L’inventivité pédagogique de Michel de Certeau

Une approche ignacienne de l’enseignement

Jean-Yves Séradin*

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Résumé : Michel de Certeau est un fin observateur du système éducatif. Chrétien, il marche toujours vers l’autre, en recherche, accueillant avec bienveillance les différentes cultures qui l’aident à questionner la sienne. Ses travaux historiques, anthropologiques, linguistiques, théologiques, son intérêt pour la psychanalyse, nourrissent une réflexion qui garde toute son actualité trente ans après sa mort. Son appel à théoriser les pratiques pédagogiques n’est pas encore suffisamment entendu. Or, cette réflexivité est nécessaire si on ne veut pas scinder relation pédagogique et contenu, rupture qui paralyse toute évolution du système. L’école pourrait être pourtant un laboratoire où s’organise une articulation entre le savoir et la relation sociale. Pour cela, un vrai dialogue qui n’exclut pas le conflit doit s’installer entre le professeur et l’élève.

Mots clés : altérité, relation pédagogique, dialogue, conflit, laboratoire, réflexivité.

Pour repenser une école parfaite aujourd’hui pour seulement 50% des élèves (J.P. Delahaye[1]), Michel de Certeau invite à une « rupture instauratrice »[2] bien difficile à engager. Pourquoi, bien qu’il soit mort il y a trente ans, son œuvre garde-t-elle toute son actualité dans le domaine éducatif ? Est-ce seulement dû à une école figée, prisonnière des conservatismes de tout ordre ? Pourquoi ses propositions, ancrées pourtant dans une fine connaissance de la réalité pédagogique, semblent encore utopiques ? La dimension qui dynamise l’élan de Certeau est exigeante, comme l’explique le théologien jésuite Christoph Theobald : « Très loin d’une conception abstraite, doctrinale de la théologie, il (Michel de Certeau) place au centre l’intérêt pour le quotidien des êtres humains que nous sommes. On retrouve là un adage ignacien qui date du XVIe siècle : chercher Dieu en toutes choses. Non pas dans un au-delà, mais dans l’ici et maintenant, dans l’art des hommes de gérer la vie quotidienne et dans les interstices de notre vie quotidienne. »[3] Chez Certeau, être chrétien, c’est donc s’engager. Pensée comme un mouvement constant d’altération de soi, la passion de l’altérité, jamais feinte, imbibe son œuvre, y compris en ce qui concerne l’école dont il est un observateur attentif : « Michel de Certeau s’intéresse à la ̎formalité des pratiques ̎ […] y cherchant obstinément des réserves d’émancipations. »[4] Historien, il connaît les pesanteurs que le passé impose et la difficulté à s’en affranchir quand on les ignore. Sa compagnie, brillante et fraternelle, pousse le pédagogue du quotidien à s’échapper d’une routine intellectuelle néfaste à trop d’élèves, à enrichir son imaginaire pédagogique, à « braconner » ailleurs. Mais accepter son art de cheminer exige une mutation mentale. L’institution ne peut tout insuffler. Ce que rappelle Philippe d’Iribarne : « Des pans entiers de la vie en société ne sont pas susceptibles d’être transformés par une action politique et institutionnelle sans mutations culturelles impliquant des changements profonds d’être intérieur. »[5] Pour cela, un étayage apparaît nécessaire. La lecture des textes de Certeau, presque tous en livres de poche, incite le professeur à ouvrir, à nourrir, à vivre une triple réflexion : sur la culture de l’autre, cet enfant ou adolescent qu’il accompagne dans sa progression ; sur la relation pédagogique à construire au quotidien qui ne doit surtout pas être scindée des contenus ; sur lui-même, car, trop souvent, l’enseignant ne théorise pas ce qu’il pratique ; une réflexivité active s’impose pour libérer son inventivité.

Aller vers la culture de l’autre

Il ne faut jamais occulter la foi profonde de Certeau pour appréhender son approche de l’école : le souci de l’autre, la méfiance du consensus flou et trompeur auquel il préfère le conflit, l’importance de la relation pour mieux apprendre, mais aussi son optimisme dans ce qui pourrait s’y vivre et s’y construire :

« L’expérience de l’autre est redoutable, analogue à celle du Dieu de la Bible, qu’on ne peut rencontrer sans mourir. Elle ne saurait être traitée avec le sentimentalisme ou l’idéologie de ces « dialogues » qui, en fait, dénient l’autre et visent finalement à l’envelopper, à le séduire, à le neutraliser, à le capter ou à le fuir. Mais elle est affectée par le christianisme d’une confiance qui attend de l’autre non plus seulement la mort, mais la vie. Faire place à l’autre, c’est aussi en recevoir la grâce de participer à une vie qui nous dépasse et va plus loin que nous. »[6]

L’éducateur, pour Certeau, occupe « une place privilégiée au cœur de la crise culturelle dont il pâtit mais qui exige de lui davantage. Il est d’abord l’homme de la rencontre et de la confrontation. Il se trouve à la jointure du passé et du futur. »[7] Aujourd’hui, transmettre des connaissances ne semble plus suffire, ainsi il apparaît nécessaire d’accroître la présence des enseignants à l’école pour encadrer des études, dialoguer avec des élèves dont ils seraient les tuteurs, rencontrer les collègues, travailler et se former en équipe… Mais si l’observation du système scolaire encourage à un tel changement, qui modifiera le métier, il reste à penser l’intervention du pédagogue pour en accroître l’efficacité. Certeau repère ainsi trois aspects de sa fonction : un dialogue, un passage culturel, une espérance commune. Ces voies d’approfondissement culturel postulent chez le pédagogue une confiance dans ce que peut apporter l’élève. Celle-ci est essentielle pour éviter les dérives dogmatiques qu’entraîne le confort culturel dans lequel l’enseignant risque de s’installer, pour garder conscience qu’on n’a jamais fini de chercher, et que la culture de l’autre peut être un terreau intéressant dans ce cheminement. Comme l’écrit Denis Simard, « à travers le dialogue, quelque chose de l’autre vient à ma rencontre, quelque chose qui possède une puissance métamorphosante. »[8]

Mais, « Homme de la rencontre et de la confrontation », l’éducateur qu’est le professeur, ne peut se satisfaire d’un dialogue fictif, formel. Certeau suggère une direction : « Le dialogue est (…) ce qui fait, ce qui doit faire d’une nécessaire information l’élément d’une formation. L’échange entre l’éducateur et l’éduqué tend à être le creuset où s’opèrent lentement la mutation de la culture et l’évolution du langage. »[9] Ce sont, à travers ces deux individus, deux cultures qui dialoguent[10]. Avant de proposer celle de l’école à laquelle l’enseignant adhère, par sa formation, sa fonction, ses goûts le plus souvent, connaître celle de l’élève n’est pas inutile car « il lui faut donc repasser ses leçons à la lumière de leurs connaissances et de leurs problèmes. »[11]

