paroisse pour le present au monde, est celuy de Turcs, peuples egalement duicts à l’estimation des armes, et mespris de lettres[19].

Le choix d’une position radicalement contraire à celle de son adversaire était une stratégie à l’œuvre également dans l’exercice scolaire traditionnel du pro et contra, source que propose Paul Porteau. Il rappelle ainsi l’existence de nombreux traités faisant le procès de la science, dans le but simplement d’exercer la plume et l’esprit, à l’image notamment du Progymnasma adversus Literas et Literatos de Lilius Gregorius Gyraldus, publiés à Florence en 1551, qui devaient partager certainement, avec Montaigne, une source latine commune. Montaigne défend en effet, dans le chapitre « De l’art de conferer », son amour des paradoxes et des contradictions, parce qu’ils stimulent la pensée et l’action. Contrairement aux idées véhiculées par l’enseignement institutionnel, les bons exemples auraient bien moins d’intérêt que les mauvais, par opposition auxquels il est possible de (se) penser, comme le suggère la construction comparative « aussi… que » répétée quatre fois en anaphore :

Estant peu apprins par les bons exemples, je me sers des mauvais : desquels la leçon est ordinaire : Je me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme j’en voyoy de fascheux : aussi ferme, que j’en voyoy de mols : aussi doux, que je voyoy d’aspres : aussi bon, que j’en voyoy de meschants. Mais je me proposoy des mesures invincibles. Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conference[20].

Ces « mesures invincibles », c’est-à-dire « visées inaccessibles » ne sont-elles pas de la même nature que les propositions pédagogiques que Montaigne adresse à Diane de Foix dans le chapitre « De l’institution des enfans », qu’il qualifie de « fantasie » qu’il aurait « contraire au commun usage[21] », contraire à l’enseignement existant, donc ? Ontologiquement, la fantaisie est chimère, elle s’assume comme pur produit de l’imagination, différant radicalement du réel ; elle possède aussi une certaine dimension obsessionnelle, proche de la lubie. Surtout, formellement, elle peut aussi s’entendre comme un exercice de variation libre, qui prend le contre-pied de règles ordinaires et usuelles, par besoin de nouveauté, contre un système que Montaigne récuse. L’exercice du pro et contra devient avec Montaigne une véritable arme rhétorique et philosophique. Il permet en effet, par contraste, de souligner les excès ou les manques, les incohérences ou les dangers de la position inverse.

Mais, entre autres choses, cette police de la plus part de noz colleges, m’a tousjours despleu. […] Arrivez y sur le point de leur office : vous n’oyez que cris, et d’enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere. Quelle maniere, pour esveiller l’appetit envers leur leçon, à ces tendres ames, et craintives, de les y guider d’une troigne effroyable, les mains armées de fouets ? Inique et pernicieuse forme[22].

Dans le chapitre « De l’institution des enfans », écrit sous forme de lettre adressée à la comtesse Diane de Foix, Montaigne présente un programme d’éducation qui s’inscrit résolument dans le refus d’une rhétorique cultivée uniquement pour elle-même. Diane de Foix attend un enfant (Montaigne lui prédit évidemment un garçon) : c’est donc à l’éducation d’un jeune aristocrate issu de la noblesse d’épée qu’il se consacre. La singularité de ce chapitre est que Montaigne semble en fait accorder autant voire plus d’importance à la qualité du futur précepteur : ses propositions concernent autant le rôle qu’il devra tenir, la manière dont il devra le faire travailler, que les résultats auxquels Montaigne espère faire parvenir le petit élève. La « fantaisie » de Montaigne commence véritablement lorsqu’il souhaite que le précepteur « se conduisist en sa charge d’une nouvelle manière[23] », au rebours de ces maîtres d’école terrifiants.

Montaigne fanfaronne par esprit de contradiction, d’une manière qui rappelle à bien des égards celle de Socrate dans le Protagoras de Platon. Contre un Protagoras qui se veut le représentant de la sophistique et de la démocratie athénienne, Socrate défend en effet, de façon volontairement provocante, une Sparte philosophe[24] :

« C’est en Crète et à Lacédémone, en effet, plus que nulle part ailleurs en Grèce, que le désir pour le savoir existe depuis plus longtemps, et est le plus répandu, et c’est également là, à cet endroit de la terre, qu’il y a le plus de sophistes ; mais ces peuples le nient, et feignent d’être ignorants, comme les sophistes dont Protagoras parlait tout à l’heure, afin de ne pas laisser transparaître qu’ils doivent au savoir leur supériorité sur les autres Grecs, et de faire croire qu’ils la doivent à leur art du combat et à leur courage : ils pensent en effet que les autres peuples se mettraient tous à pratiquer, eux aussi, le savoir, s’ils apprenaient que c’est à lui qu’ils doivent leur supériorité. Par cette dissimulation, ils abusent complètement les « laconisants » des autres cités […][25].

