La démarche personnaliste en éducation

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Michel Soëtard*

Résumé : On n’a guère de mal à montrer que la pédagogie moderne est née en même temps que  l’on prenait conscience que l’enfant n’était pas une pâte qu’il s’agissait de modeler selon des projets et des idéaux définis en dehors de lui, mais bien une personne à part entière qui méritait dignité et considération pour elle-même. Cette avancée philosophique et historique décisive n’a pourtant pas su gommer la difficulté qui se présentait immédiatement : cette personne que l’on voulait autonome, responsable et capable de décision, n’avait pas d’autre chemin pour se former que celui des déterminations qui pèsent sur elle dès la naissance, de l’aliénation à laquelle elle se trouve soumise d’entrée par l’éducation, des influences multiples qui  la modèlent… La visée de la personne comme idéal a ainsi dû s’articuler sur la réalité d’un individu qui prétend bien marquer bien son territoire. La grande tâche de l’éducateur fut alors, telle que Rousseau la met en scène dans son Emile,  et telle qu’elle persiste encore pour nous : comment associer, dans l’action pédagogique, la visée d’un accomplissement de la personne dans son essence, et son ancrage dans une individualité qui n’accepte pas de se laisser réduire à une belle Idée ?

Abstract : We hardly  difficult to show that the modern pedagogy was born concomitantly to the awareness that the child was no a raw material to be moulded according  to projects and ideals defined outside him, but was indeed a person  in its own right who deserved dignity and consideration for itself. This pivotal philosophic and historic advance was nevertheless not able to cancel out the difficulty that arose immediately: this person that was wanted to be autonomous, responsible and capable of decision, has no other way to form itself than that of the determinations weighing on it from the birth, of the alienation to which it is subjected from the start of its education, of the multiple influences which mould it. The ideal of the person had therefore to be articulated with the reality of an individual wanting to claim its own territory.- The major task of the educator became then, as Rousseau stages it in his Emile, and as he still remains for us: how to associate, in the educational action, the aim of a fulfillment of the person in its pure form, and its anchoring in an individuality which does not agree to be reduced to a beautiful Idea.

On n’a guère de peine à montrer que la pédagogie moderne est née en même temps que l’on prenait conscience de ce que l’enfant n’était pas une pâte qu’il s’agissait de modeler selon des projets et des idéaux définis en dehors de lui, mais bien une personne à part entière qui méritait respect dans son développement, considération et dignité pour elle-même. Si l’on veut se référer aux deux textes fondateurs de cette pédagogie de la personne, on convoquera Emile ou de l’éducation (1762), qui promeut tout à la fois un libre développement de l’enfant dans toutes ses dimensions et une reprise de ce développement par le sujet appelé à l’autonomie,  cela contre toute dévalorisation de la nature humaine à sa racine (« l’homme est né bon »); et la Méthode de Pestalozzi, qui a embrasé l’Europe pédagogique au début du XIX° siècle, est fondée sur une triade cœur, tête, main, qui ne veut écarter aucune dimension de la personne de l’enfant, et place délibérément ce développement anthropologique sous  l’égide de la liberté [1]. On connaît encore tous les efforts déployés, au début du XXème siècle, par les partisans et artisans de l’Éducation nouvelle en vue de sauver la personne contre un système éducatif qui la broie. Et l’on ne cesse de nos jours de réclamer que l’éducable soit décidément mis « au centre du système »…

Mais cette noble injonction est à la mesure des obstacles qui en viennent régulièrement à bout. Rousseau comme Pestalozzi ont dû se satisfaire de rêver leur idéal éducatif qui, pour le second, s’est régulièrement fracassé contre les réalités, tandis que le premier se cantonnait prudemment dans la rêverie[2]. Les expériences d’un Freinet ou d’une Montessori ne sont jamais vraiment parvenues à entamer la carapace du pachyderme éducatif, et l’on se prend à sourire de nos jours en voyant l’enfant, au nom de son épanouissement personnel, se coller à l’écran de l’ordinateur… C’est que l’on est au cœur d’un immense paradoxe : il s’agit de promouvoir le développement de la personne, avec tout ce qu’elle implique de liberté, d’autonomie, de responsabilité, dans un univers éducatif qui est saturé  de dispositifs aliénants, tandis que, de la petite enfance jusqu’à l’université, l’enfant, l’adolescent, le jeune homme est soumis à un réseau de déterminations qui le font être autre, quand bien même il voudrait être soi-même. Faut-il alors continuer à se payer de mots ?