L’utilité du conflit

Le pédagogue brésilien Paulo Freire, dont les travaux intéresseront beaucoup Certeau, rappelle que « savoir écouter l’apprenant ne signifie ni se mettre en accord avec sa lecture du monde, ni s’accommoder à elle, en l’assumant comme sienne. »[12] L’éducateur, « à la jointure du passé et du futur », construit la médiation, « le passage culturel », car « l’intelligence d’un savoir naît avec l’expérience du lien qui nous unit à l’autre ; elle est le renouvellement accordé à l’homme préoccupé de faire parvenir à ses « enfants » les richesses accumulées depuis si longtemps, dont ils sont aujourd’hui les vrais destinataires. »[13] Cette médiation n’est pas une ruse pédagogique dissimulée derrière une attention bienveillante, c’est un rapport de confiance que l’éducateur s’efforce de construire entre le jeune et lui, mais où chacun respecte la position et la raison de l’autre. « Il faut donc, non pas une fois, mais chaque jour, renoncer à la molle conviction qu’ »on peut toujours s’entendre », et abandonner les détours sentimentaux grâce auxquels on espérait cacher sous des phrases et des précautions la réalité des autres. »[14] Certeau précise que la lutte n’est pas seulement un affrontement, qu’elle a « un caractère moins personnel et plus irréductible », qu’elle apparaît sous forme de conflit. Celui-ci initie à l’existence de l’autre, et « la résistance des autres reste la condition de son propre progrès. »[15], car, « par lui entre la contradiction qui ébranle les certitudes reçues d’une tradition particulière, d’une foi, d’une culture, d’un milieu et d’une histoire. »[16] Cette expérience est donc celle d’une limite car « en même temps qu’une solidarité qui nourrit, la présence des autres est une menace. »[17]

Dans le conflit, installer le respect s’impose, c’est-à-dire la reconnaissance de l’individu dans son « authenticité » (Charles Taylor). Certeau rappelle qu’une « altérité » demande à être reconnue, mais il en perçoit les conséquences : « La rencontre de cultures différentes dans le champ de la scolarisation propre à l’une d’elles ne peut pas ne pas menacer les postulats d’une pédagogie particulière. »[18] Que peut nous apporter Certeau dans la compréhension des tensions entre l’application de la laïcité à la française et le retour en visibilité de la religion, musulmane principalement, dans l’espace scolaire ?

Décédé en 1986, Certeau n’a pu participer au débat qui survient en 1989 sur le port du voile par des jeunes musulmanes dans l’espace scolaire. Avec des pleins et des déliés, la polémique s’est poursuivie depuis. Ni le travail de la commission Stasi en 2003-2004, ni la loi du 15 mars 2004 qui en est issue, interdisant le port ostensible des signes religieux à l’école, ni la charte de la laïcité à l’école voulue par le ministre de l’éducation V. Peillon en septembre 2013, qui réaffirme cette loi, n’auront apaisé les esprits.

Penser la diversité

Certeau nous avertit que même chez des émigrés qui ne pratiquent plus, la survivance des traditions demeure déterminante, « mais sur le mode de fragments relatifs à des systèmes effondrés ou abandonnés. Certains gestes, certains objets, des airs, des anniversaires, des parfums gardent en effet, dans le texte des jours et des travaux, la fonction capitale qu’a dans un texte écrit la ponctuation. Ils scandent, avec des signes hétérogènes aux lettres qui organisent du sens, la pratique de l’ordre lexical et syntaxique imposé par la société dominante. Ce sont des « signifiants », mais on ne sait plus de quoi. Ces sigles matériels, on les appelle des « superstitions », d’un mot désignant ce qui excède (super-stare) et transgresse l’assimilation. Ils ont un rôle métonymique (ils disent la partie pour le tout effacé), historique (ils représentent la place du mort), elliptique (de ces citations on ne connaît plus ni le sens ni la référence) et poétique (ce sont des inducteurs d’inventions). »[19] Il souligne combien cette forme d’appartenance est rusée, tacticienne[20] et que ces « reliques » « représentent ce qui est le plus méconnu par les pédagogies qui font naïvement confiance aux contenus de savoir et ne perçoivent même pas les scansions matérialistes par lesquelles un groupe défend, à l’insu des maîtres, son rapport présent à un patrimoine dispersé. »[21] Certeau pressent les risques d’une approche consensuelle d’une école républicaine, fiction d’un creuset où tous finiront par se fondre ! Evoquer l’ethnique, jamais. La réception de l’ouvrage de H. Lagrange Le déni des cultures (Seuil, 2010) a drainé une pluie de critiques, certaines très justes, lui reprochant des généralisations trop hâtives, mais, beaucoup d’autres, parce que le sociologue avait brisé un tabou : on ne touche pas à l’ethnique en France. On sait l’origine tragique de cette position, mais ne dessert-elle pas ceux qu’elle veut protéger ? Le raidissement de l’opinion envers les étrangers ou les français d’origine étrangère prouve que jouer l’autruche ne résout pas les problèmes. Pourquoi alors ne pas suivre l’homme des frontières qu’est Certeau :

« L’idéologie cache l’ »ethnique », empêche donc de le penser, et risque de le livrer sans contrôle à des passions racistes, il y aurait plutôt à élucider les lois tacites, les initiations, les règles d’honneur, d’allégeance et de solidarité propres à ces « familles », en collaboration avec les membres de groupes qui en maîtrisent mieux que nous les jeux subtils et féroces . Ce serait cesser de leur fournir une image qui les trompe sur la société où ils habitent en marginaux et qui finit par les tromper sur eux-mêmes. »[22]

Le dialogue des cultures, c’est saisir ce qui nous sépare pour trouver ce qui nous rapproche. Défi pour le pédagogue. Il s’agit, comme l’écrit Philippe Meirieu de « chercher au quotidien dans les classes comment, au-delà de leurs différences, les cultures répondent, chacune dans leur langue, aux mêmes questions fondatrices des hommes. »[23]

Le « retour » en visibilité des religions qui s’opère au travers d’un phénomène de la diminution de la pratique n’aurait donc pu qu’interroger Certeau, surtout qu’il avait travaillé sur les sociétés plurielles. Il a ainsi écrit un rapport présenté par l’OCDE (16-18 janvier 1985) pour une réunion d’experts sur le thème Educational Policies and Minority Social Groups. Texte qu’on retrouve dans La prise de parole et autres écrits politiques (1994) où, dans un autre texte du même ouvrage, il nous invite, en quelques lignes magnifiques, à regarder autrement l’immigré :

