Approche personnaliste du discernement d’une orientation professionnelle

Proposition d’éléments de compréhension

Bertrand Senez[1]

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Résumé : Cet article vise à comprendre, d’un point de vue personnaliste, le discernement d’une orientation professionnelle. Il décrit l’activité par laquelle le sujet tente de faire émerger son orientation par l’identification de ses appétences et l’évaluation de caractéristiques objectives qui ont trait à une activité professionnelle. Il caractérise trois processus d’émergence ainsi que trois dimensions de la congruence, eu égard à l’environnement de travail, à la nature de l’activité et à la finalité du travail. En mettant en lumière ce qui se joue dans l’intériorité du sujet qui discerne, il tente de jeter les bases d’une approche personnaliste du discernement de l’orientation professionnelle.

Mots clés : congruence, choix d’orientation, discernement, orientation professionnelle, personnalisme, vocation.

Cet article présente une analyse personnaliste du discernement de l’orientation professionnelle. Cette analyse s’inspire pour une bonne part de précédentes recherches[2] et s’inscrit dans le droit fil de l’article précédent[3] de ce même numéro. L’intention est de proposer des éléments et des distinctions qui permettent d’identifier plus clairement ce qui est en jeu dans l’activité du discernement d’une orientation professionnelle, et de présenter une compréhension personnaliste de ce discernement.

Les appétences et les évaluations de caractéristiques objectives

Le discernement qui précède le choix d’une orientation est souvent empreint d’anxiété car il s’agit de prendre une décision qui engage l’avenir, et la personne sent bien qu’il lui faudra en endosser les conséquences. Le discernement ne semble pas se conduire de façon linéaire, étape par étape, selon une méthode bien identifiée, mais se vit le plus souvent de façon discontinue, voire chaotique, avec des hésitations ; le sujet est tiraillé entre de multiples désirs, ou souffre au contraire de ne pas en avoir et de n’être passionné par rien ; il ressent des émotions diverses et changeantes ; il reçoit de multiples informations à l’occasion de rencontres, d’expériences ou de lectures. Il est traversé par une multitude de représentations, de désirs, de croyances et d’espoirs, et le discernement requiert une activité pour ordonner et discipliner ce riche matériau épars et finir par arrêter une décision stable qui pourra orienter durablement l’existence.

Comment appréhender ce matériau qui agite la conscience[4] ? Il nous semble que le sujet est aux prises avec deux catégories d’éléments : les appétences et les évaluations de caractéristiques objectives. En partant d’une écoute attentive de ce que vit le sujet quand il discerne, le but est de procéder à une radiographie de son intériorité et de proposer des distinctions et des définitions précises pour apporter un début de clarification.

Les appétences

L’appétence est ici définie de façon générique comme une inclination qui fait tendre le sujet vers un objet. Elle est de l’ordre du désir. Elle peut prendre des formes très variées qui sont ici précisées : goût, besoin, aspiration existentielle. Ces distinctions peuvent faciliter une hiérarchisation des appétences et donc l’émergence d’un choix.

Le goût désigne un lien de convenance entre le sujet et l’objet visé. Il marque ce qui est aimé par le sujet, mais n’implique pas nécessairement chez lui le désir de le satisfaire. Ainsi Françoise évoque-t-elle son goût pour le dessin et l’activité manuelle : « j’ai toujours aimé dessiner, faire un peu de mes mains, j’aimais beaucoup les travaux manuels, etc. »[5]. Cela ne lui aura pas suffi pour choisir de devenir tapissière, mais entrera en cohérence avec son projet. De la même façon, quand Joseph évoque son goût pour les « constructions » en Lego ou les « installations scoutes », cela ne lui est pas suffisant pour en déduire que le métier de charpentier lui conviendrait. Bref, si les goûts constituent des points d’attention pertinents, ils ne suffisent pas, le plus souvent, pour déduire une orientation professionnelle pertinente.

Le besoin suppose la présence d’un goût pour quelque chose, mais ajoute une idée de nécessité eu égard à une satisfaction, c’est-à-dire ici, ce qu’il est quasiment nécessaire de faire pour engendrer une satisfaction ; par exemple : « je ne supporte pas de rester dans un bureau, il me faut vivre au grand air ». L’identification du besoin est importante pour le discernement, car sa satisfaction semble nécessaire pour engendrer un bien-être au travail. Cependant, comme pour le goût, l’identification du besoin ne suffit pas à déduire une orientation professionnelle pertinente, car le besoin peut être satisfait selon des modalités très différentes et peut s’agréger à d’autres goûts et besoins.

L’aspiration existentielle désigne un élan vers quelque chose qui peut être plus difficile à identifier que le besoin, mais qui exerce pourtant une influence très importante, voire déterminante, sur la façon dont la personne perçoit le sens de son existence et va orienter celle-ci par ses décisions. Les aspirations existentielles peuvent elles-mêmes revêtir plusieurs formes. En voici différentes espèces : la valeur, la finalité supérieure, l’appel, l’inquiétude existentielle.

La valeur est définie ici comme quelque chose à défendre ou à promouvoir et qui fait l’objet d’une conviction qui donne sens à l’existence : l’engagement, le service, le respect de la liberté des personnes, la sauvegarde de la nature, etc. Elle comporte ainsi une dimension existentielle importante.

Une autre forme d’aspiration existentielle est celle qui a pour objet « une finalité supérieure ». Ce à quoi une personne tend ou aspire est la fin[6] d’un attrait ou d’une inclination. Le qualificatif « supérieur » ajoute l’idée que ce qui est choisi par le sujet, au-delà même de l’action prochaine, est tendu vers une fin plus haute. Françoise évoque ainsi l’importance de la beauté[7] qui peut être comprise comme une « finalité supérieure ». Par exemple, elle fait état de l’attrait que la beauté suscite en elle dans l’activité même de la création artistique ou artisanale : « la seule chose qui, comment dire… qui me faisait envie, c’était de manipuler des matières, faire du beau ». La beauté apparaît comme un horizon supérieur et plus lointain, mais qui exerce un attrait bien réel et déterminant pour Françoise. Ce rapport au beau a bien une dimension existentielle car la recherche et la contemplation de la beauté donnent sens à son existence. De la même façon, pour Mariam, il s’agit d’ « apporter [sa] pierre à l’édifice pour aider les gens qui ont un cancer », ce qui constitue bien une finalité qui oriente son existence. Bien que moins lointaine que la finalité évoquée par Françoise (« faire du beau »), il n’en reste pas moins qu’elle demeure comme un horizon de sens pour l’existence de Mariam et une finalité supérieure. Cela ne suffit pas à déterminer l’activité concrète et prochaine de Mariam (que faire pour « aider les gens qui ont un cancer » ?), mais cela constitue l’objet d’une aspiration existentielle fondamentale qui oriente son existence.

La personne qui discerne peut aussi ressentir comme un appel. Jean parle par exemple de « l’appel du cœur ». En rencontrant une association au service de personnes handicapées, Jean semble saisi et appelé à servir professionnellement cette association : « il y avait certainement une part d’inconscience, […] ou de confiance à l’appel du cœur, ce désir de servir, de donner un autre sens à ma vie professionnelle ». L’appel est bien une forme particulière d’aspiration existentielle ; elle est particulière en tant qu’elle résonne comme une invitation à répondre à une sollicitation qui n’émane pas d’abord de soi, et se distingue ainsi de la finalité supérieure par la façon dont est vécu l’attrait pour une fin désirable. L’appel surprend et semble faire irruption, sans crier gare, et en même temps suscite un écho insoupçonné.

L’aspiration existentielle peut aussi prendre la forme d’une inquiétude. Elle est comprise ici comme la recherche d’un sens de l’existence face à l’absence d’activités professionnelles qui permettraient présentement de répondre à cette recherche. Cela suppose que le travail est censé avoir un sens et qu’il est compris comme le moyen d’accomplir une existence. Au-delà d’un questionnement sur la pertinence de telle ou telle orientation se cache la volonté de trouver un sens qui puisse accomplir une existence et qui explique que le sujet puisse se mettre en recherche. Ainsi est-il courant d’entendre de la part de personnes cherchant à s’orienter : « j’ai envie de faire quelque chose qui a du sens ». Bref, l’inquiétude existentielle révèle une certaine représentation du travail comme moyen d’accomplissement de soi, ce qui en creux peut provoquer une inquiétude, voire une angoisse devant l’incapacité à trouver un travail qui ait du sens.

L’identification de ces formes d’appétence (assurément incomplète) est utile pour hiérarchiser les désirs les plus importants, mais ne suffit pas à déterminer concrètement l’orientation professionnelle. Le sujet doit en tenir compte, car les appétences sont le moteur personnel qui projette la personne vers une réalisation à venir, mais il doit aussi se confronter à la réalité du marché du travail et de sa propre personnalité. A côté de cette dimension éminemment subjective, la personne qui discerne évoque aussi un certain nombre de caractéristiques objectives indépendantes de son bon vouloir et qui s’imposent à elle comme des réalités à prendre en compte. Alors que les appétences comportent une dimension essentiellement subjective, le sujet évalue également les caractéristiques objectives qui sont à prendre en compte et qui constituent, elles aussi, des points d’attention nécessaires au discernement.  On peut d’emblée noter que les appétences et l’évaluation objective sont intimement liés, car l’appétence n’existe que dans le rapport à un objet aimé. En considérant les caractéristiques objectives, le sujet tente de s’approprier une réalité qui existe indépendamment de ses attentes, ce qui peut demander un effort pour considérer les choses avec recul. Si, bien sûr, un sujet peut avoir tendance à voir les réalités comme il les désire (jusqu’à un oubli du réel qui peut s’avérer cruel), il n’en reste pas moins que le discernement, pour être ajusté à la réalité du travail envisagé, cherche à prendre en compte ses caractéristiques objectives.