Le christianisme n’est pas étranger à cette problématique. S’il est en effet une vision de l’homme qui a porté haut la personne, c’est bien celle qui a rompu avec l’anonymat des religions païennes pour tout repenser autour de la Personne divine, qui s’est elle-même incarnée dans la personne du Christ, en appelant à la dignité de la personne humaine. On peut d’ailleurs s’étonner de ce que, forte de son présupposé personnaliste, la pédagogie chrétienne n’ait pas rapidement triomphé du système qui réduisait l’enfant à une « unité fractionnaire dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social » (Emile, L.I). A moins que, comme les autres, la pédagogie chrétienne ne se heurte à un problème de fond qui l’oblige à revoir de façon critique son rapport à la personne. C’est ce que nous voulons examiner ici.

Personne et individu

On distingue régulièrement la personne de l’individu. C’est une dichotomie pratique : d’un côté, tout ce qui fait la matière, quasiment animale, de l’homme, de l’autre, ce qui lui donne sa forme proprement humaine. Il y a, bien sûr, les réalités physiques, psychologiques, sociales, qui constituent le terreau humain. Mais il y a une idée de personne qui sublime tout cela et transfigure ces données pour en faire les éléments d’un sujet libre et responsable[3].

Les choses, à y réfléchir de plus près, sont pourtant beaucoup moins nettes. D’abord, qu’est donc la personne sans l’individu qui la porte et lui donne son contenu ? On peut prononcer un terme général et disserter à n’en plus finir à son propos, mais lorsqu’il s’agit de le déterminer, on est immanquablement renvoyé à la réalité individuelle – étymologiquement : que l’on ne peut diviser –  qui lui donne réalité. De là à dire que personne est un mot creux, une carapace verbale vide de contenu, semblable à celui dont s’est joué Ulysse, il n’y a qu’un pas que n’ont pas hésité à franchir les nominalistes. Et cependant, on ne prononce pas le mot en vain : il permet d’ouvrir  une perspective d’universalité par-delà toutes les particularités individuelles. Alors ?

Et puis, observons un petit enfant. Je veux bien qu’il soit une personne dans la pureté du terme, mais force est de constater que, dans sa nature comme dans ses comportements, il reste proche de l’animal. Être mu par l’instinct, fortement égocentré, absorbé par la jouissance de l’instant et incapable de se projeter dans le temps, prompt à s’emporter si son caprice n’est pas assouvi, il manifeste toutes les attitudes qui le mettent en opposition à ce que nous attendons de la personne. Tout se passe comme si, pour que celle-ci advienne, il fallait casser le moule primitif pour couler l’individu dans un autre moule. Et l’on n’est d’ailleurs même pas sûr que les attitudes animales se résorbent lorsque l’enfant accède à la personnalité : des régressions aux transgressions, on multiplierait aisément les exemples du contraire. La personne reste une entité fragile.

Mais il y a pire. Si la personne devait être une forme idéale en laquelle tous les hommes se réconcilieraient, on est très loin du compte. C’est faire fi de la violence que l’enfant manifeste très tôt pour affirmer son individualité, et que l’entrée dans le concert social va démultiplier. On ne perdra pas de vue que le terme persona désigne en latin le masque par lequel le comédien faisait porter sa voix (per-sonare). La personne serait tout autant un masque d’hypocrisie derrière lequel l’individu déploierait ses manigances : on n’ose pas penser aux manipulations incessantes de l’éducateur, qui ne veut, bien sûr, que le bien de l’enfant.

On pourrait encore prendre toute la mesure de l’ambivalence que véhiculent les pédagogies qui ont voulu mettre l’enfant délibérément au centre, en lui laissant la pleine liberté d’initiative. En prenant l’exemple extrême de Neill à Summerhill, on peut vérifier comment la contrainte sociale, monnayée en règlement, chassée par la porte, rentre régulièrement par la fenêtre : ainsi lorsque les pensionnaires se conduisent mal au village et sapent le renom de l’institution, et se voient alors imposer une règle de conduite. On peut, plus largement, s’interroger sur les options anthropologiques qui pré-déterminent la personne de l’enfant avant même que l’individu ne se soit concrètement manifesté : pourquoi la conception de Freinet plutôt que celle de Montessori ou celle de Steiner ? L’un comme l’autre restent assurément animés par un même sens de la personne, mais les chemins sont divers, opposés même, tracés par… l’individualité de chaque pédagogue[4].

La personne n’est donc jamais une notion « pure » qu’il suffirait de faire briller aux yeux de l’éducateur pour que l’éducable s’en trouve bien. Si elle garde son sens, celui-ci reste  très imbriqué dans ce qui fait l’individualité de chacun. C’est cet ensemble qu’il faut désormais penser.