Pour les commentateurs, une telle affirmation ne peut tenir que d’une plaisanterie ironique et désinvolte. Frédérique Ildefonse, pour sa part, estime qu’il faut aussi, en partie, la prendre au sérieux : la plaisanterie prend le contre-pied radical de la sophistique et de la rhétorique, pour mieux en souligner les dysfonctionnements. La dissimulation lacédémonienne est digne de l’eiron des comédies grecques et s’oppose volontairement à l’alazon[26] sophiste. Cela certainement a dû séduire Montaigne, qui connaissait le Protagoras, comme en témoigne cette comparaison des maîtres d’école de son temps aux sophistes :

Ces maistres icy, comme Platon dit des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui promettent d’être les plus utiles aux hommes, et seuls entre tous les hommes, qui non seulement n’amendent point ce qu’on leur commet, comme faict un charpentier et un masson : mais l’empirent, et se font payer de l’avoir empiré. Si la loy que Protagoras proposoit à ses disciples, estoit suivie : ou qu’ils le payassent selon son mot, ou qu’ils jurassent au temple, combien ils estimoient le profit qu’ils avoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent sa peine : mes pedagogues se trouveroient chouez, s’estans remis au serment de mon experience[27].

La première critique de l’enseignement sophiste renvoie vraisemblablement au Ménon (91c-e), mais rappelle aussi le début du Protagoras, où Socrate demande à Hippocrate quel est le contenu de l’enseignement des sophistes. Socrate montre alors que la sophistique et la rhétorique, censées permettre de discourir sur tout, n’ont en vérité aucun objet (311d-312e). Surtout, l’évocation de la « loi » du sophiste renvoie directement au Protagoras (328b-c). Il est donc fort probable que Montaigne, en choisissant de défendre Sparte, se soit souvenu de l’attitude provocante de Socrate face à Protagoras, allant même jusqu’à reproduire un ethos de feinte modestie, dissimulant son savoir :

Aussi moy, je voy mieux que tout autre, que ce ne sont icy que refveries d’homme, qui n’a gousté des sciences que la crouste premiere en son enfance, et n’en a retenu qu’un general et informe visage : un peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise. […] Et n’est enfant des classes moyennes, qui se puisse dire plus sçavant que moy : qui n’ay seulement pas dequoy l’examiner sur sa premiere leçon[28].

Nous touchons-là au principal pilier d’opposition entre l’éducation sophiste et l’éducation que prône au contraire l’auteur des Essais.

2. Apprendre non pas à bien dire, mais à bien faire

Si Montaigne s’en prend à la rhétorique et à la sophistique, c’est parce qu’il dit avoir souffert d’un système scolaire qu’il juge dans tous les cas inepte et qu’il critique vigoureusement dans les Essais. Dans le chapitre I, 24, il s’en prend ainsi directement aux professeurs, qualifiés tantôt de pedantes[29] – ridiculisés dans les comédies italiennes –, de « sçavanteaux », de sophistes, dont il dresse à plusieurs reprises un portrait satirique :

Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à leurs petits : ainsi nos pedantes vont pillotans la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement, et mettre au vent.

Mon vulgaire Périgordin appelle fort plaisamment Lettre ferits, ces sçavanteaux, comme si vous disiez Lettreferus, ausquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dit.

Il leur eschappe de belles parolles, mais qu’un autre les accomode : ils cognoissent bien Galien, mais nullement le malade : ils vous ont des-jà rempli la teste de loix, et si n’ont encore conceu le neud de la cause : ils sçavent la Théorique de toutes choses, cherchez qui la mette en practique[30].

Voici que montent sur la scène du théâtre lacédémonien de Montaigne des personnages parfaitement comiques : les comparaisons grotesques et les calembours prennent corps devant nous grâce à des verbes de mouvement et de parole (« vont… à la queste », « vont pillotans », « il leur eschappe de belles parolles », « ils vous ont des-jà rempli la teste de loix »), qui animent ces personnages, pris d’une activité frénétique et vaine. Pourquoi vaine ? Pour deux raisons, suggère Montaigne : d’abord parce qu’ils ne s’approprient pas le savoir pour s’en fortifier, mais pour le recracher à qui voudra l’entendre, ensuite parce que leur activité apparaît totalement coupée de la réalité : « cherchez qui la mette en practique ». Aussi Montaigne fait plus ici qu’adopter une posture paradoxale, il met tout son refus d’un tel rapport au savoir dans ce portrait, et nous prend à parti avec force datifs éthiques et interpellations. Ce qu’il dénonce est un excès de lettres, qui empêche de former l’individu et de l’aider à comprendre le monde qui l’entoure : « A quoy faire la science, si l’entendement n’y est ? Pleust à Dieu que pour le bien de notre justice ces compagnies là se trouvassent aussi bien fournies d’entendement et de conscience, comme elles sont encore de science. Non vitae, sed scholae discimus [Nous étudions non pour vivre mais pour aller à l’école][31]. »