L’évaluation de caractéristiques objectives

Ici aussi, sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs formes de caractéristiques objectives (et d’évaluations associées) existent : l’activité ; l’environnement de travail ; les conditions financières ; la reconnaissance sociale ; les qualités personnelles. Dans un souci de clarification, il s’agit d’abord de définir de façon simple ces différentes formes qui sont spontanément identifiées et évaluées par le sujet quand il discerne.

L’activité correspond à ce que le professionnel fait concrètement et regroupe les caractéristiques que la personne anticipe dans la profession qu’elle envisage d’exercer. L’environnement de travail désigne le milieu de vie côtoyé à l’occasion d’une activité professionnelle. Les conditions financières indiquent simplement la rémunération liée à l’activité professionnelle envisagée, et conséquemment l’aisance matérielle. La reconnaissance sociale désigne la valorisation par un groupe social d’une activité professionnelle. Les qualités personnelles sont considérées ici comme des caractéristiques objectives, non que la personne voie toujours clair en elle-même, mais en tant qu’elle s’attribue, à tort ou à raison, des qualités comme elle le ferait pour une réalité distincte d’elle-même. Elles désignent ce que la personne reconnaît en elle comme la constituant en propre et la qualifiant. Cette notion d’objectivité est importante car la personne a besoin d’évaluer si elle possède des qualités qu’elle juge nécessaires pour être à la hauteur de la tâche envisagée ou du nouveau défi à relever. Elle considère alors ce sur quoi elle peut s’appuyer pour réussir dans la voie envisagée. Les qualités personnelles repérées sont ainsi gage de confiance en soi pour s’élancer dans l’inconnu. Il est à noter d’ailleurs que cette confiance en soi peut passer par la confiance manifestée par des tiers. Il ne s’agit pas, là non plus, d’être exhaustif, mais seulement d’évoquer les types de qualités qui permettent d’envisager une orientation professionnelle : qualités innées ou acquises, compétences, talents, traits de caractère ; et d’identifier que le discernement requiert de repérer un certain nombre de qualités. Elles constituent des points d’attention, lors du discernement, pour juger anticipativement qu’une orientation professionnelle pourrait convenir.

Françoise a développé des qualités grâce à son métier de puéricultrice qui lui a permis de devenir « observatrice » et « précise dans [son] geste ». Ces qualités acquises qu’elle se reconnaît peuvent lui être utiles dans sa nouvelle activité (tapissière d’ameublement). D’autres sont bien conscients qu’ils ont acquis par le passé des compétences et qu’ils pourraient s’en servir dans leur nouvelle activité, comme Jean : « j’allais leur [à l’association] apporter toute autre chose que leur cœur de métier : mes compétences d’entreprise dans un environnement associatif ». La compétence désigne ici une capacité professionnelle dans un domaine spécifique pour réaliser des fonctions bien identifiées, alors que la qualité acquise est une notion plus générale. Enfin, des dispositions de caractère sont identifiées, ce qui permet aussi d’anticiper une adaptation à une activité future : être sociable, déterminé, sensible, etc.  Certains se reconnaissent des talents, comme Joseph : « J’ai su assez rapidement dès mon enfance et par l’expérience familiale, que j’avais un « don » manuel ». Ce qui est appelé ici talent désigne une disposition naturelle qui a pu se développer par l’exercice.

Les appétences et les évaluations multiples de caractéristiques objectives sont comme la matière première ou les éléments constitutifs du discernement, mais ne suffisent pas à en rendre compte. Le discernement apparaît notamment comme un processus dynamique au sein duquel le sujet est amené à envisager des liens entre ses appétences et les caractéristiques objectives repérées et évaluées. Surtout, pour aboutir à une décision, le sujet fait peu à peu émerger, par son discernement, ce vers quoi il tend à se porter, son projet, et ce que, finalement, il décide. Pour appréhender ce processus, il convient d’analyser le choix volontaire en tant que tel.

Analyse du choix volontaire

Conformément à l’analyse aristotélicienne[8] du choix volontaire, deux facultés sont essentiellement mobilisées dans le choix d’orientation, comme dans tout choix : l’intellect et la volonté. Elles opèrent conjointement pour permettre au sujet de se déterminer pour tel ou tel objet. Selon Jean Frère[9], trois étapes principales conduisent au choix volontaire : le souhait (boulèsis), la délibération (bouleusis) et le choix lui-même (proairèsis). Le souhait vise un but. « Il a pour objet la fin elle-même »[10]. La deuxième étape est la délibération sur les moyens qui permettent d’atteindre la fin. Si le souhait vise une fin, il convient de trouver les moyens qui permettent de le réaliser. Ainsi, « la délibération consiste à combiner des moyens efficaces en vue de fins réalisables »[11]. La délibération est une certaine recherche (zêtêsis), non pas la recherche de la science qui porte sur la nature et ses principes nécessaires (ce qui ne dépend pas de nous), mais celle qui porte sur les choses humaines ; et cette recherche consiste à découvrir le moyen le plus adapté à la fin poursuivie. Si donc la fin poursuivie n’est pas déterminée, la recherche des moyens ne peut aboutir, car la fin est le principe de la recherche. C’est bien en fonction de la fin que les moyens peuvent être déterminés. Il est donc essentiel de la fixer avant d’entreprendre la délibération : « une fois qu’on a posé la fin, on examine comment et par quels moyens elle se réalisera »[12]. La troisième étape est le choix volontaire ou choix décisif (proairèsis). Alors que la délibération examine les moyens possibles pour atteindre la fin souhaitée, le choix met un terme à l’enquête pour déterminer le moyen jugé le plus adéquat, c’est-à-dire le plus efficace, le meilleur possible. Le choix, « en médiatisant la volonté, la fait passer du stade de l’intention velléitaire à celui du vouloir efficace et formateur »[13]. Le choix unit le moyen et la fin, et peut seul permettre à la volonté de s’inscrire dans la réalité, par une action efficace, et grâce à la délibération qui le précède. La délibération étant d’ordre intellectuel, on peut remarquer que le choix comporte un aspect intellectuel (judicatif ou cognitif) et un autre volitif.

Le souhait est ainsi cette orientation de la volonté vers la fin désirée, et c’est dans la lumière de la fin qu’une délibération sur les moyens peut être effectuée. Une fois jugé quel est le meilleur moyen pour atteindre la fin souhaitée, le choix éclairé peut alors être pris. Il apparaît ainsi que la fin visée joue un rôle déterminant dans le choix volontaire. Elle est même au principe de la décision. Tout choix volontaire suppose donc une saisie de la fin visée.

L’articulation du moyen et de la fin mise en lumière au cœur de l’activité de discernement est évidente quand la personne sait ce qu’elle veut faire. Si elle veut par exemple être journaliste, il sera judicieux de faire tel type d’études, et ce en considérant notamment ses goûts et ses aptitudes. Mais le problème est que la personne ne sait souvent que faire. Elle peut éprouver des appétences variées, mais celles-ci ne sont pas polarisées sur un objet bien déterminé qui pourrait être voulu à titre de fin : être journaliste, charpentier, etc. La personne est dans un flou souvent inconfortable et ne peut pas délibérer sur les moyens, car elle ne connait pas sa fin. Il est alors nécessaire de compléter l’analyse aristotélicienne, qui articule fin et moyens, par l’examen des appétences et surtout de leur objet ; et pour reprendre les distinctions évoquées précédemment se poser ce genre de questions : « Quels sont mes goûts ? De quoi ai-je vraiment besoin ? Quelles sont mes aspirations ? ».

L’imagination joue alors un rôle essentiel. Elle permet de se représenter, même de façon imprécise, l’objet du désir, avec le halo d’« images mentales » qui y sont associées : « des sensations, des abstractions, des opinions, des souvenirs de satisfactions passées, y compris même des inférences déjà faites et des aperçus sur les conséquences qu’entraînent des situations typiques[14] ». L’activité de l’imagination s’apparente alors à une forme « d’expérience de pensée » qui « ne consiste pas à définir les moyens nécessaires à la réalisation de [la] fin de l’action (ce qui serait l’objet propre de la délibération), mais plutôt à rassembler les éléments qui apparaîtront comme autant de spécifications du désir initial[15] ». L’imagination au cœur du discernement rend ainsi présent l’objet du désir dans toute sa complexité (intellectuelle, sensible et affective) ; elle permet la formation de la boulèsis, mais ne rend cependant pas compte de l’activité de discernement qui peut être amenée à évaluer la variété des composantes du désir et à déterminer en définitive si, parmi elles, certaines valent la peine d’être poursuivies. L’imagination, ou plus exactement ici la phantasia bouleutikè[16], selon la terminologie aristotélicienne[17], joue donc un rôle prépondérant pour constituer l’étoffe du souhait. Elle permet de mobiliser un certain nombre de représentations liées à l’objet, représentations qui peuvent expliquer cet attrait pour l’objet. Autour de l’objet du choix se greffent des représentations qui peuvent même être le motif « décisif ». Un travail d’explicitation, de « conscientisation » par le sujet de ce qui l’attire réellement est ainsi utile, pour que le sujet puisse identifier en conscience ce qui lui convient.

L’imagination à l’œuvre dans le discernement ne suffit donc pas et doit être accompagnée d’une activité rationnelle qui tente d’évaluer les différentes représentations constitutives de l’objet du souhait, et dans notre cas, de l’orientation professionnelle. On peut penser qu’une profession peut en effet être l’objet d’un souhait en raison de multiples représentations qui lui sont liées. Par exemple désirer devenir médecin peut s’expliquer par des représentations très variées attachées à ce métier : expertise scientifique, maîtrise technique, reconnaissance sociale, prestige de la blouse blanche, rémunération, service, dévouement, désir de sauver des vies… Parmi toutes ces représentations, certaines peuvent constituer des buts intrinsèques (la mission, l’utilité sociale etc.), d’autres extrinsèques (la rémunération, le statut social, etc.), ce qui n’est pas indifférent du point de vue du bien-être au travail[18]. Certaines plus que d’autres peuvent révéler des motivations susceptibles de résister plus facilement à la difficulté des études et du métier. Examiner les représentations liées à l’objet souhaité permet d’expliciter ce qui attire vraiment et éventuellement de débusquer ce qui, tout en étant attirant, peut être illusoire.