« Étranger parmi nous, porteur du stigmate visible de la différence, car il va avec les marques d’une langue, d’une tradition, d’usages, de goûts et de comportements qui ne sont pas familiers et dans lesquels nous n’arrivons pas à nous reconnaître, l’immigré apprend à circuler dans notre langue et nos habitudes de vie, il s’adapte à notre univers matériel et symbolique. Si différent de nous, il est aussi celui qui déjà nous ressemble, car son destin anticipe le nôtre. Il est la figure exemplaire qu’impose le temps de la modernité, avec l’abandon des repères familiers, l’adaptation à d’autres codes, l’acquisition de nouvelles manières de penser et d’agir. Il a déjà affronté cette épreuve du changement imposé, du voyage obligatoire. Il l’a affrontée avec succès, puisqu’il est parmi nous, porteur reconnaissable d’une part de son identité d’origine, de sa différence. »[24]

Ouvrir des espaces de parole

Il rappelle qu’accueillir ne signifie pas intégrer de force et il invite à lui « ouvrir un libre espace de parole et de manifestation où sa culture propre se donne à connaître. »[25] Il souligne le rôle éducatif des médias car « la tolérance s’apprend, l’ouverture d’esprit s’éduque. »[26] Que peut organiser l’école pour aider ces enfants et adolescents qui viennent d’ailleurs ? La pédagogie n’est-elle pas l’art de vivre les frontières ?[27] Le sociologue Basil Bernstein souligne que la pérennité de cette barrière ne signifie pas qu’elle n’est qu’enfermement : « La frontière n’est pas gravée comme sur une plaque de cuivre, elle n’est pas non plus aussi éphémère que si elle était construite sur des sables mouvants, et souvent elle permet plus qu’elle ne limite. »[28] C’est le paradoxe de la frontière qu’a aussi observé Certeau : « Créés par des contacts, les points de différenciation entre deux corps sont aussi des points communs. »[29] Elle est donc un lieu d’articulation qui signifie que l’autre existe. Pour le rencontrer, Certeau (1994) incite à restituer son rôle fondamental à l’oralité avec la création dans les villes de lieux de parole.

L’anthropologue Michèle Petit évoque les « situations d’oralité heureuses » que savent créer certains médiateurs du livre. Ils s’efforcent de recomposer ce type d’ambiance familiale, favorable à la lecture, qui permet aux enfants d’établir un rapport affectif et sensible avec les livres, pas seulement cognitif. Ils reprennent un des préceptes pédagogiques du pédagogue suisse Pestalozzi, le cœur avant la tête. « Beaucoup de passeurs travaillent avec de très jeunes enfants et leurs parents, parce qu’un peu partout on est de plus en plus conscient des enjeux des échanges culturels précoces pour le devenir psychique et intellectuel ; de plus en plus soucieux aussi de construire très tôt des liens avec les familles, afin qu’elles ne redoutent pas que la culture écrite n’emporte leurs enfants dans un monde étranger dont elles se sentiraient exclues. »[30] Refuser, pour l’enseignant, ce détour affectif, c’est repousser ces enfants venues d’ailleurs, socialement ou ethniquement, hors de ce que notre école veut leur enseigner.

L’équipe du microlycée de Sénart, établissement expérimental, qui accueille des jeunes de 17 à 26 ans souhaitant reprendre leurs études, s’appuie aussi sur la parole « pour soutenir ou redonner l’envie à des jeunes qui se sont éloignés de l’école.»[31] Elle est partout encouragée et accueillie : « La parole de l’élève ne prend sens et consistance que si elle est entendue et si elle conduit à des modifications structurelles qui prennent en compte les besoins de chacun. C’est à cette condition que l’élève peut se percevoir comme personne retrouvant son pouvoir d’agir et acquérir l’autonomie nécessaire à tout apprentissage. »[32]

Un des apports essentiels de Michel de Certeau à la pédagogie du quotidien, c’est qu’il nous invite à une approche diachronique de ces questions. Ainsi, il convie les enseignants à revenir sur les racines historiques et idéologiques de la pédagogie. « La terminologie des « déficits » (culturels ou mentaux) ou des « handicaps », comme celle des « résistances » et jusqu’à celle des « minorités », se réfère à l’idéologie d’un progrès, issue des Lumières et traduite, scolairement ou médicalement, par une hiérarchisation des capacités selon un ordre supposé de progrès. »[33] Il rappelle le poids du centralisme français. Il souligne les dangers d’universaliser nos valeurs de liberté et d’égalité. On a vérifié, depuis sa disparition, que vouloir les exporter ne va pas de soi, car « beaucoup de groupes se fondent sur des principes différents, tels que l’honneur, la fidélité, l’allégeance contractuelle, etc., et que, selon, les sociétés, la liberté ou l’égalité reçoit des modalités si diverses, voire hétéronomes, qu’on peut se demander si, là où elle est acceptée, il s’agit de la même valeur. »[34] Aujourd’hui, interroger la philosophie des Lumières semble nécessaire mais risqué car, comme on fonctionne trop souvent dans la binarité et que l’inverse de la lumière, c’est l’obscurité, d’où dérive l’obscurantisme… Edgar Morin, qui se définit comme un « braconnier des savoirs », revendique l’héritage, mais invite à le dépasser : « Notre raison ne peut pas tout illuminer, […] l’esprit humain a des limites. Dans les Lumières, il y a trop de lumière. »[35] Le sociologue rappelle qu’il n’y a pas de raison pure, mais une dialogique incessante entre le rationnel et l’affectif, ce qu’avait déjà ressenti Rousseau, qui, aussi, anticipait le risque que fait courir l’individualisme à l’intérêt collectif et au civisme. Dérive perçue par Certeau qui constate que la marche vers une société hyper-individualisée amène « à compenser l’effacement progressif des hiérarchies symboliques internes par une stigmatisation accrue de l’étranger. »[36] Héritage du XVIIIe siècle, « notre société occidentale moderne a été conçue comme la combinaison d’unités individuelles, et distinguée, à ce titre, des sociétés traditionnelles […] que réglait le principe d’une priorité du groupe sur ses membres. »[37]

Nous verrons le souci de Certeau de ne pas cliver contenus d’enseignement et relations intersubjectives : « Entre les deux se situeraient une connaissance et un apprentissage des protocoles des contrats sociaux. »[38] Aussi, Il appelle à des travaux pratiques de socialité dans une classe laboratoire. C’est un mot qui revient dans ses écrits sur l’école. Laboratoire car les élèves progressent par essais et erreurs dans la compréhension de la complexité du vivre ensemble : « Ces manières de faire sont des opérateurs de société. Elles la produisent. »[39] Les savoirs se construisent d’abord dans des échanges entre élèves, entre élèves et enseignants qui régulent les débats. Les critiques vont fuser : qu’apprendront-ils ? La question est légitime. Certeau avait d’ailleurs observé que dans les high schools aux Etats-Unis, l’apprentissage relationnel était privilégié au détriment des contenus à transmettre, déséquilibre qui ne lui convient pas.