L’éloge d’une éducation militaire se trouve essentiellement dans les dernières pages du chapitre « Du pédantisme ». Ailleurs, Montaigne est bien plus favorable à l’étude des lettres : « Madame, c’est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service, notamment aux personnes eslevées en tel degré de fortune, comme vous estes[32] », écrit-il dans le chapitre « De l’institution des enfans ». Ornement, donc, outil mais non point substance indispensable de l’enseignement : ce qu’écrit Montaigne ici ressemble bien plus à une concession qu’à une affirmation. La science, que Montaigne qualifie d’ornement – en rhétorique, l’ornamentum désigne les figures d’élocution –, doit vraisemblablement être comprise comme étant la rhétorique. « Facheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque ! Je m’attens qu’elle serve d’ornement, non de fondement : suivant l’advis de Platon, qui dit, la fermeté, la foy, la sincerité, estre la vraye philosophie : les autres sciences, et qui visent ailleurs, n’estre que fard[33]. » La rhétorique-ornement vise sans doute le ramisme, initié par Pierre de la Ramée, dit Ramus (1515-1572), qui a réduit la rhétorique essentiellement au choix des figures (l’elocutio). Montaigne dénonce cette rhétorique des figures comme art mensonger, fardé, en faisant un détour hypothétique par Sparte : « Un Rhetoricien du temps passé, disoit que son mestier estoit, de choses petites les faire paroistre et trouver grandes […]. On luy eust faict donner le fouet en Sparte, de faire profession d’une art piperesse et mensongere[34]. » Pour J.J. Supple, Montaigne s’en prend plus précisément à certains de ses contemporains, qui exigeaient dans leurs traités et leurs discours que les rois et les hommes politiques cultivassent la rhétorique pour la rhétorique : c’est ce que faisaient Jacques Amyot dans son Projet de l’éloquence royale pour Henri III, Antoine Murat, avec ses Orationes Tres de studiis literarum (1555) et surtout Louis le Roy, premier professeur d’éloquence et de philosophie au Collège Royal, dont les Deux Oraisons Françoises, publiées à Paris en 1576, constituent un plaidoyer pour inciter la noblesse à imiter l’éloquence de Démosthène. Ce que Montaigne refuse à travers les pédants, c’est un usage des lettres cultivées pour elles-mêmes, ou pour l’argent, ainsi que le faisait notamment Protagoras.

Quel dommage, si elles ne nous apprennent ny à bien penser, ny à bien faire ? Postquam docti prodierunt, boni desunt [Depuis que les doctes ont paru, il n’y a plus de gens de bien]. Toute autre science, est dommageable à celuy qui n’a la science de la bonté. Mais la raison que je cherchoys tantost, seroit elle point aussi de là, que notre estude en France n’ayant quasi autre but que le proufit, […] il ne reste plus ordinairement, pour s’engager tout à faict à l’estude, que les gents de basse fortune, qui y questent des moyens à vivre[35].

Avec ironie, Montaigne regrette que l’on étudie les lettres non pour vivre (« non vitae ») ou pour « bien faire » mais pour gagner « des moyens à vivre ». Or, à Sparte, même le meilleur des sophistes ne peut gagner un sou, raconte Montaigne en mettant en scène Hippias critiquant les Spartiates qui n’ont pas daigné s’intéresser à la grammaire[36].

En fait, la confrontation entre Athènes et Sparte correspond plus fondamentalement à une opposition entre le « dire » et le « faire » :

On alloit, dit-on, aux autres villes de Grece chercher des Rhetoriciens, des peintres, et des Musiciens : mais en Lacedemone des legislateurs, des magistrats, et Empereurs d’armée : à Athenes on aprenoit à bien dire, et icy à bien faire : là à se desmesler d’un argument sophistique, et à rabattre l’imposture des mots captieusement entrelassez ; icy à se desmesler des appats de la volupté, et à rabatre d’un grand courage les menasses de la fortune et de la mort : ceux-là s’embesongnoient après les parolles, ceux-cy après les choses : là c’estoit une continuelle exercitation de la langue, icy une continuelle exercitation de l’ame[37].