Comprendre le discernement suppose donc d’approfondir ce qui permet, au cœur de l’imagination, de discerner la valeur même du souhait. Il semble alors judicieux de distinguer deux facettes de l’acte du choix volontaire d’orientation professionnelle : l’objet et l’intention. En effet, tout choix se porte sur un objet[19] précis, en l’occurrence ici sur une orientation professionnelle qui se concrétise en un temps, un lieu (telle entreprise dans tel secteur et telle région) et selon des modalités données (contrat à durée indéterminée ou déterminée, etc.), pour tel type d’activité et de responsabilité, etc. L’objet désigne ici la réalité du travail qu’il s’agit d’accomplir dans une structure, un contexte et en un temps déterminés. A cet objet sont rattachées une multitude de caractéristiques qui peuvent être définies objectivement et appréhendées par tous (caractéristiques de la structure, caractéristiques du travail lui-même, rémunération, etc.) ; mais on peut aussi y adjoindre les représentations que la personne qui discerne associe et agrège à toutes ces caractéristiques, et qui constituent ce halo produit par l’imagination délibérative. Ces représentations peuvent valoriser aux yeux du sujet une orientation professionnelle concrète, ou éventuellement en détourner. Elles contribuent à ce qu’une personne souhaite une orientation professionnelle, ou s’y refuse. Au cœur même de cet ensemble de caractéristiques objectives du travail envisagé et des représentations qui lui sont associées, la personne privilégie un certain nombre d’éléments. Cela révèle l’intention qui peut être définie comme la visée effective d’un sujet qui envisage d’accomplir un acte volontaire[20].

Ces distinctions classiques en éthique permettent d’articuler la face plus visible de l’acte (l’objet) et la face invisible (l’intention). Elles complètent l’analyse aristotélicienne en insistant davantage sur l’intériorité personnelle engagée dans la visée d’une fin (à travers tel choix de métier, qu’est-ce que le sujet vise vraiment ?) et permettent le travail de clarification pour le sujet lui-même, au cœur même de l’imagination délibérative, de ce qu’il vise et de ce qui lui convient vraiment. Une personne peut être attirée pour des raisons accessoires par une activité professionnelle, et cela peut l’écarter de ce qui lui conviendrait mieux. Il paraît donc judicieux, dans un premier temps, d’établir une sorte d’inventaire des caractéristiques objectives d’un travail envisagé ainsi que des images plus subjectives qui y sont associées, et dans un deuxième temps, d’identifier ce sur quoi porte effectivement l’intention.

L’activité du sujet impliqué dans le discernement se concentre ainsi autour de deux grands pôles. Le premier est constitué de toutes les formes d’appétences que le sujet peut éprouver : goûts, besoins, aspirations existentielles. Celles-ci ont trait à sa volition. Le second pôle est constitué des caractéristiques objectives qui sont prises en considération par le sujet et dont celui-ci tente d’estimer la réelle importance : caractéristiques d’une activité professionnelle envisagée et de l’environnement de travail, conditions financières, reconnaissance sociale, qualités personnelles. Ces caractéristiques font l’objet d’un jugement de la part du sujet. En termes de facultés sollicitées dans la personne, on peut parler, selon une terminologie aristotélicienne, de l’imagination et de la raison pour le jugement, et de la volonté pour les appétences.

Tous ces éléments d’analyse expliquent que le discernement est complexe et prend du temps. Il n’est pas l’application d’une technique permettant de produire un résultat attendu. Avant de poursuivre l’examen du déploiement de ce discernement, il convient donc de rendre compte de ce temps de l’accouchement.

L’émergence progressive du choix d’orientation

Le travail de discernement requiert du temps, car le sujet ne voit pas spontanément clair en lui et le choix d’orientation n’émerge que progressivement. L’intériorité du sujet peut ainsi se présenter à lui de prime abord de façon confuse, et une part du discernement consiste en une explicitation de ses appétences, soit de ses aspirations existentielles, de ses goûts et de ses besoins. Maritain distingue clairement dans la personne la source de sa vie intérieure et son expression claire et distincte.

Il suffit de penser à la manière dont nous prenons nos décisions libres, quand elles sont vraiment libres surtout celles qui engagent notre vie entière – pour comprendre qu’il existe pour l’intelligence et la volonté un monde d’activité profonde et inconsciente, d’où émergent les actes et les fruits de la conscience humaine et les perceptions claires de l’esprit, et pour comprendre du même coup que l’univers des concepts, des connexions logiques, du discursus rationnel et des délibérations de la raison, où l’activité de l’intelligence prend une forme définie et une configuration bien établie, est précédé par le travail caché d’une vie préconsciente immense et originelle[21].

L’analyse du discernement a déjà permis de relever le rôle de la raison et de la volonté, en tant que ces deux facultés permettent respectivement le jugement et l’appétence. Maritain avance ici qu’au cœur même de ces deux facultés s’opère un passage du confus au distinct, et que l’expression d’idées claires et distinctes chères à Descartes[22] s’enracine dans une vie riche et féconde, mais encore obscure.

La raison ne consiste pas seulement dans ses manifestations et ses instruments logiques conscients, pas plus que la volonté ne consiste seulement dans ses déterminations consciemment délibérées. Bien loin au-dessous de la surface ensoleillée peuplée de concepts, de jugements explicites, de paroles proférées et de résolutions et de mouvements de la volonté expressément formés, se trouvent les sources de la connaissance et de la créativité, de l’amour et des désirs suprasensibles, cachées dans la primordiale nuit transparente de la vitalité intime de l’âme[23].

Maritain affirme ainsi l’existence d’un préconscient spirituel, source des expressions plus claires et distinctes formulées par la raison et des motivations de la volonté clairement identifiées. Cet inconscient est radicalement différent de l’inconscient freudien, lequel ne saurait être à l’origine d’actes libres.

C’est ainsi qu’il faut reconnaître l’existence d’un inconscient ou préconscient qui relève des puissances spirituelles de l’âme, de l’abîme intérieur de la liberté personnelle et de la soif de croître et de voir, de saisir et d’exprimer : inconscient spirituel ou musical, spécifiquement différent de l’inconscient automatique ou sourd[24].

Cet inconscient spirituel, parfois appelé aussi par Maritain « préconscient spirituel », est ce qui détient dans les profondeurs spirituelles de la personne comme le matériau à élaborer par le discernement, pour faire advenir l’identification claire d’une orientation à prendre. La présence de cet inconscient spirituel, source des conceptions distinctes de la raison et des buts clairement identifiés de la volonté, permet de rendre compte des difficultés du sujet qui cherche à s’orienter et pressent que telle ou telle activité lui conviendrait, mais qui ne sait pourtant pas clairement dans quelle direction s’avancer. L’avènement, parfois soudain, de l’intuition d’une congruence, n’émerge pas de nulle part, mais des profondeurs d’un préconscient spirituel.

Trois processus d’émergence

Comment peut donc émerger des profondeurs du préconscient spirituel une vision claire de l’orientation ? Le sujet repère peu à peu des liens de convenance entre ses appétences et des caractéristiques objectives qu’il a identifiées et évaluées. Mais ces appétences, étant souvent diverses et variées, ne convergent pas spontanément vers une seule fin. Progressivement, le discernement se poursuivant, émerge ce que nous appelons un objet-fin. Par objet-fin, il est entendu ce vers quoi se porte le sujet. C’est un objet au sens étymologique du terme (ob-jectum, ce qui est placé devant), car c’est ce que le sujet concrètement envisage de faire et qu’il examine comme un objet (telles études, tel métier, telle orientation concrète) ; et en même temps, cet objet est ce vers quoi le sujet tend à titre de fin ; c’est ce que le sujet vise à travers cet objet. Le discernement consiste finalement à faire émerger parmi toutes les appétences repérées par le sujet, l’objet-fin qui peut focaliser ce sujet vers une orientation claire et satisfaisante. Dans un mouvement de va-et-vient entre ses appétences et des caractéristiques objectives identifiées et évaluées, il s’agit pour le sujet de trouver ce qui lui conviendra.

Trois processus d’émergence de l’objet-fin expriment des modalités de déploiement des dynamismes par lesquels le sujet découvre ce qui peut orienter adéquatement les énergies qui le constituent. Ici encore, il n’y a aucune prétention à l’exhaustivité. Il s’agit de décrire des façons bien identifiées de faire émerger un objet-fin lors du discernement d’une orientation.

Le processus de concrétion[25] désigne le processus par lequel l’objet-fin se forme peu à peu par regroupement et synthèse d’un certain nombre d’appétences. L’objet-fin n’est pas la simple addition des appétences de la personne (certains goûts par exemple peuvent ne pas être sollicités par un objet-fin), mais constitue une forme originale qui synthétise des appétences multiples (goûts, besoins, aspirations existentielles). Joseph confie que son discernement d’une année a consisté à tenter de répondre à un questionnement général et existentiel :

[…] le discernement s’est fait en une année, en termes de temps, à réfléchir forcément sur mon avenir (mais ça faisait déjà quelques temps que j’y pensais), à réfléchir, me dire : pour quoi je suis fait ? Qu’est-ce que je dois faire ?