La personne comme devoir-être

Il y a en effet un immense risque pour l’éducateur à brandir prématurément la notion de personne, c’est que, lorsqu’il s’applique à lui donner un contenu, il est renvoyé à sa propre individualité, aux désirs qui la tissent et aux manipulations qu’il entreprend pour les faire valoir. On a ici en tête l’avertissement que Pestalozzi lance à l’éducateur dans sa Lettre de Stans : « l’homme veut si volontiers le bien, l’enfant lui prête une oreille attentive ; mais il ne le veut pas pour toi maître, il ne le veut pas pour toi éducateur, il le veut pour lui-même. Le bien auquel tu veux le faire accéder ne doit pas être le fruit d’un caprice de ton humeur ou de ta passion, il doit être bon en soi, conformément à la nature de la chose, il doit apparaître comme bon aux yeux de l’enfant. Celui-ci doit sentir la nécessité de ta volonté en fonction de sa situation et de ses besoins, et cela avant même qu’il veuille lui-même la chose. » [5] On saisit à travers ce texte la complexité de la démarche. L’éducateur doit en effet anticiper sur le bien de l’enfant, au plus proche de ses besoins et de sa situation, il doit encore viser un bien « bon en soi », et l’enfant doit dans le même temps sentir que c’est bon pour lui, avant même qu’il veuille la chose.

Tout se joue dans la relation, à travers un dispositif soumis à une fin où l’intérêt de l’enfant doit être anticipé par l’adulte. Et la pierre de touche, c’est bien « la situation et les besoins de l’enfant », en un mot: ce qui fait son individualité, car c’est là que va s’enraciner son « bien ». Il importe donc que le pédagogue soit très au fait de la réalité de chaque enfant, dans ses conditions d’existence comme dans les besoins qu’il manifeste.

Mais il est bien écrit que l’éducateur doit anticiper sur ce devenir de l’enfant en ayant en vue ce qui est « bon en soi ». Se pose alors le problème : comment articuler la bonté absolue du projet avec les besoins individuels qui doivent par ailleurs être pris en compte ? On ne peut se satisfaire de combler les besoins, en prenant le risque que ceux-ci mêlent le meilleur et le pire, et que l’éducation parte à la dérive du désir capricieux. Mais on ne peut non plus définir abstraitement le « bon en soi », même monnayé par des finalités sociales ou religieuses, en prenant cette fois le risque qu’il soit rejeté par un individu qui ne s’y reconnaît pas. L’éducateur est au rouet.

Il ne peut s’en sortir, indique Pestalozzi dans sa réflexion sur la lutte sans fin entre le désir anarchique et la contrainte sociale, que « par le haut », en adoptant « une conception supérieure de la vie » [6] Que veut-il dire par là ?  Il ne s’agit en aucun cas, à ses yeux, de restaurer un univers métaphysique qui mettrait l’éducable à la merci du désir de l’éducateur, seul en mesure de déterminer la fin qui lui « convient ». Seul Dieu est capable de cette visée désintéressée : l’homme, lui, fait de chair et de sang, ne peut la déterminer hors de l’intérêt qu’il y prend. Quelle garantie peut-on alors avoir que le bien visé par l’adulte correspond objectivement au bien recherché par l’enfant ?

On ne peut s’en remettre aux jeux des désirs, couvert par de beaux discours sur la personne.  Il faut alors donner à  l’absolu de la personne un autre statut épistémologique que celui que lui accorde  l’ontologie classique, qui la compromet régulièrement avec l’intérêt individuel. Il faut la définir comme un devoir-être  accroché à une exigence morale. Si la personne fut un don (Gabe) du christianisme et de la civilisation chrétienne, elle est désormais, au regard des malversations dont elle a été l’objet dans l’histoire, un devoir (Aufgabe). Nous franchissons le pas de la morale[7].

C’est ainsi que tout ce qui fait la valeur de la personne par-delà sa sensualité animale, c’est-à-dire tout ce qui exprime l’être supérieur de l’homme, prend la forme d’une exigence formelle à accomplir dans le prolongement de ses besoins sensibles, mais tout autant en rupture avec eux, dans l’idée de viser la satisfaction d’un besoin supérieur : celui de l’accomplissement de la plus haute humanité en l’homme. Pour prendre un exemple concret :  a) l’enfant est accro aux écrans en tout genre ; b) sa formation proprement humaine réclame qu’il s’en détache pour se mettre en mesure de construire des concepts  hors de leurs attaches sensibles ; c) éducateur, j’anticipe volontairement cette exigence en marquant ma volonté en ce sens , tout en essayant de le convaincre que son bien est ailleurs que dans l’accrochage à ces écrans;  d) l’enfant devrait finir par reconnaître d’expérience que là est effectivement son bien. Le contentement du sujet devrait ainsi se retrouver dans la bonté objective de la fin. Mais je n’en ai aucune assurance définitive.