Ne pas scinder contenu et relation pédagogique

En 1972, Michel de Certeau s’engage dans la défense du plan de rénovation du français à l’école élémentaire, conçu par la commission que dirige l’inspecteur général de l’éducation, M. Rouchette.

Revenons sur quelques suggestions. Nous en avons choisi trois pour saisir l’esprit d’ouverture de cette commission. D’abord, priorité donnée à l’expression orale, priorité dans le sens où elle précède l’écrit et qu’elle doit donc être réintégrée dans les cours de français. Nous souhaitons que le français soit enseigné comme une langue vivante, que l’enfant apprenne à s’exprimer oralement et par écrit. « Une conception descriptive et linguistique de l’enseignement du français prenait ainsi la place d’une conception normative. Il n’y a pas un seul « bon usage », celui de « l’adulte évolué », comme disait le projet de 1966, c’est-à-dire celui du maître, mais une langue qui fonctionne de façon différente suivant les milieux et les moments. »[40] Ainsi seront introduites les notions de registres de langue. Ensuite, une réorganisation des relations dans la classe. L’horizontalité, le côte à côte doivent se substituer, au moins en partie, à la verticalité traditionnelle. Le maître est celui qui cherche avec le groupe. Il convient de considérer la classe non seulement comme un lieu où le maître parle à ses élèves, mais encore et surtout, comme un lieu où s’échangent des informations d’élèves à maître et tout particulièrement d’élève à élève, de groupe à groupe. Enfin, une certaine efficacité bienveillante, même si l’épithète peut sembler anachronique à cette époque. Redoublement en CP exclu, sauf pour les enfants relevant d’un enseignement spécial, et insistance sur le CE1 pour renforcer et enraciner solidement les acquisitions de base. Pas plus de deux dictées par trimestre, avec une évaluation plus encourageante où le zéro serait rare. Cette dernière préconisation va être un des vecteurs de l’attaque des opposants, soutenus par le président de la république, Georges Pompidou, agrégé de lettres classiques.[41]

Dans un article du Figaro daté du 30 novembre/1er décembre 1970, avec une grande véhémence, l’académicien Pierre Gaxotte, en dénonçant dans ce plan « une entreprise systématique des communistes pour détruire la langue française », défend la dictée : « Les plus grands auteurs français, ceux qui ont amené notre langue à un point de perfection, ont, dans leurs petites écoles appris l’orthographe en faisant des dictées. Mais ces génies n’étaient pas à l’heure stalinienne. Donc à l’eau. »[42] Comme l’écrit Michel de Certeau : « Le bon français serait gravé dans les livres d’hier », et « le plan Rouchette brise ces tables de la loi. »[43] La forte et efficace opposition au plan Rouchette ne surprend pas Certeau car « les résistances rencontrées par le rapport Rouchette, qui concerne la matière enseignée, manifestent déjà, par leur extrême vivacité, que le changement de contenu peut mettre en cause une organisation de l’école et de la culture. »[44]

Certeau, indirectement, va répondre à l’académicien, mais ses propos sont d’un autre niveau. « Privilégier l’orthographe, c’est privilégier le passé. (…) Elle prévaut sur le langage tel qu’il est parlé. (…) Elle s’est imposée avec la dictée, porte étroite et obligée de la culture, dans le système qui fait de l’écrit la loi même. »[45] La culture déborde la norme scolaire qui essaie de la corseter.

Si Certeau défend le plan Rouchette, il en perçoit les limites, car n’a pas été suffisamment perçu que la question de fond était « le rapport entre le contenu de l’enseignement et la relation pédagogique. »[46] Ce qu’il écrit alors nous semble fondamental pour comprendre les difficultés que connaît l’école aujourd’hui. Le rapport Rouchette « modifie l’objet véhiculé, et non pas la manière dont s’y introduit l’élément essentiel de la formation, à savoir la conversation, l’échange entre le maître et l’élève, c’est-à-dire l’expérience même du français comme langage et communication. En réalité, le plan s’est élaboré depuis 1963 dans le contexte des classes expérimentales qui en sont le postulat et le support. Mais le rôle qu’y a joué la relation pédagogique n’a pas accédé à la théorie. Il est passé sous silence. De tant de collaborations avec les élèves, émerge seulement le discours décrivant un programme à enseigner. »[47]

L’école, un laboratoire ?

Certeau refuse la rupture entre contenus et relation pédagogique, et l’alternative qu’elle implique : « Ou se retrancher sur le savoir (qu’une bonne initiation pédagogique permettra de « faire passer »), ou entrer avec les enseignés dans le jeu du rapport de force ou de séduction (dont les discours scientifiques ne sont plus que les métaphores). » Il anticipe la situation actuelle : « Plus le savoir se marginalise, plus les problèmes de la relation envahissent le terrain qu’il occupait. »[48] Face à ces difficultés, soit l’école se raidit, soit pense les résoudre en modifiant les programmes. Et pourtant, l’école pourrait être un lieu où les programmations objectives et la communication personnelle se conjugueraient :

« Déjà sur un mode devenu mineur, elle en permet l’expérimentation : elle constitue un laboratoire où ce problème social est en quelque sorte miniaturisé, mais visible et traitable (ce que ne veut pas dire : réglable), à condition d’en expliquer les termes. Par exemple, on y peut analyser la contradiction entre le contenu de l’enseignement (lorsqu’il implique un rapport à l’œuvre, à des auteurs, à un passé, comme à des « autorités » reçues) et l’expérience pédagogique (lorsqu’il y a libre discussion entre l’enseignant et les enseignés) : le langage du savoir implique alors une relation hiérarchique qui va à l’encontre du langage qui s’élabore à partir des échanges. Deux modèles culturels s’affrontent ainsi, mais dans des conditions qui permettent de « traiter » le conflit dans une praxis commune. »[49]

Est-il si difficile d’établir « une nécessaire « intimité » entre les savoirs curriculaires fondamentaux pour les élèves et l’expérience sociale qu’ils ont en tant qu’individus » ?[50] En intervenant en formation auprès de professeurs du secondaire stagiaires sur le dialogue entre pédagogie et sociologie, nous avons constaté leur peu d’intérêt pour cette approche, car ils étaient davantage focalisés sur la didactique de leur discipline. La césure que dénonce Certeau est encore observable. Mais, il ne nous berce pas d’illusions. Ses propositions ne sont ni exemplaires, ni généralisables. Toutefois, l’école peut amorcer une articulation entre le savoir technique et la relation sociale. Cela peut paraître limité, mais pourtant ce fonctionnement constitue une éducation civique plus efficace que la glose trop souvent imposée aux élèves dans ce domaine. La pratique que prône Martha Nussbaum[51] va dans ce sens : « Un enseignement en petits groupes où les élèves ou les étudiants puissent débattre entre eux et avoir des temps lents de discussion avec leurs professeurs […] ; et des œuvres qui rendent compte de la pluralité des expériences et des cultures humaines. »[52]

Certeau dépasse donc la seule défense du plan Rouchette pour proposer un autre fonctionnement de l’école, d’autant plus nécessaire que « les enseignants ne sont plus au centre de la culture, mais sur ses bords. »[53] La situation se tend car le plus souvent, ils ne théorisent pas leurs pratiques.

