Agnès Teynié[1]
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Résumé : A travers son programme OPEN (DU bac+1), à destination d’étudiants « à l’arrêt » dans leur parcours, l’Iffeurope déploie une pédagogie de la vocation, fondée sur la foi chrétienne et ouverte à tous. Cet article s’appuie sur deux parcours d’étudiants pour expliciter les ressorts de la pédagogie mise en œuvre.
Mots clés : orientation, pédagogie de la vocation, éducation à l’intériorité, accompagnement.
« Peut-on parler d’une approche chrétienne de l’orientation ? » C’est la question de ce numéro de la revue Educatio. Si par certains côtés, cette question semble évoquer le fait de choisir une orientation en référence à une foi chrétienne, par d’autres, elle renvoie davantage à une conception théologique qui peut soutenir une pédagogie de l’orientation ouverte à tous. Cette deuxième acception correspond à la sensibilité de l’Iffeurope et irrigue ainsi la pratique professionnelle de son équipe pédagogique.
Selon les principes d’une pastorale d’engendrement, telle que conceptualisée par Philippe Bacq (s.j.) et Christoph Theobald (s.j.), la conviction fondamentale chrétienne est que les êtres humains travaillés par la question du sens sont travaillés par l’Esprit Saint que ce soit de façon explicite ou implicite[2]. Il n’est pas indispensable pour cela de se prononcer comme chrétien. Ainsi, chaque être humain pour lequel la question du sens se pose dispose de ressources existentielles pour développer son « pouvoir être le plus propre »[3] en faisant grandir ses capacités relationnelles et ses capacités à apporter quelque chose à la société.
L’Iffeurope[4], initiative du mouvement chrétien Fondacio[5], se veut depuis les origines une école d’émergence et d’affermissement des vocations. Nous entendons vocation au sens développé par Christoph Theobald, celui de la vocation humaine. Tout être humain se trouve mystérieusement « appelé » à déployer son « pouvoir être le plus propre » dans un cheminement incessant où il s’agit de se situer au carrefour de ses potentialités et aspirations personnelles, de la rencontre avec des passeurs qui disent « tu peux », et d’une réalité du monde avec ses cris, ses appels, ses besoins à combler, qui font appel d’air dans cette envie d’être pour les autres[6]. Dans cette intelligence globale, la vocation explicitement chrétienne se trouve comprise à l’intérieur de cette vocation humaine, elle consiste en cette vocation humaine rapportée au Christ dont la présence et l’action personnalise ceux qui sont appelés par lui et envoyés au monde comme disciples.
Fort de cette conception, l’Iffeurope accueille des jeunes très largement, quelles que soient leurs options de sens, proposant des cursus universitaires divers[7] dans un objectif d’humanisation (personnelle, relationnelle et dans le sens d’une fécondité sociale). Etablissement d’enseignement supérieur et Centre Associé de l’Université Catholique de l’Ouest, l’Iffeurope propose depuis plus de trente-cinq ans des parcours de formation d’une année visant à accompagner chaque jeune dans l’émergence de sa vocation. L’un d’eux, le programme OPEN[8], acronyme signifiant « Orientation, Projet, Engagement », spécifiquement dédié à l’accompagnement à l’orientation, s’adresse à des jeunes post bac à l’arrêt dans leur projet d’études. L’année est validée par un diplôme d’université de niveau bac+1, délivré par l’UCO. Les étudiants, entre 18 et 25 ans, viennent d’obtenir leur baccalauréat, ou sont en cours de cursus supérieur (certains ont déjà validé un bac +3 ou +4). Ils ont en commun une difficulté à se projeter dans des études, par manque de sens ou par difficulté à choisir, ce qui peut être trivialement résumé par cette question : « et maintenant, je fais quoi ? ». Derrière cette question, en apparence banale, se nichent de nombreuses difficultés que nous retrouvons dans les lettres de motivation : « j’ai l’impression de ne pas savoir qui je suis », « je suis perdu dans ma vie, rien ne me plaît, je ne sais pas comment avancer », « j’ai plein d’idées, mais je ne sais pas comment choisir », « j’ai peur de me tromper, l’avenir me fait peur », « y’a-t-il vraiment une place pour moi dans ce monde ? », « je suis à l’arrêt, je ne sais plus quoi faire… », « je ne sais pas de quoi je suis capable », et peut être la plus fréquente : « j’ai besoin de prendre confiance en moi ».
