Ecole et affectivité : le curriculum caché

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Céline Guérin*

Résumé : L’éducation sexuelle est entrée à l’école, peu après la mixité, en 1973. D’abord centrée sur l’éducation des 14-16 ans, elle s’est déplacée vers la prévention puis vers l’ouverture des enfants aux différents types de sexualités dès l’école primaire.           
Parallèlement, au contact de leurs pairs, les élèves se constituent un curriculum à l’insu des enseignants, des éducateurs et de leurs parents. Ce curriculum caché, élaboré aux fils des jours, sans aucun garde fou, constitue une régression vers les stéréotypes de sexes et la domination masculine, avec pour leitmotiv la recherche du plaisir.       
Il est urgent de le mettre à jour pour accompagner les élèves dans la construction de leur affectivité et trouver les conditions d’une mixité bien vécue.

Mots-clés : affectivité, école, éducation sexuelle, mixité, stéréotypes

L’éducation sexuelle à l’école

L’idée d’une éducation sexuelle à l’école découle de la notion de santé publique qui a émergée au début du XXème siècle, conduisant des médecins à se battre pour mieux faire connaître la physiologie et l’hygiène sexuelle. L’Education Nationale s’est saisie de cette question à l’issue de la seconde guerre mondiale. Ce ne fut pas simple comme en témoigne la réflexion de L’inspecteur général François, a qui le dossier avait été confié :

« L’éducation sexuelle dans les établissements d’instruction publique n’est pas pour aujourd’hui, peut-être pas pour demain, mais on peut parfaitement l’envisager pour après demain… »[1]

Le sujet est abordé à la fois sous son aspect biologique et éducatif

« Le mot d’éducation sexuelle résume ou contient deux choses distinctes :

1-    l’information sexuelle, c’est-à-dire le problème de savoir comment nous donnerons aux enfants et aux adolescents une connaissance de l’anatomie et de la physiologie sexuelle, comment nous dévoilerons pour eux ces réalités qui sont des mystères… qui les préoccupent et les tourmentent.

2-    l’éducation sexuelle proprement dite, c’est-à-dire le devoir… de leur faire comprendre que cet instinct (l’instinct sexuel) comme tous les autres doit être placé sous le contrôle de la volonté et de la raison ; et d’instinct animal devenir instinct humain. »[2]

Entre 1958 et 1968, suite à l’introduction de la mixité obligatoire dans les écoles primaires et dans les collèges, des associations interviennent pour la première fois dans des établissements pour l’éducation sexuelle des élèves : École de parents, Planning familial, MGEN. Les intervenants sont des enseignants, des éducateurs ou des médecins.

En 1973 la circulaire Fontanet préconise une information et une éducation sexuelle au lycée, facultative, avec comme objectif annoncé, en plus des connaissances biologiques de la reproduction, une réflexion amenant les jeunes à des choix raisonnés dans leur vie personnelle. Cette circulaire peut être entendue comme une réponse à l’inquiétude du groupe social face à la généralisation de la contraception dans un contexte de mixité scolaire.

Avec la loi Weill, en 1976, l’éducation sexuelle inclut la prévention. Le programme de biologie comporte des heures obligatoires d’information sur la reproduction, l’IVG, la contraception, la grossesse et les MST à raison de 4 heures pour les troisièmes et huit heures pour les CAP et BEP. L’objectif est de faire diminuer le nombre de grossesses non désirées. Dans les esprits, la prévention a pris le pas sur l’éducation.

En 1985, L’épidémie du sida va bouleverser l’approche et les représentations de la sexualité de notre société. La prévention devient une priorité. Pour raison de santé publique, tout peut et doit être dit, y compris aux plus jeunes, l’objectif étant d’arrêter l’épidémie. En 1987, le sida est au programme de l’information sexuelle, qui passe à huit heures, pour tous les jeunes de 14 à 16 ans. Cependant, des enquêtes effectuées entre 1988 et 1993 montrent que l’information sexuelle ne suffit pas à développer des comportements responsables.

En 1998, on observe un nouveau changement de perspective. L’éducation sexuelle entre à l’école primaire, à l’intérieur de l’éducation à la santé. Au collège et au lycée, il ne s’agit plus seulement d’informer pour faire de la prévention mais d’ouvrir les jeunes aux différents types de sexualité.