La nécessaire réflexivité

Pour certains de nos élèves, l’école ne fait pas sens. Les contenus enseignés, la façon de travailler, l’anticipation d’un avenir citoyen et professionnel leur sont étrangers. Comment leur évoquer et leur transmettre le bonheur d’étudier que nous connaissons comme enseignants ? Se réfugier derrière l’autorité que nous délègue l’Etat ou la matière ne servira pas beaucoup. La première interrogation pour construire une relation sincère avec les élèves concerne l’authenticité du rapport que nous entretenons avec ce que l’on s’efforce de transmettre. Toute hypocrisie est proscrite. Les élèves la relèvent immédiatement.

« Dans le processus pédagogique, écrit Certeau, fonctionne répétitivement un oubli, celui de ce qu’est pour soi-même ce que l’on enseigne : écriture, parole, lecture, corps, couture… Qu’est-ce qui fait donc que le maître doit oublier sa propre expérience d’écrivain, de lecteur, de parole…, pour enseigner ? Oubli que renforce d’ailleurs une certaine méthodologie. Dans ce contexte, un moyen de se dégager de la banalisation, de l’artificiel de certaines pratiques scolaires, vidées de leur contenu de vie, ne consisterait-il pas à retrouver, en quelque sorte, l’essentialité de ces pratiques pour soi-même, sans méconnaître que nous sommes toujours des sujets de l’histoire. »[54]

Ensuite, il nous faut questionner notre idéologie. Un participant au colloque qui a suivi les interventions de Certeau à Genève en Sciences de l’éducation relève fort justement qu’« enfermer l’enseignant dans « quelqu’un d’actif avec des enfants », c’est un leurre total ; l’enseignant, c’est quelqu’un qui obligatoirement est traversé par une idéologie quelconque ; si elle n’est pas questionnée, elle est véhiculée sans autre, et je pense que la questionner, obligatoirement, ça change ma pratique. »[55] L’utilité de décrypter son idéologie n’est pas toujours perçue par l’enseignant, pourtant, comme l’écrit Edgar Morin : « Se situer toujours dans sa connaissance est une nécessité ; le connaissant doit s’intégrer dans sa connaissance, idée absolument clef et fondamentale. »[56] Certeau nous alerte, nous enseignants, toujours en danger de routine, parfois figés dans nos pratiques, ne humant pas suffisamment l’air extérieur dans lequel nos élèves respirent. Non bien sûr pour se laisser emporter dans le tourbillon, mais pour adapter la transmission de connaissances dont nous avons la charge à cet environnement qui chahute nos manières d’enseigner. Le risque d’être marginalisés, évoqué par Certeau[57], s’est accru. La tentation de s’enfermer avec d’autres « fidèles » pour célébrer « la» culture malmenée serait mortifère :

« Etre classé, prisonnier d’un lieu et d’une compétence, galonné de l’autorité que procure aux fidèles leur agrégation à une discipline, casé dans une hiérarchie des savoirs et des places, donc enfin « établi », c’était pour Foucault la figure de la mort. « Non, non ». L’identité fige le geste de penser. Elle rend hommage à un ordre. Penser, au contraire, c’est passer ; c’est interroger cet ordre, s’étonner qu’il soit là, se demander ce qui l’a rendu possible, chercher en parcourant ses paysages les traces des mouvements qui l’ont formé, et découvrir dans ces histoires supposées gisantes « comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ». »[58]

Conscientiser notre rapport au pouvoir

Penser notre pédagogie, interroger notre fonction de passeur, c’est d’abord connaître nos lunettes sociales pour comprendre notre dogmatisme. Certeau invite à cette forme d’introspection, à historiciser notre parcours, à appréhender ce qui nous détermine :

« De la sociologie à la psychanalyse, les sciences humaines sont unanimes à exhumer l’importance du passé dans la structuration du présent. Le spontanéisme reste idéologique. Il ignore seulement les déterminations antérieures qui organisent toujours les créations. Nous avons donc à entreprendre un travail sur ce donné historique, c’est-à-dire sur nous-mêmes, à la manière dont une cure analytique est une opération présente sur les préalables structurants de l’histoire personnelle. Négliger ce passé, c’est le laisser intact et, à notre insu, en dépendre davantage. L’interprétation historique est au contraire l’opération qui, simultanément, reconnaît la particularité d’une situation et permet de la modifier. »[59]

Mais, cette conscientisation de l’enracinement culturel ne suffit pas si elle ne sert qu’à saisir ce qui nous a fait, sans s’intéresser à ce qu’elle nous fait faire dans notre métier d’enseignant, si nous éludons le rapport au pouvoir, au centre de toute éducation pour Certeau. Nous voulons seulement signifier ici que l’introspection sociale constitue un point d’appui à la question que Certeau juge essentielle : « D’où parle-t-on ? ». La réflexion de Mireille Cifali, si proche de Certeau qui fut son directeur de thèse, aide à en comprendre les dimensions : « Quel est donc ce rapport particulier entretenu avec la parole, lorsque je m’adresse à un public si nombreux ? S’agit-il de la traduction d’une volonté de puissance ? Le champ langagier qui fait le style d’un enseignant, j’en ai cerné avec lui (Certeau) les deux extrêmes : ou il autorise celui qui écoute à construire une parole sienne, ou il le lui interdit, lui demande la conformité. »[60] Si elle reconnaît un partage trop caricatural, elle poursuit ainsi : « Ou bien celui qui instruit est en train de construire un savoir sur fond d’ignorance, ou il transmet un savoir qu’il croit définitif, et je ne sais si je me leurre en soutenant que je m’efforce sur ses traces d’accéder au premier espace : ma parole est d’autoriser et l’écoute de tous ces autres me pousse continuellement à penser. »[61]

Questionner ainsi sa position, sa posture, son pouvoir face aux élèves, c’est interroger notre efficacité, non plus enfermé dans nos approches, mais ouverts aux attentes, aux compétences quelles qu’elles soient, aux manières d’opérer des élèves. Fonder une relation vraie parce que sincère, afin que les élèves reçoivent les connaissances que nous leur transmettons, qu’ils se les approprient selon leurs besoins et construisent ensuite leur savoir. Refuser l’« éducation bancaire », pour reprendre l’expression de Freire[62], c’est contrarier une doxa qui veut que les enseignants soient des transmetteurs de savoir. Ne vaudrait-il pas mieux se poser la question suggérée par Certeau : « A quoi mon savoir doit-il répondre ? »[63]