Quand Joseph fait mémoire de ce temps de discernement, il évoque des expériences significatives du passé révélatrices de goûts (pour l’activité manuelle, la construction et le travail en plein air) et de besoins (relation de proximité avec les clients, réalisations concrètes). On peut dire qu’au moment du discernement ses goûts et ses besoins, sous-tendus par une inquiétude existentielle, sont bien présents, mais n’ont pas encore pris corps dans un objet concret qui pourrait devenir une fin. C’est seulement à l’occasion d’une rencontre, celle d’un ami devenu charpentier, que l’objet-fin « être-charpentier » prend forme et est à même de polariser les appétences déjà présentes chez Joseph :

Mon ami, qui est devenu charpentier avant, avait fait germer en moi l’idée. Et, en fait, l’idée était déjà là. Juste que j’ai mis un an à me convaincre que, bizarrement, ce que lui avait choisi, c’est ce que je voulais aussi choisir […]. Il avait pointé du doigt l’idée de tout ce que je désirais, inconsciemment peut-être, déjà, et que j’ai mis du temps à réfléchir.

L’objet-fin concentre vers lui des appétences déjà présentes en Joseph. Ces appétences vont trouver leur réalisation conjointe dans cet objet-fin et constituent comme la matière de cet objet-fin (d’où le terme de concrétion). L’objet-fin n’est cependant pas la simple addition des appétences, mais les synthétise dans une forme particulière : « être-charpentier ».

Pierre est arrivé à un moment de sa vie professionnelle où il se pose un certain nombre de questions : « Qu’est-ce que je fais dans 10 ans ? Est-ce que je serai encore là ? Est-ce que mon poste existera encore ? Dans quoi je vais pouvoir évoluer ? » Cette inquiétude, doublée d’une certaine insatisfaction, le conduit à faire un bilan de compétences avec un consultant. Ce bilan l’amène à prendre conscience de l’importance de l’autonomie, du leadership, du management et du besoin de relation avec autrui, ainsi que du besoin de rendre service. Toutes ces appétences ne sont pas directement liées à l’objet-fin « être-chef-d’une-petite-entreprise ». Le travail avec le consultant l’amène à cette idée :

Et j’en suis venu à me rendre compte que moi, j’étais plutôt un profil pour avoir une petite boîte, avoir des employés, avoir des gens avec qui je travaille au quotidien. Et finalement, je me suis dit, c’est la première fois que je me suis dit : « Peut-être qu’il faut que je monte une entreprise ».

Chez Pierre, comme chez Joseph, l’objet-fin apparaît après un travail de regroupement et de synthèse d’appétences qui n’est pas leur simple addition. Ce travail se réalise selon un processus de concrétion.

Le processus d’incarnation désigne le processus par lequel une fin supérieure à laquelle aspire un sujet se concrétise et peut devenir l’objet d’un engagement réel dans une activité. L’histoire de Mariam, terriblement marquée par l’épreuve du cancer, lui a comme imposé une finalité qu’elle formule clairement : « ce que je devais accomplir, alors c’est très clair ! C’était apporter ma pierre à l’édifice pour aider les gens qui ont un cancer. » Cette finalité (« ce que je devais accomplir ») est lointaine, et elle pût se réaliser de différentes manières. L’enjeu pour Mariam n’est donc pas de découvrir cette finalité, mais de trouver le moyen de l’incarner. C’est ainsi qu’elle rapporte la découverte de ce moyen, à la suite de la vente d’une maison d’enfance qu’elle aimait tant : « ça y est ! C’est clair ! Je sais ce que je veux faire ! Je veux créer une maison pour les gens qui ont eu le cancer, mais qui sont guéris ».

Le discernement a donc consisté ici dans la découverte du moyen d’incarner son aspiration qui la fait tendre vers une fin lointaine et à laquelle de nombreuses voies peuvent conduire. Le processus est identique chez Françoise. Son aspiration vers la beauté et plus précisément la réalisation de choses belles, réapparaît alors qu’elle envisage sa reconversion. On peut dire que sa finalité supérieure est de réaliser de belles choses, et qu’elle constitue le cœur de son aspiration professionnelle, comme cela a été évoqué plus haut : « la seule chose qui, comment dire… qui me faisait envie, c’était de manipuler des matières, faire du beau ». La question qui se pose alors à Françoise est de découvrir le moyen de concrétiser cette aspiration, de l’incarner dans une activité concrète. Françoise choisit non seulement l’artisanat d’art, mais le métier de tapissière, qui n’était assurément pas la seule option possible. Elle avait d’ailleurs envisagé le métier de vitrailliste. Son discernement a donc consisté dans le choix du moyen le plus adapté pour incarner une aspiration vers une fin plus lointaine. Dans les deux cas évoqués, l’objet-fin n’est pas la fin supérieure visée, mais ce qui va plus concrètement orienter l’activité de la personne. Cet objet-fin est un moyen d’incarner concrètement la fin supérieure et plus lointaine mentionnée. Il est ce que vers quoi converge le discernement.

Le processus d’assimilation désigne un processus par lequel le sujet, ayant découvert son objet-fin, prend du temps pour se l’approprier et y consentir. A la différence du processus d’incarnation, il ne s’agit pas de découvrir l’objet-fin qui permet de concrétiser une fin plus lointaine. Au contraire, l’objet-fin fait comme irruption de façon imprévue dans la conscience du sujet et celui-ci doit prendre du temps pour bien s’assurer que cet objet-fin lui convient. Alors que Gabrielle cherche une nouvelle orientation professionnelle, elle découvre de façon assez fortuite un métier qui lui conviendrait grandement. C’est un choc qui la laisse perplexe et en même temps la transporte de joie. Elle compare cette expérience à celle d’un coup de foudre, et ne sait pas comment l’expliquer.

Je me souviens, en sortant de l’entretien, j’ai téléphoné à plein d’amis en disant : « Je ne comprends pas ce qui m’arrive ! » Comme si c’était, pas un coup de foudre mais un peu un coup de foudre, d’abord avec une activité, je ne pensais pas que ça existait une activité comme ça.

C’est alors que commence une période de discernement pour valider ce que l’évidence de l’intuition semble lui manifester avec force émotion[26]. Gabrielle fait une relecture de son passé à l’aide d’un consultant et comprend que les appétences qui s’en dégagent pourraient être satisfaites dans l’objet-fin « accompagnatrice-de-personnes-en-orientation-professionnelle ». Elle prend soin aussi de considérer les aspects objectifs pour s’assurer que son intuition est bien ancrée dans le réel. Elle collecte des informations sur sa future activité et le réseau qu’elle serait susceptible de rejoindre. Le processus d’assimilation lui est nécessaire pour identifier les raisons qui lui feraient opter pour cet objet-fin et pour évaluer ces raisons. Le processus est similaire chez Jean. Il a décidé d’opérer un « changement radical » et envisage de passer du domaine de la communication à celui de la filière bois. Pourtant, la découverte fortuite d’une offre d’emploi dans le secteur du handicap au cœur d’un vignoble l’intrigue. Jean semble avoir le pressentiment de la richesse de cette offre d’emploi et va ainsi cheminer avec le conseil d’administration de l’association et son président.

Le discernement s’est vraiment fait dans la phase d’approche de cette offre d’emploi auprès du conseil d’administration de l’association. Et, finalement, avec beaucoup de liberté, parce que c’était vraiment une approche d’intérêt et ce n’était pas une approche de recherche d’emploi. […] Moi, je n’ai pas candidaté pour cette offre. J’ai dit : « Ça m’intéresse de voir ce dont il s’agit ».

Le discernement de Jean le conduit à s’approprier cet objet-fin (directeur d’une association qui accueille des personnes en situation de handicap mental) et à examiner avec le président si les caractéristiques objectives du poste sont en accord avec ses aspirations existentielles. Il s’agit finalement d’une tentative d’explicitation d’un pressentiment qui aboutit finalement à une conviction assurée : « c’était comme une conviction, un appel, une certitude, une confiance réciproque ». Contrairement à Gabrielle, Jean n’a pas d’emblée l’intuition d’une évidence. Pourtant, comme avec Gabrielle, il y a bien l’intuition de la richesse d’un objet-fin découvert de façon inattendue. Dans les deux cas, le discernement consiste à assimiler la richesse d’un objet-fin et à évaluer la concordance avec ses appétences.

Chacun des processus aboutit pour le sujet à l’intuition d’une congruence entre l’objet-fin considéré et lui-même. La saisie de cette congruence s’opère sur fond d’une révélation toujours partielle de ce que nous avons appelé un « déjà-là »[27] constitutif de la personne ou de son soi[28]. L’intuition d’une congruence entre la personne et l’objet-fin est caractérisée par une certitude qui tranche avec l’inquiétude qui accompagne souvent le discernement. Mais comment faciliter l’émergence de cette intuition ? La distinction de différentes dimensions de la congruence peut y aider.

Trois dimensions de la congruence

Avant de préciser trois dimensions de la congruence, il convient de mentionner une objection formulée par de nombreux chercheurs en orientation. La pertinence de la congruence comme prédicteur de satisfaction au travail est en effet remise en cause, et la notion même de congruence est absente de l’approche constructiviste[29]. De nombreuses études[30] remettent notamment en cause la pertinence du lien que fait Holland entre la congruence et la satisfaction au travail, et d’ailleurs Holland lui-même convient qu’il existe des difficultés[31]. Plutôt que de renoncer à la pertinence de la congruence pour éclairer la compréhension du discernement d’orientation professionnelle, et conformément à la reconnaissance personnaliste d’un « déjà-là », il nous semble au contraire préférable de penser la congruence à nouveaux frais, selon trois dimensions. Comment ces trois dimensions ont-elles été repérées ?

Les recherches en orientation (scolaire et professionnelle) et en psychologie du travail ont permis de relever ce que prend en considération une personne quand elle choisit son orientation, et aussi ce qui peut être source de satisfaction dans son travail. Un point d’attention est ce que la personne, quand elle réfléchit à ce qui lui convient, considère comme important pour décider de son orientation. Il est un repère[32] qui permet au sujet de se positionner de façon pertinente, c’est-à-dire conformément à ce qu’il est et à ce à quoi il aspire. Il est aussi un acte de l’esprit qui se focalise sur ce point-foyer pour éclairer un tumulte intérieur, mélange d’informations objectives, de désirs, de représentations, d’espoirs, de croyances, d’illusions, de peurs et de multiples éléments psychiques qui s’agitent, s’imbriquent les uns dans les autres et en même temps se succèdent en lui. Cet acte de l’esprit est bien un acte d’attention qui demande un certain recueillement pour extraire de ce tumulte ce qu’il convient de retenir pour décider, c’est-à-dire choisir, et donc préférer telle orientation possible plutôt qu’une autre.