« L’éducation sexuelle devient l’éducation à la sexualité. La notion de sexualité s’est beaucoup élargie et recouvre plus, désormais, une façon d’être, de communiquer, de se réaliser comme homme ou femme dans le couple, la famille, le célibat, le travail. On assiste à une redéfinition des rôles homme/femme en même temps qu’à une commercialisation à outrance du sexe en particulier féminin. De plus, on pourrait même dire que désirs et plaisirs sexuels sont devenus de nouvelles normes, voire des revendications générales. » [3]

En 2003, la DESCO publie une circulaire sur « l’éducation à la sexualité en milieu scolaire comme composant essentielle de la construction de la personne et de l’éducation du citoyen. » Cette éducation intègre la lutte contre l’homophobie :

« légitimée par la protection des jeunes vis-à-vis des violences ou de l’exploitation sexuelle, de la pornographie ou encore par la lutte contre les préjugés sexistes ou homophobes. (…) elle intègre une réflexion sur les dimensions psychologiques, affectives, sociales, culturelles et éthiques. »

On retrouve la dimension éducative. En 1973, elle avait pour but d’amener les jeunes à des choix raisonnés dans leur vie personnelle, Trois décennies plus tard, elle a pour objectif d’ouvrir les jeunes à la tolérance et au respect.

En 2010, « un court-métrage d’animation à l’intention des enfants de CM1/CM2 », « le baiser de la lune », a été subventionné par l’Education Nationale et le ministère de la Jeunesse et des Sports. Sébastien Watel, le réalisateur, explique son intention

« « Le baiser de la lune » dépeint, de façon poétique, différentes façons de s’aimer, dont celle de deux « poissons-garçons ». A travers ce film, je souhaite apporter une meilleure représentation des relations amoureuses entre les personnes du même sexe. Il s’agit de montrer que deux hommes ou deux femmes peuvent s’aimer, même si leurs amours paraissent différents ou impossibles. Ce film d’animation s’adresse à un public enfant, afin de lutter contre l’homophobie survenant à l’adolescence. Au-delà de la problématique homosexuelle, ce film est une lutte contre les discriminations, par un apprentissage du respect de l’autre et de sa différence. »[4]

Ce projet a déclenché une polémique :

« Reste à savoir qui (…) a poussé Luc Chatel, le ministre de l’Éducation, à se déclarer hostile à la projection du film dans les classes de primaire. Déjà, Christine Boutin (…) s’était fendue d’une lettre à Luc Chatel afin de dénoncer « ce film idéologique qui prive les enfants des repères les plus fondamentaux que sont la différence des sexes et la dimension structurante pour chacun de l’altérité ». Des « groupes de pression » nieraient ainsi « la différence des sexes, constitutive de notre humanité » »[5]

Cet événement illustre bien la problématique actuelle, dans une société en pleine mutation, où les repères vacillent :

« La question revient donc à ceci : qui a le droit ou le pouvoir de transmettre des valeurs et quelles valeurs aux jeunes générations ? » [6]

Sur les blogs des revues d’éducation, si certains parents se disent satisfaits des cours d’éducation sexuelle donnés à l’école primaire, d’autres manifestent leur désarroi face à un contenu qui leur semble prématuré et vis-à-vis duquel ils n’ont pas été consultés.

Un concept de l’école Républicaine laïque : l’élève aculturel, areligieux … et asexué

Dans les programmes scolaires l’élève est toujours écrit au singulier, comme s’il était seul face aux apprentissages, sans relations aux autres élèves ni à son enseignant ; comme si la vie du groupe classe n’existait pas en dehors des quelques « heures de vie de classe » imposées au professeur principal ; comme si la vie en dehors de la classe, la « vie scolaire », n’était qu’une question de discipline.

Pourtant, l’élève, comme toute personne humaine, est un être de relation. Il apprend par les autres et avec les autres.