Parfois, lors d’interventions en formation, les professeurs auxquels nous proposons la lecture de tel ou tel ouvrage pour repenser leur enseignement emploient les mots de leurs élèves pour énoncer leur refus : « prise de tête ». S’ils ne perçoivent pas l’intérêt de théoriser la relation pédagogique, cela tient peut-être aussi à ce que ce mot recouvre pour eux, il n’y discerne pas leur place. Ils n’ont sans doute pas tort. « La théorie n’aurait-elle pour but que de cacher l’absence de la pratique »[64], s’interroge Certeau. Il rappelle que « selon une conception assez traditionnelle de l’intelligentsia française depuis l’élitisme du XVIIIe siècle, il est convenu qu’on n’introduira pas dans la théorie ce qui se fait dans la pratique. »[65] Cela peut expliquer la place congrue qu’on attribue à la recherche-action.

Elargir l’imaginaire pédagogique

Pourtant, théoriser les pratiques ouvre un espace aux enseignants, libère une inventivité, mais, c’est aussi « une façon de se poser des questions, ou plus exactement, la possibilité de déplacer les questions. »[66] Cette réflexivité enseignante, apaisante, car elle aide à comprendre ce qui se vit, ce qui s’échange, ce qui s’apprend dans la classe, n’apparaît pas évidente pour nombre de professeurs qui ne se pensent que comme des transmetteurs, et non comme les créateurs des circonstances qui permettent aux élèves de construire leur savoir. Nous le disons parce que nous l’avons vérifié avec bonheur dans notre pédagogie du quotidien. Elle nous a fait comprendre pourquoi nous ne serions jamais totalement au point dans notre enseignement. La modestie pédagogique qu’elle inspire, la relation qu’elle établit avec les élèves, leur progression qu’elle accompagne, rassurent, mais, pour en saisir l’intérêt, il faut l’avoir vécue. Le dire, l’écrire pour convaincre des collègues ne produisent que peu d’effets. « Parler en professeur, écrit Certeau, ce n’est pas possible, quand il s’agit d’expérience. » [67] Naïvement, avec la masterisation instaurée dans la formation enseignante, nous pensions que le mémoire de recherche aiderait à cette prise de conscience, propédeutique de la saisie des futures questions que suscitera leur enseignement. Nous percevons que cette initiation à la recherche, à laquelle nous participons depuis plusieurs années, ne portera ses fruits que si les jeunes enseignants sont ensuite immergés dans des équipes enseignantes en questionnement permanent. Ce qu’on n’observe pas dans tous les établissements ! Les responsabilités de cette forme de renoncement pédagogiques sont partagées :

« L’enseignement, pour une part, c’est un échange, la demande de l’élève n’est pas quelque chose de tout prêt ; la position que prend l’enseignant crée la possibilité de demandes que l’on n’avait pas en arrivant, ou au contraire, l’exclut définitivement : se changer, se mettre en question, c’est permettre aux autres de se trouver eux-mêmes. On le voit dans l’expérience universitaire comme dans l’expérience scolaire, certains enseignants suscitent une expression de leurs élèves, des questions de leur part, alors que d’autres les fixent définitivement comme des papillons dans une boîte : c’est terminé, on sait qu’il n’y a rien à en attendre. Le problème de la relation individuelle que le maître entretient avec les élèves joue un rôle important, c’est un élément de poids dans l’ensemble. Il est cependant insuffisant pour rendre compte d’une situation éducative ; il ne suffit pas de se poser la question de cette relation : la situation institutionnelle joue aussi un rôle décisif. On voit des types d’institutions qui éteignent ceux qui en sont les fonctionnaires, c’est une chose pitoyable que de voir ces hommes et ces femmes diminués, je dirais mortifiés, au sens que le mot a dans les romans policiers, par l’institution, voués par elle à fonctionner au-dessous de ce qu’ils sont. Alors que dans d’autres cas, c’est l’inverse, l’institution stimule. Cela montre que le rôle de l’institution est aussi très important ; il y a une politique de l’institution comme telle qui reste absolument nécessaire. L’institution c’est, soit sous la forme d’une mémoire, soit sous la forme de quelque chose qui n’est pas encore mis à jour, de la théorie non pensée. »[68]

Cet appel de Certeau à la théorisation des pratiques nous semble d’autant plus important que l’école est face à un défi. Le sociologue Stanislas Morel rappelle que si l’échec scolaire est devenu un problème social dans les années 1960-1970, c’est seulement depuis une vingtaine d’années qu’on est passé d’une explication par les sciences humaines et sociales, « l’échec se construisait dans un milieu social, dans un environnement familial, un contexte scolaire », à une individualisation du traitement « conduisant à mettre au premier plan les interprétations psychologiques (phobie scolaire, estime de soi en berne, etc. ) et les troubles des apprentissages d’origine neurobiologique ou génétique (dyslexie, dysorthographie, dysphasie, dyscalculie, dyspraxie, déficit d’attention avec ou sans hyperactivité, précocité intellectuelle, etc.). »[69] L’enquête a été menée entre 2005 et 2008, et, dans la population de recherche, un tiers des élèves avaient été suivis pour « troubles » ! Morel analyse sociologiquement cette montée en puissance, observée surtout à l’école primaire. Philippe Meirieu ironise sur cette pathologisation de l’échec scolaire : pourquoi pas, par exemple, une « dys-géographie » pour les 30% d’enfants qui à sept ans connaîtraient des difficultés à lire une carte ! S’il dénonce le paradigme médical dans l’action éducative, c’est parce qu’il constitue « un bon moyen pour dépolitiser radicalement le social » et qu’il nie « l’inventivité pédagogique. »[70] La recherche de Stanislas Morel constitue un éclairage stimulant sur la mainmise du médical sur l’école et une invitation à réagir : « La reconnaissance d’un groupe professionnel étant étroitement corrélée à sa capacité à produire et à contrôler le savoir sur lequel sont fondées ses pratiques, l’accentuation du transfert de la production de l’expertise pédagogique en dehors de l’école marque le déclin des métiers de l’enseignement, cantonnés au versant pratique de leur activité. »[71] Aussi, la constante invitation de Certeau à théoriser la relation pédagogique semble encore plus essentielle aujourd’hui.