L’analyse des principales théories de l’orientation[33] et de la psychologie du travail (particulièrement dans la perspective de la psychologie positive[34]) a fait émerger trois grandes catégories de points d’attention : la nature même de l’activité, l’environnement de travail et la finalité du travail[35]. Ces catégories déterminent trois formes de congruence qui sont ici précisées.

Une personne qui est en congruence avec la nature de son activité professionnelle dispose de forces[36] ou de talents, d’habiletés, ou d’aptitudes qui font qu’elle relève avec aisance le défi suscité par le travail à accomplir et en est satisfaite.  Il est à noter que cela ne dépend pas seulement des compétences qui peuvent être acquises par apprentissage, mais aussi de dispositions accompagnées d’un goût pour réaliser tel type d’activité. Dans son degré le plus élevé, l’activité peut être qualifiée d’autotélique[37] par Csíkszentmihályi. Ces activités sont d’abord voulues pour elles-mêmes et non d’abord pour leurs conséquences, et le travailleur éprouve une satisfaction dans l’activité même[38]. Damienne, interne en chirurgie viscérale, confie ce qu’elle aime et l’a motivé dans son choix d’activité : « réparer les gens avec mes mains ». Il s’agit bien d’une activité, « réparer », et celle-ci est source joie. Ainsi Damienne rapporte-t-elle ce qu’elle se dit alors que, de garde à 4 heures du matin, elle est en train d’opérer : « quelle chance j’ai de faire ce métier ! ». Dans ce cas, des compétences acquises sont certes nécessaires, mais c’est l’adéquation entre une appétence pour l’action de réparer avec ses mains et l’action elle-même en train de se faire qui est source de joie, et Damienne l’avait anticipé au moment de choisir sa spécialité, en fin d’externat. La compétence n’est que la condition de réalisation d’une disposition et d’un goût pour cette activité ; et cette congruence eu égard à l’activité permet de transcender les désagréments inhérents à l’opération : fatigue au cœur de la nuit, stress, etc.

La congruence avec l’environnement de travail désigne une accointance avec le milieu côtoyé dans le cadre du travail. Plusieurs caractéristiques sont déterminantes. Un environnement qui facilite l’autonomie, la responsabilité et la créativité du travailleur disposera la personne à être un sujet qui peut se développer. La culture managériale de la structure est aussi soulignée dans les études. Certains préfèrent une structure hiérarchique où les périmètres de responsabilité sont clairement définis ; d’autres, au contraire, « étouffent » dans ce genre de structure. Par ailleurs des croyances communes ou des valeurs partagées et vécues au sein de la structure contribuent à ce que les personnes s’y sentent en adéquation et apprécient y travailler. L’environnement de travail peut aussi favoriser la prise en compte de l’âge, de la santé, du genre, du handicap, des attributs physiques. Il peut être l’occasion de se retrouver par groupes de pairs. Il est enfin lié à la situation géographique. Toutes ces caractéristiques, appréciées de façon très variable selon les personnes, vont déterminer une congruence avec un environnement de travail. Il est à noter que ces deux premières congruences évoquées ne sont pas liées et qu’une personne peut apprécier la nature de son travail tout en déplorant son environnement, ou inversement. Elle peut aussi apprécier une activité au sein d’un environnement de travail qui semble très éloigné de la représentation habituellement associée à une activité. Par exemple, quelqu’un qui aime gérer, organiser, s’assurer que les fondements financiers et juridiques d’une structure sont sains, peut aussi apprécier le milieu artistique, sans pour autant en avoir les talents. Une telle personne trouverait probablement à s’épanouir à la direction d’un théâtre, par exemple. Mais il eût été probablement malheureux qu’elle s’engage dans une carrière de comédien. Le goût pour un environnement de travail n’implique pas nécessairement une aptitude et un goût pour un métier (et donc une nature d’activité) associé à cet environnement.

La congruence quant à la finalité du travail désigne un accord entre la personne et ce à quoi elle contribue par son travail. Cette finalité peut être liée à la raison d’être et à la contribution sociale de la structure[39]. La personne, en travaillant dans cette structure, contribue à la finalité visée par celle-ci. Le militaire peut vouloir contribuer à la défense de son pays en s’engageant dans l’armée. L’infirmier est satisfait de pouvoir exercer en hôpital pour concourir à sa mission de santé publique. Le régisseur peut être attentif à coopérer dans son théâtre au rayonnement d’un répertoire qu’il juge important. L’ouvrier peut être fier de collaborer à la fabrication de produits de qualité. Par ailleurs, la personne peut se sentir en congruence avec certaines valeurs portées par une structure : respect du client, justice, honnêteté, créativité, esprit de recherche, attention à la personne, etc. Elle peut alors se considérer en accord avec ses propres valeurs et désirer contribuer à les rendre vivantes. Il se peut aussi qu’une personne poursuive sa propre finalité au sein d’une structure dont la raison d’être est distincte. Ainsi en est-il d’innombrables services au sein d’une structure qui ne constitue alors que le cadre pour la poursuite d’une fin distincte de la raison d’être de la structure, mais compatible avec la fin de la personne. Ceci est notamment important quand il s’agit de concilier vie privée et vie professionnelle. Par exemple, la possibilité pour un parent de pouvoir s’occuper de ses enfants peut être un critère essentiel d’un choix professionnel. Mais la structure peut aussi donner l’occasion à la personne de réaliser une fin qui lui est essentielle. Un salarié dont la finalité supérieure est d’« être au service de développement des talents de chacun » peut se réaliser comme manager, sans pour autant que la finalité de la structure lui soit particulièrement congruente.

La distinction de trois formes de congruence facilite le discernement, car le sujet, quand il analyse ce qui lui convient, peut confondre les registres. Une congruence sous le rapport de la finalité ne conduit pas nécessairement à un type de métier. Par exemple, la finalité « contribuer au rayonnement international de mon pays » peut désigner une motivation fondamentale, voire une vocation[40]. La personne peut alors se dire : « je suis faite pour être diplomate ». Or le métier de diplomate renvoie à une nature particulière d’activité, dans un environnement de travail aussi très particulier, et il ne suffit pas de désirer contribuer au rayonnement de son pays pour pouvoir se réaliser dans l’action, en tant que diplomate, et dans cet environnement de travail. La question judicieuse à poser serait plutôt : comment vais-je contribuer à ma finalité en tenant compte de mes talents ?

La personne, pour avancer dans son discernement et découvrir son objet-fin, gagnerait donc à bien distinguer ces formes de congruence. Mais cela ne signifie pas qu’un choix ajusté cumule nécessairement les trois formes de congruence évoquées. Une personne peut consentir à négliger l’une ou l’autre forme pour en privilégier une troisième. Elle arbitre, selon les opportunités et les contraintes et selon ses priorités, pour déterminer ce qui lui convient le mieux. C’est pourquoi la dénomination de dimension est pleine de sens. Comme dans un espace à trois dimensions où les trois variables permettent de situer un point, la personne peut repérer ce qui, à un moment déterminé de sa vie, peut lui convenir au mieux. Ne pas considérer les trois dimensions serait courir le risque de projeter sur un plan ce qui devrait exister dans un autre.

La participation

Les trois dimensions de la congruence font ressortir l’importance du rapport à la vie sociale ou tout au moins à une communauté, et ceci s’explique par la nature même du travail. Pierre-Yves Gomez relève trois expériences constitutives du travail :

Une expérience subjective parce que, quel qu’il soit, le travail est toujours effectué par un sujet singulier : quelqu’un travaille ; une expérience objective parce qu’il débouche sur la production d’un objet matériel, un bien ou un service : le travail fabrique quelque chose ; une expérience collective, parce qu’on ne travaille jamais seul mais soit avec d’autres, soit pour d’autres : le travail s’inscrit dans une communauté sociale[41].

Ces trois expériences constitutives du travail ne recoupent pas exactement les trois dimensions de la congruence développées ci-dessus et peuvent concerner plusieurs formes de congruence. Le rapport à la collectivité est ainsi présent au sein des congruences liées à l’environnement de travail et à sa finalité. Cette remarque nous invite à préciser le rapport de la personne à la collectivité. Dans une perspective individualiste, la congruence ne serait vue que sous le rapport de l’intérêt égoïste. Dans une perspective personnaliste, le rapport à la collectivité donne sens au travail et permet aussi le développement de la personne. En s’engageant dans son travail, la personne est susceptible de se réaliser elle-même, en même temps qu’elle participe à une œuvre collective ou à un service rendu à la communauté. Comme l’affirme Karol Wojtyla, « la participation désigne tout d’abord la faculté d’un (…) agir ’’en commun avec d’autres’’ dans lequel se trouve réalisé tout ce qui procède d’une communauté d’action, en même temps que – et par là même – l’acteur réalise la valeur personnaliste de son acte[42]. »

Mais toute la difficulté tient à ce que la dimension collective du travail ne nie pas la dimension subjective, ce qui arrive quand il y a coopération sans participation : « la coopération (…), s’il lui manque l’élément de la participation, prive les actes de la personne de leur valeur ‘’personnaliste’’[43]», ce qui peut arriver quand certaines tâches sont aliénantes, quand des environnements de travail sont toxiques, ou lorsque la finalité du travail peut sembler inexistante, et partant le travail absurde ou inutile. L’attention aux trois dimensions de la congruence contribue ainsi à renforcer l’expérience subjective du travail décrite par Pierre-Yves Gomez et à anticiper, au moment du discernement, qu’une activité envisagée risque d’être aliénante ou au contraire l’occasion d’un accomplissement de soi avec d’autres. « Il s’agit de savoir si l’homme, étant membre d’une communauté d’action (…), accomplit, à travers cet agir, des actes authentiques, et s’il s’accomplit lui-même en eux[44] ». Le discernement lui-même renforce par ailleurs l’auto-détermination du sujet, condition de ce que Wojtyla appelle « la valeur personnaliste de son acte ».