C’est évidemment une démarche périlleuse, car elle demande d’anticiper sur ce qui doit faire le bien de l’enfant. Elle demande un effort d’objectivité tant pour reconnaître où se situe ce bien que pour voir où en est l’enfant par rapport à la recherche de celui-ci. Et tout cela reste encore à la merci de la liberté du sujet. Mais l’éducation peut-elle exister sans démarche d’anticipation, et sans les risques qu’elle implique. Et encore : peut-on anticiper la liberté d’autrui comme on anticipe le but d’un chemin qu’on s’est choisi ?

La clef du problème n’est-elle pas de placer la valeur suprême dans la personne de l’enfant prise comme une fin pour elle-même, et  dans sa capacité à prendre lui-même en mains les affaires de son existence ? C’est cette fin qui doit être visée dès le premier moment de l’éducation : l’autonomie de la personne est en effet une conquête de tous les instants. Certes, l’éduquant, on n’échappe pas à faire de l’éduqué d’une certaine façon l’instrument d’une action dont il n’a pas l’initiative, mais c’est tout l’art du pédagogue que de lui passer le relais de cette action d’une façon telle qu’il en prenne par lui-même la direction[8].

La formule « l’enfant au centre » mérite ainsi d’être affinée. Il ne s’agit pas de donner tous ses droits à ce qui constitue son individualité autour du désir. Il s’agit de faire advenir en lui la personne dans ce qu’elle manifeste de plus élevé, à savoir dans le sens d’une  pleine maîtrise de ce qui constitue son individualité. Le centre se situe bien dans ce qui fait formellement sa personne, et qu’il est appelé à réaliser à partir de ce qu’il est. C’est bien lui qui, à terme, doit, selon la formule chère à  Pestalozzi, « se faire une œuvre de soi-même », et il ne peut accéder à cette maîtrise qu’en travaillant sur soi-même.

Le devoir-être de la personne n’a rien d’un rigorisme. C’est à l’autre de se faire personne à travers ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il fait. Cette fin reste conforme à la nature humaine en ce qu’elle a de plus profond. Elle réclame seulement (!) que l’homme apprenne à contenir la part sensuelle de son individualité, et ce qui en constitue la pointe : l’égoïsme. La reconnaissance de la personne est, dans le même mouvement, reconnaissance de l’autre dans l’autonomie de son être.

La relation éducative

C’est ainsi que la relation  éducative  se construit fondamentalement sur le lien de personne à personne. S’il s’agit bien, au bout du compte, de former une belle communauté de personnes, la qualité de celle-ci reste en dépendance de la volonté bonne de chacune et de chacun des protagonistes, et ce qui se tisse à un moment peut très bien se détisser à un autre moment sous l’influence d’une volonté mauvaise. Quant aux dispositifs mis en place, ils ne valent encore et toujours que par la personne qui les porte et par celle qui les reçoit. Comme l’écrit de façon percutante le philosophe américain Richard Rorty dans Philosophy and Social Hope : « La seule chose qui justifie un environnement de professeurs vivant au lieu de simples terminaux d’ordinateurs, de vidéos et de reproducteurs de notes, c’est que les étudiants ont besoin de voir la liberté représentée devant leurs yeux par des être humains réels. » L’éducation est une affaire de liberté à liberté.

Il subsiste cependant en éducation une dissymétrie entre les deux personnes. Si elles sont en elles-mêmes des fins pour elles-mêmes, l’éducation implique que l’une prenne en charge la construction de la liberté de l’autre. Laisser aller la liberté à son propre mouvement, c’est prendre le risque d’un affaissement par le bas, ou d’un écrasement par le monde des déterminations qui reste en embuscade. Il s’agit pour l’éducateur de promouvoir activement la personne par-delà ce qui constitue son individualité: il y a en cela un devoir d’éduquer qui appelle une action.

L’injonction morale ne suffit pas, encore moins si elle prend une forme dogmatique. Car l’éducable ne veut accéder au meilleur de lui-même que dans la mesure où il y trouve son compte comme individu, en relation avec ses besoins et avec les situations qu’il vit. L’individu handicapé est appelé à devenir une personne handicapée, non pas une personne en soi qui serait accessoirement handicapée. Il s’agit que chacun se fasse une œuvre de soi-même comme personne, mais à partir de ce qu’il est comme individu. La connexion entre la matière et la forme reste étroite.