Michel de Certeau, un pédagogue tonique

La pédagogie du quotidien peut se nourrir utilement de la pensée de Michel de Certeau. Il avait discerné toute la complexité du métier d’enseignant « quand l’apparition de l’enfant coïncide avec celle d’un monde nouveau ; quand une mutation culturelle accélérée dévalorise les normes traditionnelles dont s’inspiraient les éducateurs et privent de recours ceux qui ont été formés d’après elle ; quand la démocratisation et la prolongation de l’enseignement créent un temps autonome de l’adolescence qui échappe à l’influence de la famille et constitue un univers indépendant, enfin quand l’autorité des adultes est minée par une connaissance alourdie de connaissances démodées, par leur inexpérience en des domaines aussi neufs pour eux que pour des jeunes arrivants, par l’inutile armature morale dont ils voudraient charger leurs successeurs sans parvenir eux-mêmes à la justifier. »[72] L’avenir ne l’a pas contredit. Nous sommes dans ce mouvement que nous pourrions ne plus subir comme une crise, mais concevoir comme un temps de régénérescence. Donc, sortir de la stérile déploration pour initier un nouvel élan. Cela nécessite, à l’invitation de Certeau, de théoriser une autre relation pédagogique, en accord avec les valeurs que l’école veut transmettre, pour fixer un premier cap, peut-être, dans un premier temps, moins ambitieux que certains idéaux passés, puis un second, et ainsi de suite, qui permettraient progressivement de dégager un horizon d’espérance, redonnant aussi du sens aux contenus enseignés. « Passeur de frontières », « braconniers des savoirs », Michel de Certeau est un « voyageur de l’esprit » : « Il se déplaçait d’un savoir à l’autre par nécessité, pour suivre une question née sur un autre bord, où il lui semblait qu’elle n’avait pas reçu un traitement satisfaisant. »[73] Ces changements de points d’observation expliquent sa perspicacité, que ce soit dans son analyse des événements de mai 1968, par exemple, ou du fonctionnement de l’école. Dans le domaine si complexe de l’éducation, les approches mono-disciplinaires apparaissent souvent insatisfaisantes.

Mais, sa pensée ne peut pas être coupée de sa formation de jésuite. Dans la révolution pédagogique qu’initie l’ordre au XVIe siècle – Ignace de Loyola ouvre le premier collège en octobre 1548 à Messine – nous retiendrons la souriante humanité avec laquelle sont traités les élèves, puisque nous la retrouvons chez Certeau. Dosse rappelle qu’il a revisité la tradition ignacienne, en particulier par l’étude de la genèse des Exercices spirituels : « Les Exercices apparaissent comme une pédagogie dont le but est que chacun discerne sa voie propre et non comme un nouvel Évangile dispensateur d’un message doctrinal. Cette relecture d’Ignace est à la source du type de relation à l’autre et au monde qu’instituera jusqu’au bout Michel de Certeau, dont l’ascèse intellectuelle sera tournée vers une pédagogie de l’autre, aidant chacun à trouver sa voie, l’éclairant et le soutenant dans ce choix. En ce sens, Michel de Certeau restera toujours profondément ignacien. »[74]

Son approche bénéficie aussi de son expérience de la psychanalyse. Il accorde, dans la relation éducative, une place centrale au dialogue, dans un climat de confiance et de confrontation, car l’enseignant et l’élève peuvent ne pas s’accorder, et il peut naître un conflit qu’il faut apprendre à « traiter dans une praxis commune »[75]. « Homme de la rencontre et de la confrontation »[76], l’enseignant échange pour appréhender la culture de l’élève et l’aider à avancer vers celle que l’école promeut, échange avant d’évaluer ses travaux afin qu’il puisse se distancier de sa production et ainsi, éviter de le blesser, échange aussi pour vivre les rapports de violence « qui existent entre les élèves et le maître, et qui doivent pouvoir être symbolisés, exprimés dans le champ de l’école. Si l’agressivité du maître et celle de l’élève, car elles existent toutes les deux, ne trouvent pas un langage, un moyen de s’expliciter, c’est du point de vue scolaire ou culturel catastrophique. Il faut permettre à chacun de se situer par rapport à l’agressivité qu’il a devant l’autre. »[77]

Certeau suggère que la relation pourrait être elle-même productrice de langage et pas seulement le canal par lequel on ferait passer un savoir établi par les maîtres. Il s’agit d’engager l’élève dans un travail sur sa propre culture en l’ouvrant à la pluralité des langages et des mises en perspective : « L’école devrait être ce lieu où l’on acquiert ces langages, ce lieu où les élèves se mettent à distance d’eux-mêmes, de ce qu’ils connaissent, de ce qui leur est familier, distance où la médiation des œuvres littéraires et artistiques peut jouer un rôle de premier plan parce qu’ils y trouvent des échos de leurs interrogations, des réponses fortes à leur angoisse et à leur inquiétude, des points d’appui essentiels et un éclairage qui donnent sens à ce qu’ils vivent, des sources de compréhension, d’ouverture, d’enrichissement. Mais l’école peut-elle être ce lieu si la culture ne rencontre pas de sujets ?»[78]

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Pour citer cet article
Référence électronique: Jean-Yves Séradin, « L’inventivité pédagogique de Michel de Certeau : une approche ignacienne de l’enseignement », Educatio [En ligne], 6 | 2017. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

* Docteur en sciences de l’éducation, professeur de français en collège de 1974 à 2013, membre du collectif Artémis, formateur, chercheur associé à l’équipe PESSOA, UCO, Angers.

[1] Delahaye Jean-Paul, Grande pauvreté et réussite scolaire : le choix de la solidarité pour la réussite de tous, Rapport de l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale, mai 2015.

[2] Nous empruntons cette expression à Michel de Certeau qui l’utilise en juin 1971 comme titre d’un article dans Esprit. Ce texte sera publié à nouveau comme chapitre de La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 2003, p. 186-226.

[3] La Croix du 9 mars 2016.

[4] Macé Marielle, Styles. Critiques de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016, p. 43.

[5] D’Iribarne Philippe, Chrétien et moderne, Gallimard, 2016, p. 107.

[6] Certeau Michel de, Domenach Jean-Marie, Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974, p. 37.

[7] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), p. 46.

[8] Simard Denis, Éducation et herméneutique. Contribution à une pédagogie de la culture, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2004, p. 227.

[9] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, 2005, (1ère éd. 1969), Seuil, 2005, p. 53.

[10] Voir Artémis (Collectif), Lier pédagogie et sociologie. Aider l’élève à s’aventurer culturellement, Lyon, Chronique sociale, 2014.

[11] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), p. 56.

[12] Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique éducative (Traduit et commenté par J.C. Régnier), Paris, Érès, 2006, p. 132.

[13] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), p. 58.

[14] Ibid., p. 24.

[15] Ibid., p. 21.

[16] Giard Luce, Martin Hervé, Revel Jacques, Histoire, mystique et politique. Michel de Certeau, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 24.

[17] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), p. 24.

[18] Certeau Michel de, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, (1ère éd. 1969), p. 228.