Dans ce paragraphe, les adverbes de lieu « là » et « icy » ainsi que les parallélismes de construction structurent une série de balancements binaires relevant d’une véritable « conférence » entre Athènes et Sparte. Le « bien dire » déprécié par Montaigne est associé très clairement à la « sophistique », tandis que le « bien faire » lacédémonien témoigne d’un quête individuelle autant que collective, centrée avant tout sur la vertu. On notera l’évolution de ces balancements qui suivent comme un parcours, de la formation de l’individu jusqu’à la description d’un ethos collectif. Montaigne présente ainsi successivement les professeurs ou les modèles, ce qu’on apprend en général dans les classes de chaque cité, ce qu’on y apprend en particulier, le souci qui gouverne l’existence des individus, l’activité qui caractérise chacune des cités ainsi opposées. Par cette succession de propositions, l’essayiste produit un ordre démonstratif singulier, qui rend sa dernière affirmation d’autant plus convaincante : l’éducation est au fondement de l’ethos de la cité. Plus encore que deux genres de vie, ce sont donc deux conceptions de la vertu qui s’affrontent, de même que dans le Protagoras de Platon une bonne partie du dialogue consiste à déterminer ce en quoi constitue la vertu et si elle peut s’enseigner. Refusant l’équivalence humaniste entre savoir et vertu, Montaigne soumet à l’interprétation la définition même de la vertu et le choix des enseignements qui peuvent faire de l’enfant un Homme. Le modèle spartiate propose en effet une conception de la vertu non pas intellectuelle mais morale :

C’est chose digne de très-grande consideration, que en cette excellence police de Lycurgus, et à la vérité monstrueuse par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture des enfans, comme de sa principale charge, et au giste mesme des Muses, il s’y faece si peu de mention de la doctrine : comme si cette genereuse jeunesse desdaignant tout autre joug que de la vertu, on luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement des maitres de vaillance, prudence et justice. Exemple que Platon a suivy en ses loix[38].

Dans les Lois, Platon propose pour l’éducation des enfants la gymnastique, la musique, l’arithmétique, l’astrologie, la chasse et trois années de lettres[39]. En défendant Sparte, Montaigne prône l’ancrage du savoir dans une pratique semblable à celle de Platon : « Les jeux mesmes et les exercices seront une bonne partie de l’estude : la course, la lucte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. […] Ce n’est pas une ame, ce n’est pas un corps qu’on dresse : c’est un homme […][40]. »

On le voit, s’il n’y a point de « doctrine » au sens d’enseignement théorique, de notions au fondement d’un système philosophique, l’éducation intellectuelle (« la nourriture ») des enfants n’est pas pour autant négligée. Les Lacédémoniens étaient d’ailleurs même réputés pour faire un usage maîtrisé de la parole, ce qui suppose une bonne formation rhétorique : le laconisme désignait, déjà, l’art de la parole brève, qui suppose au moins « un véritable apprentissage du raisonnement et de la réflexion[41]. » Socrate lui-même défendait l’art du laconisme dans son éloge de Sparte contre Protagoras : il raconte ainsi que le plus ordinaire des Lacédémoniens, au cours d’un dialogue, « placera un mot bien frappé, bref et ramassé, décoché comme un trait redoutable, si bien que son interlocuteur donnera l’impression de ne valoir guère mieux qu’un enfant[42]. » Si les Lacédémoniens ne négligent pas absolument la formation intellectuelle, ils la pensent cependant autrement : celle-ci doit être efficace. Par-delà l’apparent anti-intellectualisme de Montaigne, qui lui sert avant tout à souligner les défauts de l’institution scolaire existante, le choix de Sparte lui permet donc de présenter de manière incarnée sa défense d’une éducation qui soit utile, ancrée dans le monde et la nature.

Le vray miroir de nos discours, est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à un qui luy demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs jeunes gens ; que c’estoit par ce qu’ils les vouloient accoustumer aux faits, non pas aux parolles. Comparez au bout de 15. ou 16. ans, à cettuy-cy, un de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps à n’apprendre simplement qu’à parler[43].

Rappelons que, lorsqu’il écrit à Diane de Foix, et de manière générale dans les Essais, Montaigne a en tête un jeune noble, qu’il ne destine pas aux métiers canoniques de professeur, de médecin, de juriste ou de théologien, mais à un plus grand destin encore à ses yeux, commandant, courtisan, peut-être même roi. Ainsi, presque systématiquement, Montaigne considère que la science doit être au fondement d’un juste exercice du pouvoir : celle-ci, en effet, « est bien plus fiere, de prester ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l’amitié d’un prince, ou d’une nation estrangere, qu’à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pillules[44]. » Aussi, pour Montaigne assurément, la « vertu parliere[45] » n’a que peu de valeur. Sa définition de la vertu est plus proche de l’areté des premiers grecs, dont l’« acception la plus ancienne représente un mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeur guerrière[46]. » Dans les Essais, la vertu est donc « prouesse », vaillance et non science, et se doit enseigner non par « ordonnance » mais par expérience.