Bref, dans une perspective personnaliste, l’activité du discernement, bien qu’impliquant un certain recueillement de l’intériorité, n’est pas source de repli. Elle est au contraire la préparation cachée d’un engagement par le travail qui trouve une part de son sens dans la participation à la vie sociale.

Ces considérations invitent celui qui discerne ou qui accompagne ce dernier à se poser ce genre de questions : au service de quoi ou de qui est-ce que je veux travailler ? A quelle œuvre est-ce que je peux collaborer ? A quoi est-ce que je désire participer ? Les réponses permettent de préciser ce qui a été appelé plus haut une fin supérieure, objet d’une appétence qui oriente le choix d’orientation.

La joie et la paix

Alors que le discernement est jusqu’à présent apparu davantage comme une activité intellectuelle au cœur des appétences, il importe de souligner l’importance des émotions, et particulièrement de la joie et de la paix qui sont ressenties à l’occasion de la découverte d’une orientation congruente[45].

Les personnes qui racontent leur cheminement témoignent spontanément de ces émotions. Gabrielle et Pierre utilisent des métaphores sonores pour évoquer l’expérience d’une résonnance intérieure qui semble signifier un accord avec leur propre personne. Ainsi Gabrielle témoigne-t-elle : « je pense qu’il y a une sorte d’intuition au départ. Moi, j’emploie volontiers le mot ’’vibrer’’ parce que je pense qu’il y a un truc de cordes qui vibrent intérieurement quand on sent que c’est ça ». De même Pierre peut dire, quand il évoque la découverte du métier de chef d’entreprise et du service qu’il y rattache : « ça m’a fait tilt parce qu’en fait c’est vrai quand je réfléchis, je me dis : « c’est comme ça que je veux me donner pour tout. » ».

Jean n’utilise pas de métaphore sonore, mais fait référence à ce qui touche son cœur : « ça m’a parlé très, très fortement au cœur. […] Et je me suis laissé toucher et je me suis dit :  » Ça a vraiment du sens ! » ». Mais, comme pour Pierre et Gabrielle, la découverte de son objet-fin est bien de l’ordre du ressenti, et Jean le décrit bien de la sorte : « j’ai plus l’impression que c’est une question de ressenti, de rencontre, de cœur ». L’intuition d’une congruence mobilise le cœur de la personne. Ce cœur unit la raison et la volonté dans l’acte de décision ; il apparaît comme le centre de décision. Et il est en même temps un siège émotionnel d’où émane la joie.

Ainsi Gabrielle fait état d’une « espèce de jubilation intérieure, une vraie joie intérieure » quand elle découvre ce qui la « rejoint ». Bergson a médité sur les causes de la joie, et ses analyses sont précieuses pour aider à comprendre sa présence au moment du discernement d’une orientation professionnelle. Pour le philosophe, la joie se manifeste quand « notre destination est atteinte »[46], quand la vie se déploie. Elle en est le signe. « La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal »[47]. Or ce déploiement de la vie s’apparente pour Bergson à une création :

[…] nous trouvons que partout où il y a joie, il y a créationplus riche est la création, plus profonde est la joie. […] La vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut […] se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu.[48]

Ces analyses sont doublement éclairantes. D’une part, la joie témoigne de ce qu’une nouvelle activité professionnelle peut « agrandir » la personne qui se développe par son travail et réalise quelque chose de sa « destination ». D’autre part, on peut supposer que ce qui met le sujet dans la joie, au moment du discernement, est comme validé par cette émotion. La joie est ainsi susceptible d’être considérée comme le signe annonciateur d’une orientation qui accomplit la personne. On peut même faire l’hypothèse que l’inconscient spirituel thématisé par Maritain et évoqué plus haut s’exprime par cette émotion, alors même que la personne peut encore éprouver quelques difficultés à expliquer pourquoi elle sent qu’une orientation envisagée lui conviendrait. C’est particulièrement présent dans ce que nous avons appelé le processus d’assimilation. Gabrielle, par exemple, a éprouvé une joie immense au moment de la découverte de ce qui sera sa nouvelle orientation professionnelle. Cette joie la rendait en même temps perplexe, tant elle n’arrivait pas encore à se l’expliquer. Bref, cette analyse bergsonienne permet d’intégrer la prise en compte de la joie comme point d’attention et comme révélation d’une source de satisfaction qui avait pu jusqu’alors demeurer cachée.

Bergson prend soin par ailleurs de distinguer la joie du plaisir. La première accompagne la « création de soi par soi » (au sens de déploiement, pas de création ex nihilo), alors que le second est ordonné à la survie de l’espèce. Ainsi les plaisirs liés à la sexualité et à la nutrition sont-ils comme des ruses de la nature. En recherchant le plaisir, les individus perpétueraient en fait l’espèce sans même en avoir nécessairement l’intention. D’où cette distinction éclairante : « je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée »[49], contrairement à la joie.

Cette distinction permet de comprendre que la joie, fruit de l’accomplissement de soi, est compatible avec l’effort et les difficultés qu’il convient d’affronter. Plus même, l’effort est nécessaire pour permettre de « tirer beaucoup de peu » et de dépasser une résistance qui est à vaincre, notamment dans le travail.

Bergson rend bien compte des facettes évoquées ci-dessus : pénibilité de l’effort liée à l’activité, présence de la joie et accomplissement de soi. Il souligne le lien entre l’effort et le développement de soi, et ce qu’il dit prend particulièrement du sens dans le travail qui implique toujours un effort et le dépassement d’une résistance.

L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.[50]

Bergson souligne donc la compatibilité entre la pénibilité de l’effort (qui existe toujours dans l’activité professionnelle) et le développement de soi, mais indique que cet effort même est nécessaire. Consciente des difficultés qu’elle anticipe dans sa future activité, une personne peut accepter de les traverser sans que cela altère sa joie. Cependant, le discernement est utile, sinon nécessaire, pour ratifier par la raison la justesse de cet élan du cœur. Ce que nous avons appelé le processus d’assimilation décrit ainsi l’intégration progressive par la raison de l’élan joyeux du cœur.

La paix ressentie atteste aussi de la justesse et de la congruence de la décision à prendre, alors même qu’une inquiétude existentielle pouvait être source de tourment depuis le début le discernement : « je savais au fond de moi que je faisais le bon choix et cela m’a libéré » confie Marc. Cette paix peut résister à l’anticipation pourtant raisonnable de probables difficultés à affronter : « l’avenir pouvait paraître incertain et plus périlleux financièrement, je retrouvais une profonde tranquillité », témoigne Jean. Là aussi, la raison peut interroger la pertinence d’une intuition qui point à travers ce sentiment de paix. Et elle peut juger, tout en reconnaissant les difficultés à surmonter, qu’il serait déraisonnable de n’écouter que ces prévisions rationnelles…

La paix peut être associée à la découverte d’une sorte de région de l’intériorité où la personne se sent en accord avec elle-même, et, comme la joie, elle peut être interprétée comme la messagère d’un choix pertinent qui s’inscrit dans le sens de la vocation propre de la personne.

La question de la vocation

Le précédent article[51] a esquissé les contours de l’idée de vocation. Il s’agit ici d’examiner comment se pose la question de la vocation pour un sujet qui, à certains moments cruciaux de sa vie, se demande : mais pour quoi suis-je fait ? Si j’ai une vocation, quelle est-elle ?

Pour nombre de philosophes, et notamment les anciens comme Aristote, la fin ultime de toute action est le bonheur compris comme souverain bien, et la recherche du bonheur est universelle. Tous les actes posés par l’homme le sont de façon plus ou moins lointaine en vue du bonheur. Seulement, comme le remarque finement Frankl, la personne n’est heureuse que quand elle trouve sa raison d’être, et le bonheur ne peut être trouvé que per effectum (comme résultat) et non per intentionem (par intention)[52]. Le bonheur est la conséquence d’une vie conforme à cette raison d’être. Or, chacun a une façon personnelle de se réaliser selon une raison d’être qui lui est propre, et la recherche de sa propre vocation est celle du chemin singulier par lequel la personne devient heureuse, per effectum. Selon Frankl, « chacun possède une vocation ou une mission spécifique dans la vie […] de telle sorte qu’il est unique et irremplaçable, car sa vie ne peut jamais être reproduite »[53]. Si une personne n’est pas elle-même, c’est-à-dire ne réalise pas cet unique qui se déploie dans la découverte de sa vocation, quelque chose d’original et de singulier est à jamais perdu pour le monde.

La vocation est le déploiement de la singularité de la personne et son expression la plus aboutie. Elle ne se déduit pourtant pas seulement de l’essence singulière de la personne qui existerait à l’état pur dès le commencement de son existence et dont il conviendrait de dérouler le programme. En effet, la personne se fait aussi par son histoire et elle n’est pas laissée indemne par ce qui lui arrive et qu’elle ne décide pas forcément : les moments heureux et parfaits où elle expérimente une certaine plénitude et l’évidence d’une révélation du sens de l’existence, les rencontres, les échecs et les succès, l’ennui, la souffrance, la maladie, les trahisons, le sort de ses proches, l’histoire de son pays et du monde, bref tout ce qui peut faire l’étoffe d’une vie. Un évènement extérieur peut ainsi avoir un retentissement décisif sur l’orientation de l’existence et peut trouver un écho particulier chez l’un et nul chez l’autre, comme le remarque Edith Stein par cet exemple :

Il est possible que deux hommes apprennent ensemble une nouvelle et qu’ils en saisissent clairement dans leur esprit le contenu : par exemple l’annonce de l’assassinat du roi des Serbes au cours de l’été 1914. L’un n’envisage pas les conséquences de ce qu’il vient d’apprendre, continue tranquillement sa vie et, quelques minutes plus tard, s’occupe de nouveau de ses projets de vacances. L’autre est profondément bouleversé ; il entrevoit par la pensée une grande guerre européenne en perspective, il se voit lui-même obligé de quitter sa carrière, et, pris dans le grand évènement, il ne peut plus se débarrasser de cette pensée et vit dans l’attente tendue et fiévreuse de ce qui va advenir. La nouvelle a pénétré profondément à l’intérieur de son être[54].