Le programme OPEN a permis de développer à l’Iffeurope une réelle expertise de l’orientation. Le cursus est pensé comme une année de propédeutique alliant développement personnel, sciences humaines et sociales, méthodologie de projet et expériences de terrain. François Prouteau, qui fut directeur de cet établissement d’enseignement supérieur de 1989 à 2009, a mené pendant plus de 20 ans des travaux de recherche visant à expliciter l’anthropologie qui sous-tend le programme OPEN. Ce fut notamment l’objet de sa thèse sur l’anthropologie de la vocation[9], et de l’ouvrage qui en suivit : Former… oui, mais dans quel sens ?[10]. Nous renvoyons le lecteur qui souhaite approfondir les fondements de l’Iffeurope à ces divers écrits[11]. Le présent article se situe dans l’héritage des travaux de François Prouteau.
L’originalité du programme OPEN réside pour une part dans l’intégration et l’articulation de trois composantes de la pédagogie : une dimension intellectuelle, une dimension expérientielle, et une dimension existentielle[12]. La dimension intellectuelle se déploie avec l’acquisition de repères théoriques, d’outils conceptuels et de méthodes de travail académique. A travers des contenus de formation et des travaux universitaires, l’étudiant se trouve amené à développer sa capacité à penser, à argumenter, à structurer ses productions, à développer sa capacité critique. La dimension expérientielle comprend des mises en situation sur le terrain (par le biais de stages et de projets collectifs, mais aussi de sessions[13]), afin de se risquer et d’apprendre par l’action. Cette dimension mobilise le corps, permet par le mouvement et l’action de s’expérimenter à frais nouveau. La dimension existentielle permet de prendre en compte les questions fondamentales des étudiants (par exemple : qui suis-je ? comment gagner en confiance en moi, en l’autre ? un avenir est-il possible ? de quoi suis-je capable ? …). Nous pourrions dire autrement que la pédagogie du programme OPEN articule les dimensions « tête-corps-cœur » pour citer la catégorisation reprise par le Campus de la transition[14].
Dans cette contribution, nous nous intéresserons en particulier au programme OPEN. Nous nous appuierons pour ce faire sur deux vignettes de situations d’étudiants, que nous nous proposons d’expliciter.
Baptiste : des difficultés scolaires à un projet chargé de sens
Récit de la situation
La présentation de la situation de Baptiste s’appuie sur la relecture qu’il effectue à l’occasion d’un dossier et d’une soutenance sur ses avancées d’orientation. Toutes les phrases en italique sont issues de son écrit. Il explique : « En entrant dans cette école, je ne savais absolument pas vers quel domaine d’études ou de métier me diriger. C’est la première fois que j’ai dû réfléchir à ce qui me plairait (…). Envisager des études me paraissait fortement difficile de par mon faible niveau scolaire et mes échecs dans un cursus normal ».