3. Le procédé utopique : une libération de la pensée

Hélène Moreau, dans une brève étude sur Sparte, suggère à la fin de son article qu’ « une sorte d’utopie à coloration lacédémonienne est continuellement tissée à l’arrière-plan des Essais[47]. » L’emploi du modalisateur une sorte de doit nous inviter à préciser ce que l’on peut entendre par utopie. Montaigne, en effet, ne propose pas de cité utopique, sur le modèle de l’Utopia de Thomas More (1516). Les références spartiates, aussi nombreuses soient-elles, ne présentent pas une organisation suffisamment rigoureuse pour que l’on puisse considérer que les chapitres pédagogiques des Essais relèvent du genre littéraire de l’utopie. Surtout, lorsque Montaigne en vient à imaginer l’univers dans lequel devra être éduqué le futur fils de Diane de Foix, la description qu’il nous propose ressemble fort peu à la cité spartiate :

Pour tout cecy, je ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu’on l’abandonne à la colere et humeur melancholique d’un furieux maistre d’escole : je ne veux pas corrompre son esprit à le tenir à la gehenne et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaiz.

Au nostre [de collège], un cabinet, un jardin, la table et le lict, la solitude, la compagnie, le matin et le vespre, toutes heures luy seront unes : toutes places luy seront estude : car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des meurs, sera sa principale leçon, a ce privilege de se mesler par tout.

Combien leurs classes seroient plus decemment jonchées de fleurs et de feuillées, que de tronçons d’osier sanglants ? J’y feroy pourtraire la joye, l’allegresse, et Flora, et les Graces : comme fit en son eschole le philosophe Speusippus. Où est leur profit, que là fust aussi leur esbat[48].

Comment comprendre de telles recommandations, que jamais l’on aurait vues mises en œuvre à Sparte ? En fait, la cité lacédémonienne ne constitue pas un unique modèle pour Montaigne. Elle est une expérience de pensée, par laquelle l’essayiste refuse la survalorisation de l’étude des lettres et projette, « au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentil’homme[49] ». En ce sens peut-être, il est possible de comprendre les références spartiates comme les marques d’un procédé utopique, selon la terminologie de Raymond Ruyer[50], c’est-à-dire d’un outil intellectuel qui, par la constitution mentale d’un topos fondamentalement opposé au réel, doit permettre d’élaborer une interprétation des rapports entre l’imaginaire et la réalité. S’intéressant à ce concept, que Raymond Ruyer appelle indifféremment « mode utopique » ou « procédé utopique », Anne-Marie Drouin-Hans propose de distinguer les deux expressions : le procédé utopique correspond selon elle à une procédure mentale « qui se donne consciemment pour objectif de comprendre » la réalité, à la manière des expériences de pensée des scientifiques ; le mode utopique en revanche n’aurait selon elle pas « d’intention instrumentale explicite » : c’est celui des utopistes de fiction. « Au total, on pourrait considérer que le procédé utopique concerne les démarches conscientes d’elles-mêmes – qu’elles soient ou non désignées ainsi par ceux qui l’utilisent – reposant sur la conviction d’une efficacité des expériences de pensée pour comprendre le réel et éventuellement le transformer[51]. » Ainsi par exemple, alors que Montaigne s’exprime d’abord en employant des formules de politesse ou d’atténuation (« je voudrois qu’il corrigeast »), puis, tout au long du chapitre, des subjonctifs injonctifs (« Qu’il ne luy demande », « Qu’on luy propose ») et même des futurs (« il les transformera et confondra »), emporté encore plus par sa plume, il en vient à parler au présent du jeune enfant qu’attend Diane de Foix. Voici que l’idéal spartiate de mépris des lettres, d’anti-intellectualisme, se réalise à travers un être qui n’est pas encore seulement né : « Il ne sçait pas ablatif, conjunctif, substantif, ny la grammaire […]. Il ne sçait pas la rhetorique, ny pour avant-jeu capter la benevolence du candide lecteur, ny ne luy chaut de le sçavoir[52]. » Dans ce passage, le présent d’anticipation, qui relève d’un système hypothétique, ainsi que les tournures négatives sont des caractéristiques essentielles du procédé utopique, fondé sur la dénégation de ce qui existe déjà, comme le rappelle Anne-Marie Drouin-Hans : « ces absences sont bruissantes, en un étourdissant silence qui attire l’attention sur des préoccupations que l’on veut occulter […] et qui devrait préoccuper les hommes[53]. » « Il ne sçait pas », et peu lui importe ! dit Montaigne, particulièrement provocateur. En tant que procédure mentale et rhétorique, la « conférence » entre le système pédagogique existant et celui des Lacédémoniens équivaut donc à un élargissement de la pensée, qui devra permettre par la suite, par un système d’antagonismes, de cibler ce qui dysfonctionne dans la réalité et ce qui peut être changé. Le procédé utopique est avant tout un outil censé éveiller notre esprit, le réveiller, même : il est une incitation à utiliser son jugement. Mais Montaigne n’est nullement « utopiste », au sens péjoratif qu’a pu prendre le terme, il le dit lui-même : « Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules et ineptes à mettre en practique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé : et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l’exercice de nostre esprit […][54]. »