Cet ébranlement soudain provoque une résonnance singulière dans sa personne, révèle chez elle seule quelque chose d’insoupçonnée et peut solliciter de sa part une réponse qui orientera sa vie : prendre les armes, œuvrer pour la paix, protéger les siens, par exemple. L’imprévu s’avère alors déterminant.

Mariam, dont le témoignage a été relaté plus haut, a tellement été marqué par l’épreuve du cancer qu’il est devenu évident pour elle qu’elle devait contribuer à aider ses victimes. La mort de sa mère à l’âge de 13 ans, puis de ses tantes, toutes mortes des suites du cancer du sein, son propre cancer dont elle a heureusement réchappé de haute lutte, lui assignent une mission qui résonne comme un appel, une vocation. Celle-ci était imprévisible. Elle n’était aucunement déductible de la seule personnalité de Mariam et de ses talents ; elle émerge d’une rencontre entre le « déjà-là » d’une personnalité et des événements qui la sollicitent et requièrent d’elle une réponse. Cette réponse est forcément marquée du sceau de la personne et de son attitude libre face à ce qui ne dépend pas d’elle. Mais elle dépend aussi des évènements qui l’affectent. Les multiples appétences dont il a été question au début de cet article sont aussi modelées par l’histoire de la personne et les évènements qui ont jalonné sa vie. Aussi l’anamnèse des évènements significatifs de l’existence peut-elle contribuer à préciser la « question de la vocation » et à faire émerger le désir d’y répondre.

Ces considérations supposent de prendre en compte toutes les dimensions de l’existence et pas seulement celle du travail. La vocation humaine ne se limite pas à la vocation professionnelle, même si le travail est souvent l’une des voies essentielles d’accomplissement de l’existence. Puisqu’il est ici question de l’orientation professionnelle, il convient toutefois de noter que des motifs extra-professionnels peuvent déterminer une vocation à accomplir par le travail et qu’ainsi son discernement ne peut en faire fi.

La vocation se dessine tout au long de la vie ; elle se présente rarement d’emblée. Elle se précise par l’histoire personnelle qui enjoint à la personne de redécouvrir une unité vivante à chaque moment crucial de son existence, c’est-à-dire à ces moments où elle sent ou comprend qu’elle doit se positionner face à son avenir et discerner la réponse à la vie qui l’entreprend. Ainsi se forme peu à peu son unité et son identité. Mounier le formule ainsi :

Se ramassant pour se trouver, puis s’étalant pour s’enrichir et se trouver encore, se ramassant à nouveau dans la dépossession, la vie personnelle, systole, diastole, est la recherche jusqu’à la mort d’une unité pressentie, désirée, et jamais réalisée. Je suis un être singulier, j’ai un nom propre. Cette unité n’est pas l’identité morte du rocher qui ne naît, ni ne bouge, ni ne vieillit. Elle n’est pas l’identité d’un tout que l’on embrasse dans une formule : des abîmes de l’inconscient, des abîmes du subconscient, du jaillissement de la liberté, mille surprises la remettent sans cesse en question. Elle ne se présente à moi ni comme un donné, tel que mes hérédités ou mes aptitudes, ni comme pure acquisition. Elle n’est pas évidente : mais n’est pas évidente non plus au premier regard l’unité d’un tableau, d’une symphonie, d’une nation, d’une histoire[55].

Cette unité recherchée est dynamique et ne peut être trouvée, au moins partiellement, que dans le rapport à une finalité qui attire et oriente les puissances de vie. L’unité sans cesse ébauchée est la conséquence d’une vie finalisée qui répond à l’appel de la vocation. La visée, même confuse, de cette vocation apparaît essentielle puisque le choix d’orientation, comme tout choix, ne peut se faire que dans la lumière de la fin qui en est son principe. L’idéal serait donc de commencer par la fin pour exercer un discernement satisfaisant sur les moyens concrets de l’atteindre. La personne se réalise en visant une fin qui la fait sortir de ses propres intérêts immédiats. Pour Monbourquette, les mots « mission » ou « vocation » renvoient à « une orientation inscrite dans l’être de chacun en vue d’une action sociale. Autrement dit, il exprime le besoin de s’épanouir dans un agir au service d’une communauté »[56], ce qui est une autre façon d’exprimer la participation évoquée plus haut. Cela signifie au fond que la personne ne se trouve qu’en sortant d’elle-même, ce qu’Emmanuel Housset appelle une « identité d’exode »[57]. C’est en s’ordonnant à une fin autre qu’elle-même que la personne se trouve ; et c’est en ayant suffisamment identifié cette fin qu’elle pourra effectuer un choix en cohérence avec ce qu’elle est.

La question de la vocation se pose précisément dans la découverte de cette finalité qui oriente l’existence et lui donne sens, ce qui prend du temps et se poursuivra jusqu’à la mort. Il convient en même temps de reconnaître que l’identification de cette vocation comme fin n’apparaît pas d’emblée à la conscience à la manière d’une idée cartésienne claire et distincte, et qu’elle requiert une attention à la vie intérieure :

Il faut découvrir en soi, sous le fatras des distractions, le désir même de chercher cette unité vivante, écouter longuement les suggestions qu’elle nous chuchote, l’éprouver dans l’effort et l’obscurité, sans jamais être assuré de la tenir. Cela ne ressemble plus qu’à rien d’autre à un appel silencieux, dans une langue que notre vie se passerait à traduire. C’est pourquoi le mot de vocation lui convient mieux que tout autre[58].

Conclusion

Cet article a tenté de donner quelques clés pour faciliter le travail de sourcier dans la terre de notre intériorité. Il est aussi une invitation à une attention à la vie intérieure pour identifier, au cœur des appétences, l’orientation profonde du cœur et ce qui lui est congruent.

La réponse à cette invitation constitue un chemin de liberté à plusieurs titres. Cette attention à ce qui peut orienter une existence et en constituer la ou les finalités principales, saisies même confusément, permet d’abord de choisir avec plus d’aisance et de détermination les moyens qui comptent vraiment et de renoncer à ce qui disperse. Elle facilite le positionnement du sujet. Cela dissipe aussi une représentation très funeste de la vocation comme chemin prévu d’avance, qui est malheureusement assez courante, et source d’angoisse et d’inhibition. Au moment du choix, la personne peut faussement se considérer comme à l’entrée d’un labyrinthe : gare à elle alors si elle se trompait d’entrée, car une seule conduirait au trésor de la vie accomplie, et les autres ne seraient que des impasses ou des voies de perdition. En réalité, dans la lumière d’une fin qui attire, de multiples chemins sont possibles. La vocation suscite une créativité inspirée par l’amour du bien et une prodigalité de réponses possibles. Certes, il existe des échecs, des impasses et des chemins qui ne mènent apparemment nulle part. Le choix n’est jamais sans risque. Mais quand bien même un choix s’avère malheureux, il n’est pas le dernier, et le suivant peut faire d’une errance passagère l’occasion d’une nouvelle orientation et d’une découverte plus lucide de son propre chemin. La vocation se dessine dans le temps et peut faire feu de tout bois.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Bertrand Senez, « Approche personnaliste du discernement d’une orientation professionnelle -Proposition d’éléments de compréhension », Educatio [En ligne], 13| 2022. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

[1] Enseignant-chercheur en philosophie et directeur du développement à l’Ircom. A été directeur de l’Institut Albert le Grand de 1999 à 2022. PhD en Education de l’Université de Sherbrooke et doctorat en Education, Carriérologie et Ethique de l’Université Catholique de l’Ouest. Membre du GRACE et du CIRPaLL (Université d’Angers).

[2] Senez, B., Le discernement d’une reconversion professionnelle congruente source de satisfaction durable, Thèse de doctorat, Université de Sherbrooke, 2020, accessible par le lien suivant : https://savoirs.usherbrooke.ca/bitstream/handle/11143/17193/Senez_Bertrand_PhD_2020.pdf?sequence=1&isAllowed=y

Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés à cette occasion auprès de personnes qui ont choisi de bifurquer professionnellement. Certains verbatims sont repris dans cet article.

[3] Senez, B., Fondement personnaliste de l’orientation. Eléments théoriques pour une discussion des approches traits-facteurs et constructiviste en orientation, Educatio n° 13, 2022.

[4] Au sens psychologique plutôt que moral.

[5] Les exemples présentés ici sont essentiellement tirés d’entretiens semi-dirigés effectués dans le cadre de la recherche doctorale, et qui ont fait l’objet d’une analyse phénoménologique interprétative (API).

[6] Au sens de but et non pas de terme.

[7] La beauté pourrait être vue seulement comme une simple valeur, c’est-à-dire comme quelque chose qui vaut pour Françoise, mais elle représente en réalité davantage, car elle est ce qui oriente fondamentalement son choix ; elle est la fin supérieure à laquelle elle aspire.

[8] Particulièrement au livre III de l’Ethique à Nicomaque.

[9] Frère, J., Le volontaire chez Aristote, Intellectica, 36-37, 261-274.

[10]  Aristote, Ethique à Nicomaque (Tricot. J, Trad.). Paris, J. Vrin, 1990, 1113a 15.