Cela implique, chez l’éducateur, une bonne connaissance positive de ce que l’éducable est dans la réalité de son existence. Les sciences humaines, les sciences du comportement, jusqu’à la science de l’inconscient, y contribuent richement, mais dans les limites d’une connaissance qui ne détermine en rien de façon définitive le sujet dans son essence, mais l’aide à sa prise d’autonomie : mieux vaut bien connaître ce que l’on est pour devenir ce que l’on veut devenir en liberté ! [9]

Cette connaissance du fonctionnement individuel ne suffit cependant pas. Il faut encore qu’elle soit soumise à la fin vers laquelle on veut porter l’éducable. Le problème est que cette fin, elle, n’est pas de l’ordre du connaissable : je suis dans l’incapacité de dire ce que sera cet enfant dans un avenir qui lui appartient. Il s’agit alors de l’aider à faire, dès maintenant, les bons choix et de  forger en lui la capacité à s’orienter au mieux par lui-même dans une existence qui s’avère toujours plus complexe. Cette autonomie peut être pensée dans sa dimension formelle (faire en sorte que,…), mais  elle ne peut pas être matériellement connue : elle reste, en dernière analyse, l’affaire de la décision de chacun. Il s’agit alors d’ouvrir l’action éducative aussi largement que possible, de façon à ce que, en même temps que les matériaux qu’elle fournit, elle puisse favoriser cette décision.

C’est ici que la liberté en construction de l’éducable rencontre la liberté de l’éducateur, qui la relance sans cesse à travers son injonction à la personne : « Avance ! Tu en es capable ! C’est à toi de jouer !… ». Mais le ressort fondamental échappe à l’éducateur : c’est l’affaire du «maître intérieur» qu’évoque Saint Augustin dans son admirable De Magistro :  enseignant, en vérité je n’enseigne pas vraiment, l’enseigné se référant sans cesse à un maître intérieur qui, au fond de lui-même, le fait acquiescer à, ou récuser ce que lui présente le maître; le maître se contente de « faire signe », d’en-seigner au sens étymologique du terme, tandis que la reconnaissance du signe et, plus fondamentalement, l’adhésion à ce qu’il représente  s’opèrent dans le secret de la personne [10]. C’est ainsi que la relation éducative n’est pas linéaire, mais bien triangulaire, avec, en tache aveugle, la liberté de la personne. Et cette liberté sourd au creux de chaque individu, en attendant de prendre un chemin qui soit le sien.

Il reste, ne fois encore, que la seule sollicitation de la personne et de sa liberté ne suffit pas. Il s’agit encore et toujours de construire la liberté de l’enfant, de l’adolescent, du jeune homme, à travers son développement, tandis qu’à chaque stade, les dispositifs mis en place renvoient à une matière individuelle qui le caractérise. Assurément, nourrisson, on ne se fait pas libre de la même manière qu’on se le fait, écolier appelé à intégrer les savoirs ! Perfectibilité et liberté ont à se conjuguer, mais elles ne se recouvrent pas.

Une fois encore, la liberté de la personne prime sur ce qui fait l’individu et sur ce qui conditionne son développement: C’est elle, à travers la volonté, qui fixe la direction, c’est elle qui peut même accepter des régressions. C’est elle qui, au bout du parcours, devrait faire de chacun ce qu’il veut être[11].

La démarche personnaliste

Faut-il se satisfaire de bien faire son travail d’éducateur en le couvrant d’un discours personnaliste? Suffit-il d’être en classe un bon enseignant qui mène les enfants à la baguette, et, à l’église, un bon croyant qui se prosterne devant la Personne divine ?  Suffit-il de parler le langage de la personne dans les cercles pédagogiques bien pensants, et de passer l’enfant à la moulinette dès que l’on franchit le seuil de la classe ? Le discours personnaliste peut-il n’être que le baume humaniste que l’on passe sur une attitude éducative qui ne cesse par ailleurs d’instrumenter la personne de l’enfant ?

On peut exiger de la cohérence. Ou bien l’on accorde tout à la liberté de l’enfant en la laissant régner et s’autoriser toutes les initiatives: on prend alors tous les risques d’un écrasement de cette liberté dans un monde qui lui reste pour une bonne part hostile, et l’on ouvre la porte à des illusions fatales, comme l’ont illustré les tentations (volontiers inspirées par un christianisme libertaire) de renoncement complet à l’autorité en éducation. Ou bien l’on jette l’éponge, et l’on fait correctement son métier de dresseur éducatif, avec cette fois le risque que la liberté saute à la figure de l’enseignant, sous la forme d’une violence qu’il n’attendait pas.