« Le système scolaire français a installé la mixité … Pourtant, il y avait là un principe potentiellement subversif pour l’école républicaine à la française qui s’est construite sur le modèle du sanctuaire : il s’agissait de préserver l’école des passions extérieures. Il n’était pas concevable de prendre en compte les désordres de l’adolescence. L’école s’est trouvée embarrassée par une mixité introduite subrepticement. Il n’y a pas eu de réflexion sur les changements que cela introduisait. Et l’école a fait comme si elle pouvait continuer à se concentrer sur les apprentissages et les performances en déniant les corps, la sexualité et les désirs, et plus généralement en négligeant sa vocation éducative. » [7]

Une enquête[8], réalisée auprès de 21 éducateurs en collège, ayant pour objectif, entre autres, d’identifier comment les établissements gèrent les questions liées à la puberté en contexte de mixité (habillement et flirt) donne les résultats suivants : 96% des éducateurs interviennent à propos de la tenue vestimentaire des élèves. Les tenues interdites citées sont féminines dans une écrasante majorité (décolleté 62%, short court 62%, jupes courtes 57%, débardeurs 28%) il faut attendre les tongs (24%) pour que les garçons soient concernés et les caleçons visibles (19%) pour qu’ils soient directement incriminés. La principale sanction donnée consiste à prêter un vêtement (nécessairement laid) à l’élève fautif, avec obligation de le porter toute la journée (cela dissuade en général celui là, et encore plus celle là, de toute tentative de récidive…). Les raisons données à ces interdictions sont en premier lieu la nécessité d’une tenue adaptée au contexte (47%), l’application du règlement (28%), le respect des autres et de soi-même (18%). En dernier lieu vient une justification pour le moins inattendue : « aimeriez-vous me voir dans cette tenue ? »

Le flirt est interdit dans la cours de récréation dans 86% des établissements. Les éducateurs observent peu cette pratique chez les 6ème (jamais/rarement : 81%), ils la voient de plus en plus fréquente au fur et à mesure que les élèves grandissent (parfois/souvent : 95% pour les 3ème). A leur avis, la question du flirt occupe peu l’esprit des 6ème (rarement : 43%) mais elle prend de plus en plus de place avec l’âge (souvent : 76% pour les 3ème).

Justifier l’interdiction de vêtements trop courts ou trop décolletés par le fait que l’école est un lieu de travail est une explication bien légère face aux commentaires des garçons qui peuvent facilement réagir en attribuant aux filles ainsi vêtues des qualificatifs peu respectueux…

Le commentaire d’une élève de 1ère année bac pro, Marie SANCHETTE, exprime bien ce besoin :

« Un inconvénient pour les filles est le regard des hommes sur les filles. Pour un jugement de garçon : une mini-jupe est perçue comme provocante (…) Elle reproche aux garçons de s’arrêter aux stéréotypes. » [9]

 « Un garçon de la salle indique que la mixité qu’il vit n’entraîne pas de tabou. Toutefois, « quand les filles mettent des mini-jupes ce n’est pas fréquent ; pour nous, c’est perçu comme un défi, c’est perturbant et ceci nous déconcentre ».

Un adolescent dans la salle signale que les mini-jupes et les décolletés sont interdits dans son école, toutefois pour lui, « un garçon en short permet aussi aux filles de penser des choses ».

Marie CHOQUET, épidémiologiste, directrice de recherche à l’Inserm, déclare alors :

« Il faut se poser des questions : pendant l’adolescence, un jeune sera-t-il perturbé par la mixité ? Il ne faut pas ignorer le problème. » [10]

Une autre question se pose : « Comment perçoivent et écoutent les garçons et les filles ? (…) dans les lycées mixtes, peu écoutent et absorbent en profondeur. » [11]Force est de constater qu’au printemps, les débardeurs et les strings génèrent des distractions…

L’enquête d’Ipsos Santé pour la fondation Wyeth, souligne que les jeunes générations ont une vision plus fortement stéréotypée que leurs parents des relations hommes/femmes et des représentations associées à leur sexe. D’après le Docteur Serge HEFEZ, psychiatre et thérapeute familial, c’est la négation des différences qui a conduit au renforcement des stéréotypes :

« La quête d’identité ne serait-elle pas percutée par le fait que la culture dominante cherche à gommer les différences ? (…) comment exister en tant que garçon ou fille quand ces valeurs ne sont plus érigées en modèles ? Réponse : en exacerbant spontanément les valeurs traditionnellement masculines et féminines. » [12]

Les jeunes ont besoin de parler des différences entre sexes, de les voir reconnues et prises en compte. Les ignorer ne consiste pas à rester neutre. Bien au contraire, cela consiste, par passivité, à œuvrer pour le renforcement des replis identitaires.