[11]  Aubenque, P., La prudence chez Aristote, Paris, Quadrige/Presses universitaires de France, 1993, p.112.

[12] Aristote, Ethique à Nicomaque (Tricot. J, Trad.). Paris, J. Vrin, 1990, 1112b 15.

[13] Aubenque, P., op cit., 1993, p. 133.

[14] Canto-Sperber, M., Ethiques grecques (1re éd). Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 308.

[15] Ibid., p. 311.

[16] Traduit ici par « imagination délibérative ».

[17] Aristote, De l’âme (J. Tricot, Trad.), Paris, J. Vrin, 1982.

[18] Deci, E. L., et Ryan, R. M.. Intrinsic Motivation and Self-Determination in Human Behavior, New York, Plenum Publishing Corporation, 1985.

[19] L’objet, au sens philosophique, est « ce qui nous est présenté, dans la perception extérieure, avec un caractère fixe et stable, indépendant du point de vue, des désirs ou des options du sujet » (Lalande, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1980, p.702).

[20] Selon Foulquié, l’intention est « ce que se propose celui qui agit » ( Foulquié, P., Dictionnaire de la langue philosophique. Paris, Presses universitaires de France, 1992), ou encore, « le but visé par le vouloir » (Ibid., p. 376).

[21] Maritain, J., L’intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Paris, Desclée De Brouwer, 1966, p. 219.

[22] Descartes, R., Méditations métaphysiques, Paris, Vrin, 1978.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p. 220-221.

[25] L’image de la formation de la stalagmite est choisie pour désigner qu’une réalité solide est apparue par addition successive d’eau contenant du calcaire. De même, de multiples appétences finissent par se cristalliser sur un objet-fin.

[26]Au moment de la découverte de ce qui deviendra son métier, ce que ressent Gabrielle (une grande joie) retient d’ailleurs toute son attention. Mais cela ne paraît pas suffire et le discernement semble précisément requérir d’identifier les raisons d’un choix. Le ressenti n’est donc pas exclu, mais il est passé au crible de la raison.

[27] Voir notre article précédent dans ce même numéro : Senez, B., Fondement personnaliste de l’orientation. Eléments théoriques pour une discussion des approches traits-facteurs et constructiviste en orientation, Educatio n° 13, 2022.

[28] Personne et soi ne désignent pas ici deux réalités différentes, mais mettent plutôt l’accent sur des approches distinctes. La personne, concept philosophique, désigne une réalité ontologique unique douée de raison et par là-même capable d’intériorité et de maîtrise de ses actes. Elle existe avec des déterminations qui lui sont propres. Le soi est le noyau de la personne et correspond à ce que la personne désigne quand elle dit « je ». L’approche est plus psychologique au sens où le soi suppose d’être saisi par la conscience, mais a bien aussi une dimension ontologique (en tous cas chez Lavelle et Stein) au sens où il est une réalité qui sous-tend toute l’activité psychologique et en est même la source. C’est en ce sens que le soi est le noyau de la personne qui se manifeste dans son activité de sujet.

[29]  Senez, B., op. cit.

[30]  Parmi les études les plus récentes : Tinsley, H. E. A., The Congruence Myth Revisited. Journal of Vocational Behavior, 56(3), 405‑423. doi.org/10.1006/jvbe.2000.1754, 2000 ; Rounds, J., McKenna, M. C., Hubert, L., and Day, S. X., Tinsley on Holland : A Misshapen Argument. Journal of Vocational Behavior, 56(2), 205‑215. doi.org/10.1006/jvbe.1999.1738, 2000 ; Dawis, Rene V., P–E Fit as Paradigm : Comment on Tinsley. Journal of Vocational Behavior, 56(2), 180‑183. doi.org/10.1006/jvbe.1999.1739, 2000 ; Gati, I., Pitfalls of Congruence Research : A Comment on Tinsley’s “The Congruence Myth”. Journal of Vocational Behavior, 56(2), 184‑189. doi.org/10.1006/jvbe.1999.1740, 2000 ; Hesketh, B., The Next Millennium of “fit” research : Comments on “The Congruence Myth: An Analysis of the Efficacy of the Person–Environment Fit Model” by H. E. A. Tinsley. Journal of Vocational Behavior, 56(2), 190‑196. doi.org/10.1006/jvbe.1999.1744, 2000 ; Tracey, T. J. G., Darcy, et M.,  Kovalski, T. M., A Closer Look at Person–Environment Fit. Journal of Vocational Behavior, 56(2), 216‑224. doi.org/10.1006/jvbe.1999.1733, 2000 ; Prediger, D. J., Holland’s Hexagon is alive and well-though somewhat out of shape : Response to Tinsley. Journal of Vocational Behavior, 56(2), 197‑204. doi.org/10.1006/jvbe.1999.1737, 2000 ; Arnold J., The Congruence Problem in John Holland’s Theory of Vocational Decisions. Journal of Occupational and Organizational Psychology, 77(1), 95‑113. doi.org/10.1348/096317904322915937, 2004.

[31]  Holland, J. L., Some Speculation about the Investigation of Person-Environment Transactions. Journal of Vocational Behavior, 31(3), 337‑340. doi.org/10.1016/0001-8791(87)90048-0, 1987 ; Gottfredson, G. D., et Holland, J. L., A Longitudinal Test of the Influence of Congruence : Job Satisfaction, Competency Utilization, and Counterproductive Behavior. Journal of Counseling Psychology, 37(4), 389‑398. doi.org/10.1037/0022-0167.37.4.389, 1990.

[32]  D’où le mot « point », ce qui permet de pointer.

[33] Patton, W., et McMahon, M., Career development and systems theory : Connecting theory and practice, Rotterdam, Pays-Bas, 2014.

[34] Deci, E. L., et Ryan, R. M.. Intrinsic Motivation and Self-Determination in Human Behavior. New York, Plenum Publishing Corporation, 1985 ; Deci, E. L., et Ryan, R. M ., The « What » and « Why » of Goal Pursuits : Human Needs and the Self-Determination of Behavior, Psychological Inquiry, 11(4), 227-269, 2000 ; Deci, E. L., et Ryan, R. M., Favoriser la motivation optimale et la santé mentale dans les divers milieux de vie. = Facilitating Optimal Motivation and Psychological Well-being across Life’s Domains, Canadian Psychology/Psychologie canadienne, 49(1), 24‑34. doi.org/10.1037/0708-5591.49.1.24, 2008 ; Csíkszentmihályi, M., Vivre : la psychologie du bonheur (L. É. scientifique Bouffard, Trad.), Paris, Pocket, 2005 ; Morin, E. M., Promouvoir la santé mentale : Au travail, Gestion, 35(3), 13‑14, 2010 ; Forest, J., Mageau, G. A., Crevier-Braud, L., Bergeron, É., Dubreuil, P., and Lavigne, G. L., Harmonious Passion as an Explanation of the Relation between Signature Strengths’ Use and Well-Being at Work : Test of an Intervention Program, Human Relations, 65(9), 1233‑1252. doi.org/10.1177/0018726711433134, 2012.

[35] Pour plus de détails : Senez, B., Le discernement d’une reconversion professionnelle congruente source de satisfaction durable, Thèse de doctorat, Université de Sherbrooke, 2020, pp. 46-63.

[36] Forest, J., Mageau, G. A., Crevier-Braud, L., Bergeron, É., Dubreuil, P., and Lavigne, G. L., Harmonious passion as an explanation of the relation between signature strengths’ use and well-being at work : Test of an intervention program, Human Relations, 65(9), 1233‑1252. doi.org/10.1177/0018726711433134, 2012.

[37] Ibid.

[38]  Il est à noter que la compétence n’engendre pas nécessairement cette satisfaction. On peut être compétent pour réaliser telle tâche mais être ennuyé par cette activité. La congruence désigne un rapport plus vital à l’activité.

[39] La structure désigne ici l’entité juridique dans laquelle une personne travaille ; ce peut être une association, une entreprise, une institution étatique, un cabinet libéral, etc.

[40] Il en sera question plus bas.

[41]  Gomez, P.-Y., Le travail invisible. Enquête sur une disparition, Paris, François Bourin Editeur, 2013, pp. 172-173.

[42] Wojtyla, K., Personne et acte (trad. A.-T. Tymieniecka), Paris, Éditions du Centurion, 1983, p. 308.

[43] Ibid., p. 307.

[44] Ibid., p. 317.

[45] Bien évidemment, des émotions contraires sont aussi des signes : intranquillité, trouble ou tristesse sont à prendre en considération et à interroger, mais il s’agit ici de déterminer ce qui peut mettre sur la piste d’une orientation congruente.

[46]  Bergson, H., L’énergie spirituelle (F. Worms, A. François, C. Riquier, et S. Madelrieux, dir.), Paris, Presses universitaires de France, 2017, p. 24.

[47] Ibid.

[48]  Ibid., p. 25.

[49] Ibid., p. 24.

[50] Ibid.

[51] Senez, B., Fondement personnaliste de l’orientation. Eléments théoriques pour une discussion des approches traits-facteurs et constructiviste en orientation, Education n° 13, 2022.

[52] Frankl, V. E., Découvrir un sens à sa vie : avec la logothérapie (trad. C. J. Bacon et L. Drolet). Montréal, Éd. de l’Homme, 2006.

[53] Ibid.

[54]  Stein, E., L’être fini et l’être éternel : Essai d’une atteinte du sens de l’être (trad. R. Leuven, Éd.; G. Casella, F.-A. Viallet, et L. Gelber). Nauwelaerts, 1972, p. 433.

[55] Mounier, E., Le personnalisme, Paris, Editions du Seuil, 1962, p. 467.

[56] Monbourquette, J., À chacun sa mission, Paris, Bayard, 2001, p. 16.

[57] Housset, E., La vocation de la personne : l’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa redécouverte phénoménologique (1-1), Paris, Presses universitaires de France, 2007.

[58] Ibid.