Car la question de la violence, telle qu’elle surgit maintenant à tous les niveaux dans le système scolaire, ne doit pas être minimisée. Elle est, dans un système qui tend à devenir insensé aux yeux de ceux qui le vivent, le recours ultime. Les élèves ne réclament pas seulement un savoir bien transmis, des enseignants bien savants, des murs bien propres: ils veulent savoir quel sens ce long enfermement prend pour eux, quel sens prend pour leur liberté à venir  cette plongée dans des savoirs qui leur paraissent inutiles. C’est dire que la rationalité scolaire la mieux construite ne suffit plus: il y faut la pratique d’un sens en lequel la personne de l’enfant se reconnaisse, d’un sens qui, si le jeune veut se faire entendre, lui fasse écarter le recours la violence faute de mieux…[12]

La promotion de l’esprit communautaire peut-elle suffire?  C’est la pente naturelle d’un enseignement qu’inspire le christianisme. Mais la communauté ne sert pas forcément la personne: elle peut-être aussi étouffante, et aussi étouffante de bons sentiments que ne l’est la collectivité anonyme des citoyens, étouffante de rationalité. Il faut le redire: c’est la décision de la personne qui fait la qualité de la communauté. C’est elle qu’il s’agit de solliciter par-delà l’horizon communautaire. Après tout, le Christ fut bien d’abord une personne, avant que se rassemble derrière lui la communauté des croyants, et il a passé son temps à desserrer l’étau des rites et des coutumes pour libérer l’intériorité de la personne ! Et l’Église n’est pas telle, ou ne devrait pas être telle qu’elle fasse taire la voix des personnes qui la portent au delà d’elle-même : de ceux que l’on appelait en d’autre temps les prophètes

La démarche personnaliste, si l’on ne perd pas de vue la fin qu’elle poursuit, n’est donc pas un mouvement qui se boucle sur lui-même. Elle ne vise à rien d’autre qu’à promouvoir une autre personne dans sa liberté et dans le respect de son altérité, en laissant complètement ouvertes devant elle les possibilités et les éventualités de sa réalisation. Il s’agit certes de travailler sur une matière – matière individuelle, matière pédagogique, matière institutionnelle – , mais de la travailler d’une façon telle qu’elle reste ouverte à toute forme possible que l’intéressé gardera l’ultime liberté de se donner[13].

Il est certes besoin d’institution, et d’institution scolaire en particulier, jusqu’au système scolaire que nous connaissons. Il a bien fallu, à un moment donné, que la société, désormais convaincue de l’importance de l’éducation, se donne un système et des institutions capables de l’organiser. L’État a joué, et continue à jouer un rôle décisif dans la gestion du système. Mais assurer son bon fonctionnement, réduit à la formation du «bon citoyen», ne suffit plus. Nous sommes entrés dans l’ère de la personne, qui ne chasse certes pas le citoyen, mais qui lui donne une autre dimension selon laquelle l’homme n’est plus traité seulement comme un moyen, mais essentiellement comme une fin. Le système, de par son mécanisme, instrumentalise l’éducable, il ne peut fonctionner autrement. C’est au pédagogue qu’il appartient d’assumer l’émergence de la personne à travers, et au-delà de l’individualité du citoyen.  Et il le fera essentiellement à travers son action.

Le primat de l’action

Tout est finalement, pour le pédagogue, affaire d’action. La démarche personnaliste vise assurément une fin qui transcende les réalités humaines, mais – je n’ai pas cessé d’y insister – elle reste tributaire d’une individualité qui conditionne le chemin : chaque individu est appelé à faire son chemin, et la personne à laquelle il doit donner forme, si elle garde bien une dimension universelle à travers les valeurs qui la fondent, maintient un ancrage dans l’individualité sensible de chacun. Et cette individualité peut se crisper sur la sensualité, au point de récuser l’invitation au dépassement.

C’est dire que le pédagogue, dans son travail de construction de la personne, reste soumis aux aléas d’une individualité qui peut à tout moment se laisser aller à sa pulsion égoïste. C’est, à y réfléchir, l’expression sensible, nous pourrions dire: animale, de la liberté, et elle mérite d’être respectée comme telle. D’ailleurs, si le développement de l’individu devait être rationnellement programmé, excluant tout imprévu et tout sursaut sensible, de quelle liberté disposerait-il vis-à-vis de ce qui se manifesterait comme une nécessité ? Heureusement, il n’en est rien : tout peut se passer dans la classe, et à tout moment.