Un premier atelier d’orientation visant à connecter l’étudiant à ses élans spontanés lui permet de « prendre un peu plus en considération [son] attrait pour la différence culturelle et religieuse ». Il choisit alors de faire de ce sujet un axe de travail dans le cadre de son Plan de Formation, notamment par la lecture d’un ouvrage sur ce thème par mois. Les bilans de semaines et accompagnements réguliers offrent à ce jeune « l’opportunité de faire le point sur [ses] avancées, puis de les confronter. » Il précise : « J’ai ainsi l’assurance que le fonctionnement du monde m’intéresse avec ses enjeux de tout ordre ». La préparation de son autobiographie raisonnée[15] lui permet, dit-il, de « prendre conscience que je pouvais lier ma grande curiosité d’en apprendre sur les grandes religions à mon orientation. C’est étonnant, mais je n’avais pas fait de rapprochement jusque-là. Mais ce n’était qu’une idée vague que j’ai gardée tranquillement dans mon esprit. »
La rencontre d’une formatrice stagiaire se révèle capitale : « Elle m’a partagé son expérience personnelle. Son parcours chaotique jusqu’au bac. Puis elle s’est lancée dans des études de psychologie, une science qui la passionnait. Et aujourd’hui elle est en master. Si je suis passionné par mes études, j’irai jusqu’au bout. Je peux oser viser haut et loin ». Baptiste relate également un échange marquant avec une étudiante de sa promotion : « J’ai eu la chance d’avoir une discussion extraordinaire avec une camarade d’open. Elle m’a partagé sa spiritualité très différente de la mienne et j’ai vécu un réel dialogue dans l’écoute et le partage pur. Ce dialogue est un exemple parmi d’autres de mon intérêt pour les religions et spiritualités, avec une dimension humaine importante. J’affectionne énormément discuter avec d’autres sur leur croyance, leur vision de la vie etc.… ». Il évoque encore un autre rendez-vous : « J’ai découvert en feuilletant le descriptif du diplôme OPEN qu’un formateur était “spécialiste du dialogue interreligieux“. J’ai alors pris contact avec lui pour lui poser une foule de questions sur son parcours. »
Baptiste termine son dossier en expliquant : « J’ai beaucoup d’intérêt pour tous les enjeux et problèmes qui touchent de près ou de loin la société. J’ai choisi parmi ces enjeux, les religions qui impactent la politique, l’économie, l’éthique, la culture et qui guident les individus et les sociétés humaines en leur donnant des valeurs, du sens à leur existence et une identité. C’est pour cela que la société a un grand besoin de spécialistes, de “ traducteurs“ interculturels et interreligieux. Ce besoin est dû à la constante présence de la question de la religion dans la politique, les médias, la publicité et tout ce qui influence l’opinion publique. J’en déduit (sic) en prenant en compte la situation mondiale actuelle, que de nombreux métiers vont naître en ce sens, dans de multiples domaines d’activités différentes : les médias, conseiller les élus pour l’intégration au niveau local et national, la diplomatie, les ONG, l’enseignement… »
Ayant identifié que se spécialiser dans le domaine « Sciences des religions et société » ne devient possible qu’en Master, Baptiste décide d’engager une licence de Sciences Politiques, dans laquelle il sera pris et qu’il réussira avec un bon niveau.
De l’enjeu de se connecter à son propre désir
Le parcours de Baptiste s’avère riche en enseignements, mettant en évidence plusieurs éléments de la pédagogie qui lui ont permis de passer d’un échec de ses études antérieures à un projet porteur de sens et mobilisateur de ses énergies. Par échec, nous entendons la non réussite, l’insuccès dans l’entreprise engagée (ici les études antérieures), le revers momentané vécu. Baptiste arrive à OPEN avec une vision dégradée de ses capacités d’études (lui-même se précise avoir un faible niveau scolaire), vision confortée par son expérience d’études non menées à leur terme (qu’il qualifie d’échec). Il arrive sans aucune idée pour la suite de son parcours. Dans notre modèle éducatif français, le bulletin de notes joue un rôle prépondérant dans l’enseignement secondaire. Le philosophe Francis Marfoglia dénonce la tendance trop fréquente à penser l’orientation à partir du bulletin de notes[16] comme si celui-ci détenait la vérité sur les capacités du jeune. Or qui il est, et qui il peut être, excède immensément le cadre scolaire. Les professeurs censés accompagner les choix d’orientation n’ont accès qu’à une infime partie de la vie du jeune : sa facette élève, celle qui se résume à la façon d’être en classe et à une évaluation chiffrée de ses aptitudes dans les matières au programme. Un faible niveau scolaire condamne souvent à se penser de façon limitée. Ainsi Baptiste apparait comme un cas typique de cette difficulté : bien qu’ayant déjà choisi un cursus d’études qu’il n’a pas mené à son terme, il précise en arrivant à OPEN : « C’est la première fois que j’ai dû réfléchir à ce qui me plairait ». Cette phrase révélatrice montre le changement de paradigme entre choisir des études possibles, et prendre en compte ses motivations propres. Et celles-ci échappent souvent au carcan limité de l’approche par le biais des matières scolaires. Baptiste va ainsi découvrir qu’il peut prendre de la hauteur de vue, considérer ce qui l’intéresse, lui plait.