« Selon Serge HEFEZ, psychiatre, thérapeute familial, les filles d’antan portaient des mini-jupes et étaient décontractées, or, actuellement, « les jeunes filles font de plus en plus attention à faire filles, et les regards des garçons sont dominants. » [13]

Pourtant, un des objectifs de l’éducation sexuelle à l’école est « surtout de veiller que l’entrée dans la sexualité ne s’accompagne pas de comportements nuisant à l’égalité entre les sexes »[14] Mais des psychologues auprès d’adolescents observent[15] que les filles acceptent couramment certaines pratiques asymétriques : elles y voient une façon de montrer leur amour, en acceptant de faire passer le plaisir de leur copain avant le leur. Il suffit de regarder la variété de parfums proposés dans les rayons de préservatifs des pharmacies et des supermarchés pour se rendre compte de l’étendue de ces pratiques. Non seulement la mixité, telle qu’elle vécue à l’heure actuelle, ne produit pas l’égalité entre les sexes mais il semblerait bien qu’elle favorise l’apprentissage de la domination masculine dès les premières expériences « amoureuses ». La situation est préoccupante car ces schémas de domination sont tellement intégrés par les adolescentes de cette génération, qu’elles en viennent à les justifier selon le processus décrit par Pierre Bourdieu : « J’ai toujours vu dans la domination masculine, et la manière dont elle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j’appelle la violence symbolique (…) (qui) s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser, ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que l’instrument de la connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle. »[16]

L’enquête auprès des éducateurs a montré que les corps, la sexualité et les désirs sont de plus en plus présent au collège au fur et à mesure que les élèves grandissent. A la fin du collège et au début du lycée les élèves établissent des listes de ceux « qui l’ont fait » et de ceux « qui l’ont pas fait ». La pression est tellement forte que les jeunes « qui l’ont pas fait » en viennent à se questionner avec acuité sur leur normalité physiologique et psychologique, certaines filles passent à l’acte non pas parce qu’elles sont tombées amoureuse mais pour rattraper leur retard et se prouver qu’elles sont normales. D’autres se refusent à voir que leur relation a évoluée de l’amitié à l’amour car, pour leur génération, l’amour implique nécessairement la sexualité. L’ambiance dans laquelle ils vivent à l’école et dans la société est tellement érotisée que pour nombre d’entre eux la sexualité investie même le champ de l’amitié entre jeunes du même sexe. Paradoxalement, si la sexualité n’a aucun secret pour eux, ils ignorent à peu près tout de la psychologie de l’autre sexe.

L’école rend omniprésente, par la mixité, les relations de séduction entre élèves mais elle leur signifie très clairement, comme nous l’avons vu dans le questionnaire auprès des éducateurs, que celles-ci sont hors sujet… par convention ! Ils ne doivent donc pas en faire état et encore moins s’attendre à ce que les adultes les éclairent sur cette composante pourtant essentielle de leur vie d’adolescent : ils viennent au collège pour travailler. La mixité a introduit le loup dans la bergerie mais les bergers font comme s’ils ne le voyaient pas… Il y a là une injonction paradoxale : « mélangez-vous pour devenir égaux mais nous ne voulons voir aucune différence : vous êtes tous égaux ». Ce qui pourrait aussi être formulé de la façon suivante : « mélangez vous entre sexe mais faites comme si vous n’aviez pas de sexe ». Dans le meilleur des cas, ils auront droit à quelques heures d’éducation sexuelle au collège et à un distributeur de préservatifs au lycée.

« Certes, l’école prépare au baccalauréat, mais elle est aussi le temps de l’apprentissage de la vie sexuelle : en général, les élèves qui sortent de l’école ont déjà fait leur première expérience. Dans ce domaine, les conséquences (surtout pour les filles, faut-il le rappeler ?) peuvent être graves (…). La réussite de l’école est-elle aussi éclatante en cette matière qu’en ce qui concerne le baccalauréat ? En somme : lorsque, pour des raisons économiques, on a placé les filles et les garçons dans un même lieu, a-t-on réfléchi aux effets possibles sur leur sexualité ? (…) on peut dire qu’avec la mixité la question de l’amour est devenue aussi essentielle à l’école que celle de la formation à la vie active. »[17]

Les adultes connaissent bien l’existence de cet autre curriculum caché mais ils considèrent qu’il ne les concerne pas, même si certains, dans des situations de crise, prennent sur eux, parfois dès le collège, d’accompagner une élève au planning familial sans en informer ses parents… De véritables problèmes éthiques se posent, ils sont insolubles car ils sont niés…