Le pédagogue doit alors accepter ce jeu de l’aléatoire comme constitutif de son action au service de l’autonomie de la personne. C’est souvent par ces «failles» ouvertes dans la rationalité de la démarche éducative que la liberté du sujet se fraie un chemin, faisant place à la spontanéité, à l’inventivité, à l’imagination de l’educandus, qui reprend et prolonge l’action du pédagogue. On sait ainsi que Maria Montessori, loin de transformer sa classe en terrain d’application de ses théories, accordait la plus grande place à la spontanéité créatrice des enfants, qui reléguait le système au second plan (c’est malheureusement lui que l’on retient!)[14].

On dira que l’action du pédagogue est praxis, et non pas poiesis. Cette distinction, posée et illustrée en morale par Aristote, est bien précieuse pour nous faire comprendre la spécificité de l’action pédagogique par rapport à toutes les autres formes d’action, l’action politique en particulier. La poiesis est une fabrication d’objet, un travail d’artisan, dont la qualité se vérifie à la qualité de l’objet fabriqué: un bon citoyen qui obéit aux lois. – La  praxis est, elle, une forme d’action qui est portée par une intention, c’est une action qui manifeste une qualité inhérente à son mouvement, laquelle conditionne son résultat même, une action qui se caractérise par sa capacité à promouvoir une autre action. Le type en est l’action morale, et l’action pédagogique s’y apparente. Il s’agit certes de former un bon lecteur, techniquement parlant (poiesis). Mais il s’agit plus fondamentalement de former un homme qui lit, c’est-à-dire un être qui s’intéresse à la lecture, lui trouve sens et en fait la compagne de son existence. Tout est alors dans la manière d’enseigner: c’est la richesse humaine de la relation qui fera la qualité de la praxis éducative.

Donc juste ce qu’il faut de discours personnaliste, et un plein investissement dans une action se référant aux principes qui fondent la personne.

Conclusion: la sagesse du pédagogue

Le pédagogue peut ainsi, au milieu  des tourbillons qui emportent l’éducation, se donner une assise solide qui assure la fin de son action, et s’en élaborer les moyens appropriés. Il peut s’assurer une sagesse qui lui permette de développer sereinement son œuvre.

La relation personnelle est fondamentale: l’éducation, c’est, pour reprendre la formule de Rorty, une liberté qui est appelée à en libérer une autre. Mais elle le fait dans un contexte de déterminations qui pèsent sur l’une comme sur l’autre, et de contraintes qui enserrent l’individu. On peut rêver de sauter par-dessus celles-ci, mais on y retombe d’une façon ou d’une autre. Plutôt que de mettre en œuvre des utopies périlleuses, mieux vaut les prendre en compte dans une construction de la liberté de l’autre.

 Cette construction implique d’abord une bonne connaissance de ce qui pétrit l’individualité de chaque éducable. Celle-ci s’élabore au point de rencontre d’un certain nombre de déterminants, saisissables à travers des lois que le travail des sciences humaines a  permis, et continue à permettre de dégager. Il reste que l’individu – l’être que l’on ne peut diviser –  demeure  irréductible à ces lois: si elles permettent d’éclairer ses comportements, elles n’indiquent en rien dans quel sens doit s’orienter son essence profonde.

C’est sur cette connaissance que le pédagogue va articuler sa visée de l’accomplissement de la personne. Mais nous changeons ici de registre. La personne n’est pas un objet de connaissance, pas même métaphysique : parée de tout ce qui fait la spécificité de l’homme par rapport à l’animal, elle se manifeste comme un devoir-être à l’horizon de l’être, comme une sollicitation incessamment faite à l’individu pour qu’il se dépasse comme individu, refermé sur son ego, et pour qu’il se réalise en  je capable de  répondre de son action au regard de l’universel.

Une fois encore, le pédagogue n’a aucune assurance, ni scientifique ni métaphysique, de l’accomplissement de cette fin: elle est entre les mains de l’éducable. Mais il ne peut se départir d’une foi en l’accomplissement de la nature humaine, malgré tous les obstacles qui se dressent sur le chemin, et quand bien même l’éducation échouerait. Et cette foi, si elle s’adosse au christianisme, peut en recevoir l’assurance qu’une Personne divine, qui s’est elle-même incarnée en ce monde, vient à l’appui de son coup d’audace, et assure l’ouverture d’une action qui pourrait tourner sur elle-même[15].

Le pédagogue reste alors bien conscient de ses limites. Il sait qu’il ne dispose pas d’un pouvoir divin sur la nature de l’éducable: il lui faut faire l’effort de toujours mieux le connaître, sans prétendre cependant épuiser cette connaissance par une emprise totale des «sciences humaines». – Il sait qu’il faut par ailleurs faire l’effort de penser la personne en liberté, mais sans prétendre pouvoir l’installer d’un coup dans monde dégagé de toute contrainte. Il est ainsi en position de se construire une  sagesse d’action au carrefour de ces deux exigences, qui n’ont, au fond, d’autre sens que le respect de l’autre dans son altérité. Un autre qui n’accepte de se laisse écraser ni par les prétentions du savoir positif, ni par les prétentions du savoir idéaliste, mais qui veut tirer profit et des découvertes de la science de l’homme, et de l’élan philosophique qui porte l’homme au-delà de lui-même, pour se promouvoir comme personne libre.