Pour aider au changement de point de vue, l’atelier « Les Ailes du Désir », qui arrive très tôt dans le parcours, permet aux étudiants de se connecter à leurs envies et leurs rêves. Après avoir identifié dix rêves (peu importe qu’ils soient réalistes ou non), il s’agit de les classer par ordre de priorité d’envie d’une part et par ordre de réalisme d’autre part. Ce travail permet à Baptiste de nommer pour la première fois son attirance pour la différence culturelle et religieuse. Celle-ci se trouve confirmée par des échanges qu’il vit avec certains camarades de promotion. Fort de cette prise de conscience, il intègre cette nouvelle donnée dans son Plan de Formation. Cet outil, réalisé par tous les étudiants pendant le premier mois de formation, permet à chacun d’identifier ses priorités d’année, ses objectifs propres, et de les décliner en moyens concrets permettant de passer à l’action. L’objectif est clair : permettre à chacun de s’approprier sa propre dynamique de formation, de prendre en compte ses enjeux personnels au cœur d’un dispositif collectif. Pour Baptiste, cela s’incarne dans la décision de lire chaque mois un ouvrage sur son thème de prédilection. Cette décision lui permet de « donner de la densité » à sa prise de conscience initiale, de nourrir ce qui l’intéresse.
L’accompagnement comme espace d’émergence d’un récit personnel
Les accompagnements mensuels avec un formateur référent lui offrent l’espace pour mettre en mots ses découvertes, ses avancées, ses questionnements[17]. Il peut ainsi acquérir « l’assurance que le fonctionnement du monde l’intéresse avec ses enjeux de tout ordre ». Cette proposition d’accompagnement régulier permettant à l’étudiant d’oser sa propre parole, de nommer ses recherches, de relire son expérience, s’appuie sur l’anthropologie développée par Paul Ricœur[18]. Pour le philosophe l’identité est narrative, configurée par le récit, qui permet à son auteur de ressaisir son histoire et lui donner sens. Le sens découle de la mise en récit, articulant sa propre histoire avec le temps du monde[19]. Il s’agit bien de permettre que l’identité de l’étudiant se déploie à travers le JE qui est appelé à s’exprimer. Par la mise en récit, l’étudiant travaille à donner du sens à ses expériences diverses. En les confrontant à d’autres points de vue (ceux de ses pairs, lors d’échanges en binôme, en petit groupe ou en promotion, ou ceux des intervenants et formateurs), il enrichit sa perception. Cette pratique régulière lui permet de dégager progressivement une meilleure conscience de qui il est, de ce qu’il peut faire, de ce qui mobilise ses énergies. Ce travail en altérité lui permet peu à peu de soutenir le déploiement de projets sensés pour lui. Baptiste se saisit réellement de l’espace proposé.