Or justement, si Montaigne s’en prend au culte de la rhétorique pour elle-même, c’est parce qu’elle empêche l’autonomie de la pensée, voire son originalité. Le procédé utopique constitue, en tant que tel, un exemple d’affranchissement vis-à-vis de l’autorité des sources, pour former un jugement libre et neuf. C’est sur ce point que le laconisme pédagogique de Montaigne atteint ses limites. La cité spartiate n’était pas particulièrement réputée pour former l’enfant à la liberté. Si l’on se penche sur ce que nous en dit Xénophon, on apprend que Lycurgue adjoignit au « pédonome » qui éduquait les enfants « des jeunes gens munis de fouets, pour les punir, quand il le fallait. Le résultat est qu’à Sparte il y a une grande réserve unie à une grande obéissance ». On lit encore que Lacédémone est de toutes les cités grecques celle qui « produit les hommes les plus disciplinés, les plus retenus, les plus maîtres des désirs qu’il faut réprimer[55] ». Les recommandations pédagogiques de Montaigne reproduisent le modèle spartiate dans la rigueur, l’austérité et l’ascétisme de la formation physique[56], s’en inspirent dans leur méfiance à l’égard d’une éducation exclusivement tournée vers les Lettres, mais les revendications de liberté et d’autonomie de la pensée relèvent d’une tout autre exigence, propre à Montaigne. Par-là, selon André Tournon, l’essayiste « transmue son refus des contraintes didactiques dans la réception, le remodelage et la transmission des connaissances – ce que l’on pourrait appeler son « désenseigner » – en un stimulant et un agent permanent de libération de la pensée[57]». C’est Marie de Gournay qui, dans sa Préface de 1595 aux Essais, propose le verbe « désenseigner » pour résumer le fonctionnement « à rebours », libérateur, de la pensée de Montaigne dans les Essais :

Tous autres, et les anciens encore, ont l’exercice de l’esprit pour fin ; du jugement, par accident : il a pour dessein, au rebours, l’escrime du jugement ; et par rencontre, de l’esprit, fleau perpetuel des erreurs communes. Les autres enseignent la sapience, il désenseigne la sottise : Et a bien eu raison, de vouloir vuider l’ordure hors du vaz avant que d’y verser l’eau de nafe[58].

Ce « désenseigner » concerne assurément, avec des limites néanmoins, le contenu de la pensée pédagogique de Montaigne : il s’incarne dans le modèle spartiate, symbole du mépris des Lettres cultivées pour elles-mêmes, détachées de tout lien avec le monde. Mais il est à l’œuvre également dans la forme même de la pensée de Montaigne, en tant qu’elle cultive l’art du paradoxe, c’est-à-dire avant tout, ce qui va à l’encontre de l’opinion commune. Le procédé utopique spartiate, attitude paradoxale s’il en est, n’est donc assurément pas pur jeu rhétorique. Avec Sparte, Montaigne prend position dans un débat fondamental de son époque, refuse la survalorisation des lettres, au profit d’une pédagogie qui fait bien plus de place à l’autonomie de l’élève et à sa formation morale ; avec Sparte surtout, Montaigne nous donne l’exemple d’une pensée qui a su s’approprier des modèles pour s’en affranchir et clamer haut et fort son originalité. « Vuider l’ordure hors du vaz » avant que d’y proposer de nouvelles choses, n’est-ce pas d’ailleurs aussi ce que fera Descartes au commencement de son Discours de la méthode ?