 


*        Professeur émérite à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers. – Auteur de Penser la pédagogie. Une théorie de l’action, L’Harmattan, 2011. Bien des éléments de cet article reprennent des développements du livre.

[1]        Pestalozzi : Ecrits sur la Méthode, vol. I et III, LEP, Lausanne, 2008.

[2]        Michel Soëtard : Rousseau et l’Idée d’éducation, Essai suivi de Pestaloozzi juge de Jean-Jacques, H. Champion, 2012.

[3]        Sur cette distinction essentielle, voir E. Mounier, Le personnalisme, Que sais-je, PUF, p. 35 ss

[4]        Sue ce « mirage personnaliste » des pédagogues, voir Cécile Albert, Éducation de la personne et pédagogies innovantes, L’Harmattan, 2005.

[5]        Ecrits sur la Méthode, II, 62.

[6]        « L’esprit de la Méthode », Ecrits sur la méthode, vol. III. Voir en particulier le Discours du 12 janvier 1818.

[7]        Il faut noter tout ce que nous devons implicitement (et ce que Pestalozzi doit explicitement dans la réflexion de Mes recherches) à Kant dans ce passage à la dimension morale de la personne.

[8]        C’est le principe de la « reprise autonome » cher à  Pestalozzi (cf. Michel Soëtard, Pestalozzi, PUF, p. 113-115).

[9]        Cf. Penser la pédagogie, Chapitre 1.

[10]      Le texte d’Augustin a été publié chez Klinsksieck dans la collection « Philosophie de l’éducation ».

[11]      Cette distinction entre volonté et raison est la plus difficile à admettre dans notre contexte culturel français imprégné de rationalisme, de Descartes aux Lumières. On se satisferait volontiers d’un spinozisme éducatif, qui renverrait à une nature éclairée par la raison et  portée vers la liberté.

[12]      Je ne peux m’empêcher de penser ici au suicide par le feu, en pleine cour de récréation, de Lise Bonnefous , une enseignants de maths, combative et entreprenante, mais rigide et solitaire dans un système qu’elle ne parvenait plus à faire fonctionner: «C’est pour vous que je fais ça» a-t-elle articulé en marchant vers les élèves horrifiés (Le Nouvel Observateur du 27 octobre 2011). Sur cette émergence de la violence, voir Penser la pédagogie, p. 104 ss.

[13]      La démarche personnaliste appelle alors une anthropologie qui soit en cohérence avec cette fin ouverte : elle met en avant le cœur,  qui est ouverture vers l’autre et service de l’autre, elle fait de la tête  la fabrique à outils conceptuels nécessaires au déploiement de cette liberté, et elle appelle la main pour la mise en œuvre de cette liberté à travers les réalités de ce monde (cf. Pestalozzi Ecrits sur la Méthode, vol. 1 : « Tête, cœur, main »). .

[14]      Freinet est dans la même attitude lorsqu’il écrit: «Dès maintenant, et chaque matin, ouvrez des pistes, même si vous n’êtes pas toujours sûrs qu’elles mènent au col. Qu’il y en ait pour tous les goûts: pour la sage brebis qui suivra la voie centrale déjà longuement tracée, pour le bélier orgueilleux qui a besoin de montrer ses cornes infatigables… » (Œuvres Pédagogiques, Paris, Seuil, vol. 2, p. 151).- C’est dans cet esprit que Pestalozzi écrit en exergue de son Chant du Cygne : «Examinez tout, retenez ce qui est bien, et si quelque chose de meilleur a mûri en vous, ajoutez-le en vérité en en amour à ce que j’essaie de vous donner dans ces pages en vérité et en amour» (trad. Soëtard, Paris, éd. Fabert, p. 27).

[15]      La pédagogie peut-elle se satisfaire d’une foi laïque, comme le pensait Ferdinand Buisson, et comme le pensent encore d’autres pédagogues contemporains? (cf. La foi du pédagogue, éd. Don Bosco). C’est une question qui mérite discussion. La personne ne se réalise pas ailleurs que dans un individu fait de chair et de sang, et la doctrine de l’incarnation du fils de Dieu n’exemplifie-t-elle pas la médiation individuelle de la personne ? Le «maître intérieur» d’Augustin, c’est en vérité le Christ.