L’action menée par l’Etat face aux problèmes soulevés par la mixité est très limitée. La lutte contre les stéréotypes est engagée et l’institution la prend en charge officiellement depuis 2000. Au BO est paru un document intitulé « De la mixité à l’égalité », qui propose « des pistes de travail autour de situations de la vie scolaire puisées dans la réalité quotidienne des écoles, des collèges et des lycées, dans lesquelles peuvent se manifester des comportements stéréotypés et discriminatoires à l’encontre des filles et des garçons, de la part des élèves eux-mêmes ou des adultes de la communauté éducative (…) les domaines choisis sont issus de recherches et d’enquêtes menées depuis plusieurs années en France, qui ont mis en lumière le rôle des rapports sociaux de sexe à l’école dans le fonctionnement de la mixité (…) Ce document est un outil de sensibilisation, qui doit déclencher une réflexion de fond sur l’égalité des sexes. Il s’inscrit dans le droit fil de la convention interministérielle pour la promotion de l’égalité des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif qui a été signée en février 2000. » [18]

Les thèmes abordés concernent les effets de la domination masculine et de la répartition stéréotypée des tâches au sein des interactions en classe et de l’orientation, ainsi que l’éducation à la santé et à la sexualité, mais les questions de fond ne sont pas abordées.

Comment créer les conditions d’une mixité bien vécue ?

Forcer les enfants à manger ne leur donne pas l’appétit ; obliger les élèves à être constamment mélangés ne leur permet pas spontanément de construire leur affectivité. Il faut donc penser à la façon de les accompagner.

« L’école ne peut laisser chaque genre se construire contre l’autre. Son projet éducatif ne peut être que de permettre à chacun d’apprendre à mieux connaître l’autre (…) alors que l’école est un des lieux les plus mixtes de la société, elle doit affronter de face les ambivalences et les tensions entre filles et garçons. »[19]

Pour ce faire, il faut commencer par garantir le respect et l’intimité de chacun dans les locaux et au sein des activités :

« Les jeunes filles expriment un besoin d’intimité que la configuration matérielle des lieux scolaires ne permet pas toujours de satisfaire. Une séparation momentanée, à la demande (des élèves), pourrait à cet égard être envisagée. » [20]

Trop de vestiaires mixtes ou de toilettes mal surveillées mettent en danger les élèves les plus vulnérables. Il arrive que des filles n’aillent pas aux toilettes de toute la journée par crainte des garçons… Part ailleurs, obliger des élèves en pleine adolescence, lors des cours de natation, à être en maillot de bain sous le regard de leurs camarades, particulièrement ceux de l’autre sexe, peut être vécu comme une véritable humiliation.

Les différences entre les sexes sont à prendre en compte au sein de certaines activités. Imposer la mixité en EPS conduit parfois à aller contre le bon sens, c’est le cas, par exemple, des cycles de rugby mixte. Dans un autre registre, aborder les questions d’éducation sexuelle sans tenir compte du décalage de maturité risque de générer des comportements et des commentaires qui renforcent les stéréotypes et creusent l’écart entre filles et garçons. Traiter des sujets comme la reproduction humaine et la contraception en 4ème nécessite de s’adapter au développement physiologique et psychique des élèves. A cet âge, la plupart des garçons commencent leur puberté alors que la plupart des filles l’ont déjà achevée.

« dans certains établissements, ces cours (d’éducation sexuelle) sont organisés en séparant préalablement les garçons et les filles pour permettre à chaque sexe une plus libre expression sur les questions qui demeurent sensibles quand elles sont sous le regard et le jugement de l’autre. » [21]

Ces espaces de non mixité pourraient contribuer à l’élaboration d’un cadre de vie mixte respectueux et serein. Il serait alors plus simple d’engager un dialogue constructif avec les élèves sur les différences entre sexes et sur les stéréotypes, activité particulièrement nécessaire en situation de mixité :

« Un des résultats les mieux établis par la recherche est que la fréquentation de groupes mixtes renforce les stéréotypes de sexe (…) concernant l’identité de genre (évaluée avec des échelles de masculinité et de féminité), on note que les filles scolarisées dans un contexte mixte obtiennent un score de féminité significativement plus élevé que leurs homologues fréquentant un contexte non mixte. » [22]

Le plus souvent, aucun moment ou lieu n’est prévu pour parler aux jeunes de l’amour, excepté d’éventuelles interventions sur la contraception, thème qui n’épuise pas le sujet. Il semble bien que les jeunes attendent autre chose de la part des adultes.