Comprendre les « troubles du monde »

Finalement, l’hypothèse spartiate est paradoxale non seulement parce qu’elle va à l’encontre de la pensée humaniste commune et du modèle pédagogique le plus pratiqué dans les écoles française de la Renaissance, mais aussi et surtout parce qu’elle fait du topos spartiate, incarnant par excellence l’obéissance, le moyen d’une libération de la pensée. En cela, Sparte reste bien un « procédé utopique », un outil intellectuel et non une utopie véritablement imaginée par Montaigne en vue d’une réalisation à venir. Cette expérience de pensée, en permettant un affranchissement à l’égard des modèles pédagogiques de la doxa, joue dans les Essais un rôle polémique et éthique : elle dénonce des études abusivement centrées sur les humanités et sur la rhétorique, sans lien avec le monde réel, sans interrogation sur l’individu et ses aptitudes propres ; elle permet de défendre au contraire une pédagogie fondée sur la douceur, qui ne doit pas former la mémoire mais le jugement, qui n’éprouve pas l’enfant sur son intelligence, mais sur sa capacité à marcher vers la sagesse.

Au-delà de l’intérêt polémique de la prise de position de Montaigne, on peut encore se demander pourquoi il privilégie une formation morale plutôt que savante. Montaigne juge les hommes de son temps médiocres, pervertis par « l’ineptie » de l’institution, qui n’enseigne pas la vertu :

Je retombe volontiers sur ce discours de l’ineptie de nostre institution : elle a eu pour sa fin, de nous faire, non bons et sages, mais sçavans : elle y est arrivée. Elle ne nous a pas appris de suyvre et embrasser la vertu et la prudence : mais elle nous en a imprimé la derivation et l’etymologie. Nous sçavons decliner vertu, si nous ne sçavons l’aymer[59].

La disparition de toute vertu aristocratique amène une deuxième piste de réponse. Dans le chapitre sur l’apologie de Raimond Sebond, Montaigne suggère que le pédantisme scolaire est une des causes des guerres de religion, omniprésentes dans les Essais. L’ingestion irraisonnée de connaissances et de jargon scolastique débouche en effet sur une lecture littérale, « grammairienne » des lois, et surtout de la Bible :

La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammairiens. Noz procez ne naissent que du debat de l’interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n’avoir sceu clairement les conventions et traictez d’accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc[60] ?

La question finale, teintée d’ironie fait référence au premier mot de la formule sacramentelle « Hoc est corpus meum[61] », prononcée lors de la célébration de l’Eucharistie. L’interprétation de cette formule est au cœur du colloque de Poissy organisé par Catherine de Médicis en 1561, au cours duquel les représentants catholiques et protestants ne parviennent pas à s’accorder sur son sens, ce qui envenime une situation déjà tendue. L’Edit de tolérance de janvier 1562 que fait publier la reine-mère ne peut dissimuler les antagonismes violents qui opposent les deux camps : deux mois plus tard, en mars, le massacre de Vassy marque le début des guerres de Religion. Pour Montaigne, cette question théologique n’est au fond qu’une question rhétorique, tellement tournée vers la langue qu’elle en oublie la réalité. A l’inverse, l’hypothèse utopique spartiate, parce qu’elle permet de prendre du recul par rapport aux « troubles du monde », a une fonction herméneutique : tout aussi paradoxale et rhétorique qu’elle soit, elle permet en effet de mieux comprendre le monde.

Bibliographie

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Ruyer Raymond, L’Utopie et les utopies, Paris : PUF, 1950.

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Supple James J., Arms versus Letters. The Military and Literay Ideals in the ‘Essais’ of Montaigne, Oxford : Clarendon Press, 1984.

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Pour citer cet article
Référence électronique: Adèle Payen de La Garanderie, « L’éducation dans les Essais : la fantaisie spartiate de Montaigne » », Educatio [En ligne], 6 | 2017. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

* Elève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm), département Littérature et langages.

[1] J. Christien et F. Ruzé, Sparte : Géographie, mythes et histoire, Paris : Armand Colin, 2007, p.4.

[2] Essais, édités par J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris : Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2007 : I, 40, pp.267-268 ; II, 12, p.550 et II, 32, pp.759-760 : la répétition de la description du supplice témoigne d’une certaine obsession chez Montaigne – sans doute cette scène lui évoquait-elle les mauvais souvenirs de punitions encore usitées dans les écoles.

[3] Ibid., II, 32, p.760.

[4] Cf. F. Ollier, Le Mirage Spartiate. Etude sur l’idéalisation de Sparte dans l’antiquité grecque de l’origine jusqu’aux Cyniques, Paris : Les Belles Lettres, 1943.

[5] Essais, I, 24, p.147.

[6] Cf. J. Christien et F. Ruzé, op.cit., pp.121-136.