[19] Ibid., p. 267-268.

[20] Certeau oppose la stratégie et la tactique. S’intéresser à la tactique, à la force des faibles, c’est s’efforcer de comprendre le « dominé » dans son « invention du quotidien » (avec ses ruses, les libertés qu’il s’octroie), pour appréhender sa culture et sa manière d’apprendre.

[21] Certeau Michel de, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, (1ère éd. 1969), p. 268.

[22] Ibid., p. 270.

[23] Meirieu Philippe, Des enfants et des hommes. Littérature et pédagogie. I. La promesse de grandir, Paris, ESF, 1999, p. 85.

[24] Certeau Michel de, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 216-217.

[25] Ibid., p. 217.

[26] Ibid., p. 220.

[27] Séradin Jean-Yves, « La pédagogie ou l’art de vivre les frontières » dans Penser l’éducation n°33, 2013, p. 97-115.

[28] Bernstein Basil Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Théorie, recherche, critique (Traduction de G. Ramognino-Le Déroff et P. Vitale), Québec, Presses Universitaires de Laval, 2007, p. 5.

[29] Certeau Michel de, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Paris, Gallimard, 2002 (1ère éd. 1980), p. 186.

[30] Petit Michèle, Lire le monde. Expériences de transmission culturelle aujourd’hui, Paris, Belin, 2014, p. 172.

[31] Catinois Emmanuelle, Kraft Alexis, Paillet Odile, Philippon Anne, Valadier François, « Le statut de la parole au microlycée de Sénart », dans Cahiers pédagogiques n°531 de septembre-octobre 2016, p. 29.

[32] Ibid., p. 30.

[33] Certeau Michel de, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 232.

[34] Ibid., p. 234.

[35] Edgar Morin dans Télérama n°2929 du 1er mars 2006, p. 10.

[36] Certeau Michel de, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 235.

[37] Ibid., p.238-239.

[38] Ibid., p. 271.

[39] Ibid., p. 271.

[40] Ibid., p. 196.

[41] Isambert-Jamati Viviane, La presse française et le plan Rouchette 1970-1973, Paris, CNRS-ERA sociologie de l’éducation, 1974.

[42] Antoine Prost indique que « l’académicien accumulait trois erreurs historiques en deux lignes : au grand siècle, l’orthographe n’étant pas fixée ne pouvait s’apprendre ; on ne faisait pas de dictées dans les petites écoles ; les grands auteurs, pour la plupart, n’ont pas fréquenté les petites écoles. » A. Prost, Histoire de l’enseignement et de l’éducation. IV. Depuis 1930, Paris, Perrin, 2004, p. 197.

Certeau rappelle aussi que « pour les écrivains français du seizième et dix-septième siècle l’oral était la référence première, et l’écrit sa trace sur le papier. » M. de Certeau, « La culture et l’enseignement », dans Projet n°67, juillet-août 1972, p. 833.

[43] Ibid., p. 831

[44] Ibid., p. 831.

[45] Ibid., p. 832.

[46] Ibid., p. 834.

[47] Ibid., p. 834.

[48] Ibid., p. 834.

[49] Ibid., p. 835.

[50] Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique éducative (Traduit et commenté par J.C. Régnier), Paris, Érès, 2006, p. 47.

[51] Nussbaum Martha, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ? Paris, Flammarion, 2011.

[52] Petit Michèle, Lire le monde. Expériences de transmission culturelle aujourd’hui, Paris, Belin, 2014, p. 57.

[53] Certeau Michel de, « La culture et l’enseignement », dans Projet n°67, juillet-août 1972, p. 841.

[54] Certeau Michel de, École et cultures : déplacer les questions, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, 1979, p. 84.

[55] Ibid., p.98.

[56] Morin Edgar, « Réforme de la pensée, pensée de la réforme », Pratiques de formation n°39, 2000, p. 35.

[57] Certeau Michel de, « La culture et l’enseignement », dans Projet n°67, juillet-août 1972, p. 841.

[58] Certeau Michel de. Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 2002, p. 138.

[59] Certeau Michel de, Domenach Jean-Marie, Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974, p. 44-45.

[60] Cifali Mireille, « Adresse à Michel de Certeau », dans Le Bloc-Notes de la psychanalyse n°7, 1987, p. 269-282, p. 278-279.

[61] Ibid., p. 279.

[62] « L’éducation devient un acte de dépôt où les élèves sont les dépositaires et l’éducateur le déposant. » Freire Paulo, Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et Révolution, Paris, Maspero, 1980, p. 51.

[63] « Cette question l’amène à confesser combien ses connaissances étaient encore abstraites avant que d’être passées à ce crible. La théologie du prédicateur, la culture technique ou littéraire du professeur, la sagesse des parents ont à répondre d’elles-mêmes. Sous l’aiguillon de cette interrogation, l’éducateur s’inquiète de ce qu’il sait pour eux, c’est-à-dire de ce qu’il sait de valable. » M. de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), p. 56.

[64] Ibid., p. 52.

[65] Certeau Michel de, « L’opération historique » dans Faire de l’histoire. I. Nouveaux problèmes (dir. J. Le Goff et P. Nora), Paris, Gallimard, 1986, (1ère éd. 1974), p. 19-68, p. 30.

[66]Certeau Michel de, École et cultures : déplacer les questions, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, 1979, p. 103.

[67] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), p. 1.

[68] Certeau Michel de, École et cultures : déplacer les questions, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, 1979, p. 105-106.

[69] Morel Stanislas, La médicalisation de l’échec scolaire, Paris, La Dispute, 2014, p. 9.

[70] Kambouchner Denis, Meirieu Philippe, Stiegler Bernard, L’école, le numérique et la société qui vient, Paris, Mille et une nuits, 2012, p. 67.

[71] Morel Stanislas, La médicalisation de l’échec scolaire, Paris, La Dispute, 2014, p. 207.

[72] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), 2005, p. 46.

[73] Giard Luce, « Un chemin non tracé », dans M. de Certeau, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Paris, Gallimard, 2002, (1ère édition 1987), p. 9-50, p. 13.

[74] Dosse François, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, p. 79.

[75] Certeau Michel de, « La culture et l’enseignement » dans Projet n°67 de juillet-août 1972, p. 835.

[76] Certeau Michel de, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, (1ère éd. 1969), p. 53.

[77] Certeau Michel de, École et cultures : déplacer les questions, Université de Genève, Faculté de psychologie et sciences de l’éducation, 1979, p. 23-24.

[78] Simard Denis, Côté Héloïse, « Penser l’éducation avec Ricœur. L’herméneutique ou la vie longue de l’éducation », dans A. Kerlan, D. Simard (dir.), Paul Ricœur et la question éducative, Québec, Presses universitaires de Laval, 2011, p. 91.