« Philippe JEAMMET incite les adultes à devoir et à être « des repères et des miroirs » car les valeurs définies comme actuellement prioritaires se transmettent humainement à chaque génération, au travers d’un savoir (…) Il rappelle aussi que le devoir le plus important de l’école est de fournir des « outils de liberté. » [23]

Il est clair que l’école n’a pas pour mission de suppléer aux carences éducatives des parents, qui sont particulièrement fréquentes sur ce sujet. Cependant, au sein de l’établissement, il pourrait être envisagé une action qui aille au-delà des considérations biologiques, pour proposer aux jeunes une formation de l’affectivité. Il faudrait que, en parallèle, des enseignants acceptent de parler de leurs valeurs, valeurs qu’ils transmettent de toutes les façons, qu’ils le veuillent ou non, à travers leur façon d’être :

« Les enseignants ont bien plus de pouvoir que ce qu’ils croient, mais ils n’ont pas le pouvoir qu’ils croient. (…) Il est étonnant de constater à quel point les enseignants sous-estiment l’effet de leur personne et surestiment la transmission de leurs connaissances »[24].

Il est urgent de mettre à jour ce second curriculum caché qui mobilise l’attention et les énergies des élèves, souvent au détriment des apprentissages scolaires. Chaque année, des dépressions, des phobies scolaires, des drames qui débouchent parfois sur des suicides, touchent des adolescents qui ne vont pas chercher l’aide des adultes car leurs parents ignorent souvent ce qu’ils vivent, et l’école refuse de le voir.

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Pour citer cet article
Référence électronique :
Céline Guérin, « Ecole et affectivité : le curriculum caché », Educatio [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne juillet 2014. URL : https://revue-educatio.eu

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* Enseignante de mathématiques.

[1] Inspecteur général François, présidant un comité d’éducation sexuelle en 1947 (VEI p 88, deuxième partie)

[2] Ibid.

[3] Du côté de l’éducation à la mixité, l’éducation à la sexualité, Chantal Picod, Diversité Ville-École-Intégration n° 138 Décembre 2004

[4] Site www.le-baiser-de-la-lune.fr

[5] L’Humanité du 5 février 2010

[6] Du côté de l’éducation à la mixité, l’éducation à la sexualité, Chantal Picod, Diversité Ville-École-Intégration n° 138 Décembre 2004

[7] Texte de synthèse de la conférence de consensus « La mixité à l’école : filles et garçons », IUFM de Créteil, Scéren/CRDP, 2009

[8] La mixité, une innovation menacée ?, Céline Guérin, mémoire de DHEPS, 2011

[9] Synthèse du 6ème forum Adolescence, Paris, février 2010

[10] Synthèse du 6ème forum Adolescence, Paris, février 2010

[11] Actes du 6ème forum Adolescences de Paris, le 3 février 2010

[12] Synthèse du 6ème forum Adolescence, Paris, février 2010

[13] Actes du 6ème forum Adolescences de Paris, le 3 février 2010

[14] Enquête sur la sexualité en France, M. Bonzon, N. Bajos: pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008

[15] Girls on the edge, Leonard Sax, Basic Books, 2010

[16] La domination masculine, Pierre Bourdieu, Seuil, 1998

[17] Conclusion des débats du CNP, Françoise Balibar, quelle mixité pour l’école, in Quelle mixité pour l’école, Scérén/CNDP, Albin Michel, 2004

[18] BO n°10 du 2 novembre 2000

[19] Texte de synthèse de la conférence de consensus « La mixité à l’école : filles et garçons », IUFM de Créteil, Scéren/CRDP, 2009

[20] Sortir la mixité des tabous, Michel Fize, in Quelle mixité pour l’école, Scérén/CNDP, Albin Michel, 2004

[21] Ibid

[22] Les ambivalences de la mixité scolaire, Marie Duru-Bellat, Conférence de consensus « La mixité à l’école : filles et garçons », IUFM de Créteil, Scéren/CRDP, 2009

[23] Actes du 6ème forum Adolescences de Paris, le 3 février 2010

[24] Le murmure des fantômes, Boris Cyrulnick, Paris, Odile Jacob, 2003