[7] J. J. Supple, Arms versus Letters. The Military and Literay Ideals in the ‘Essais’ of Montaigne, Oxford: Clarendon Press, 1984, p.94.

[8] Essais, I, 24, p.149.

[9] Ibid., I, 24, p.154.

[10] Ibid., II, 12, p.458.

[11] Ibid., I, 24, p.139.

[12] Ibid., II, 16, p.666.

[13] Ibid., I, 26, p.162.

[14] Ibid., II, 36, p.791.

[15] P. Porteau, « Sur un paradoxe de Montaigne », Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, offerts à Paul Laumonier par ses élèves et ses amis, Genève : Slaktine Reprints, 1972 [Paris, 1935], p.333.

[16] Ibid., p.339.

[17] Essais, II, 12, p.458. Nous soulignons.

[18] E. Pasquier, Le Pourparler du Prince, Paris : Vincent Sertenas, 1560, fol° 61r°.

[19] Essais, I, 24, p.149.

[20] Ibid., III, 8, p.966.

[21] Ibid., I, 25, p.155.

[22] Ibid., I, 25, p.172.

[23] Ibid., I, 25, p.155.

[24] Platon, Protagoras, 342a – 343b, trad. F. Ildefonse, Paris : GF Flammarion, 1997.

[25] Ibid., p.114.

[26] Les termes sont opposés par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, II, 7, 1108a12. A la vertu de vérité, pensée comme médiété, Aristote donne deux excès, la fanfaronnade et la dissimulation. Contrairement à la référence qu’une bonne part de la critique perpétue, ces deux termes ne se trouvent pas en grec dans l’opposition vanité / pusillanimité que fait Aristote au livre IV, 7 autour de la vertu de magnanimité.

[27] Essais, I, 24, pp.143-144.

[28] Ibid., I, 25, p.150.

[29] Rappelons qu’au XVIe siècle particulièrement, le pedante, terme d’origine italienne, signifie d’abord le maître d’école, le professeur.

[30] Essais, I, 24, p.141 et p.144 pour les deux dernières citations.

[31] Ibid., I, 24, p.145.

[32] Ibid., I, 24, p.154.

[33] Ibid., I, 25, p.158.

[34] Ibid., I, 51, p.324.

[35] Ibid., I, 24, p.146.

[36] Ibid., I, 24, p.143.

[37] Ibid., I, 24, p.148.

[38] Ibid., I, 24, p.147. Nous soulignons.

[39] Voir le début du livre VII des Lois en général ; 809e-810c à propos des lettres en particulier.

[40] Essais, I, 25, p.170.

[41] J. Christien et F. Ruzé, op.cit., p.138.

[42] Platon, Protagoras, éd.cit., pp..115-116.

[43] Essais, I, 25, p.175.

[44] Ibid., I, 25, p.154.

[45] Ibid., I, 39, p.255.

[46] W. Jaeger, Paideia, La formation de l’homme grec, trad. André et Simonne Devyver, Gallimard (NRF), 1964, t.I, p.31.

[47] H. Moreau, « Sparte, une figure de l’autre dans les Essais », Montaigne et la Grèce 1588-1598, Actes du colloque de Calamata et de Messène, 23-26 septembre 1988, dir. K. Christodoulou, Paris : Aux amateurs de livres, 1990, p.119.

[48] Essais, I, 25, p.170, p.171 et p.172.

[49] Ibid., I, 25, p.175.

[50] R. Ruyer, L’Utopie et les utopies, Paris : PUF, 1950.

[51] A.-M. Drouin-Hans, Education et utopies, Paris : Librairie Philosophie Vrin, 2004, p.62.

[52] Essais, I, 25, p.176.

[53] A.-M. Drouin-Hans, op.cit., p.251.

[54] Essais, III, 9, p.1001. Nous soulignons.

[55] Xénophon, Œuvres complètes, trad. P. Chambry, Paris : GF, 1967, t.II, « La République des Lacédémoniens », p.437 et p.439.

[56] Cf. par exemple Essais, I, 25, p.172.

[57] A. Tournon, « Désenseigner. Montaigne et le paradoxe de la pédagogie pyrrhonienne », in Les Outils de la connaissance. Enseignement et formation intellectuelle en Europe entre 1453 et 1715, dir. J.-C. Colbus et B. Hébert, Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2006. p.335.

[58] « Préface de Marie de Gournay », donnée dans l’édition Pléiade des Essais, p.19.

[59] Essais, II, 17, p.699.

[60] Ibid., II, 12, p.556.

[61] Matthieu XXVI, 26 ; Marc XIV, 22 ; Luc XXII, 19.