Soutenir la capacité du sujet à mettre en récit – en intrigue selon Ricœur – son expérience se joue pour une part dans la capacité du formateur à choisir à son endroit une posture d’accompagnement. Cette posture comprend trois types d’actions : 1) accueillir avec bienveillance et disponibilité la personne, 2) aider à la clarification, et 3) cheminer aux côtés de la personne, dans son travail intérieur de découverte, d’approfondissement et de restructuration, ce qui confronte l’accompagnateur à une forme de démaîtrise[20]. Cette posture, notamment dans sa troisième dimension, s’avère fondamentalement spirituelle. En effet, « l’accompagnement s’enracine (…) dans une foi en l’homme (…) ; elle repose sur une confiance (même racine que foi) dans les possibilités de progrès de la conscience, dans ses capacités d’ouverture, d’accueil et d’universalisation et, de la sorte, sur une vision de la destinée individuelle. »[21]
La dynamique d’accompagnement permet une mise au travail du soi par le biais d’une posture relationnelle. La dimension dialogique s’y trouve constitutive : cette mise en scène relationnelle ouvre un espace possible de délibération vécue. Cela se joue au travers d’échanges, de réciprocité, permettant la production « d’une parole réflexive, référée et impliquante sur l’expérience vécue ».[22]
Dans la même veine, à travers l’expérience de l’autobiographie raisonnée[23], Baptiste continue le travail de récit de ses acquis expérientiels. Le point crucial pour lui, lors de la réalisation de cet exercice, consiste en la prise de conscience que ses centres d’intérêts de plus en plus identifiés peuvent être liés à son orientation. La jonction s’opère en lui, tout en restant encore « une idée vague ». Il a fallu quelques semaines pour que cette idée émerge, et il nécessitera encore du temps pour qu’elle se renforce et prenne consistance. Dans le champ éducatif, le temps de la maturation se heurte régulièrement aux échéances imposées (par exemple face au mastodonte « Parcoursup » qui oblige chacun à entrer dans le même timing, ou encore simplement celles imposées par le D.U. OPEN).
Se défaire des pensées limitantes : faire résonner un « tu peux »
Parmi les freins de Baptiste pour pouvoir se projeter, l’image de l’élève avec des difficultés lui colle à la peau : « Envisager des études me paraissait fortement difficile de par mon faible niveau scolaire et mes échecs dans un cursus normal ». Un échange avec une stagiaire formatrice s’avère libérateur : elle lui partage son parcours, chaotique jusqu’au bac, et la passion pour ses études actuelles de psychologie (Master 2). Elle a déjoué les pronostics sur elle. Baptiste réalise tout à coup qu’il ne se trouve pas condamné par son passé difficile avec l’école, et qu’une passion peut mobiliser ses énergies pour apprendre et réussir : « Si je suis passionné par mes études, j’irai jusqu’au bout. Je peux oser viser haut et loin ». Cette étape se révèle essentielle dans son année. La formatrice-stagiaire joue pour Baptiste le rôle du passeur, celle qui l’aide à « passer de l’autre côté ». Nous percevons ici la force du témoignage, du partage de vie authentique : rencontrer des aînés qui ont été confrontés à des difficultés similaires et qui ont réussi à tracer leur chemin s’avère source d’espérance. En effet, cette identification offre à Baptiste un imaginaire d’avenir vraisemblable. A travers cette formatrice, Baptiste entend résonner pour lui un « tu peux », si cher à Theobald[24]. L’horizon s’ouvre pour lui. Cet échange lui permet d’y croire, et de renouer avec son pouvoir d’agir[25]. Ce récit illustre l’importance du témoignage de parcours de vie au cœur du dispositif de formation. Ceci éclaire la raison d’être d’une journée de rencontre de professionnels divers sur la thématique « Vous avez dit vocations ? » : il ne s’agit pas tant d’entendre parler de métier que de découvrir comment le lent travail de maturation vocationnelle se joue tout au long d’une vie à travers des parcours différents.
Baptiste se saisit de ce qui passe à sa portée et lui permet de confronter ses idées naissantes : échanges avec des camarades de formation, prise de rendez-vous avec un formateur spécialiste des questions de dialogue interreligieux, recherche de formations alliant Science des Religions et Société … A partir du moment où l’idée a initié son chemin en lui, il devient proactif dans ses recherches, et donc acteur de son parcours. Plus encore, il dégage progressivement une vision et une conviction : « la société a un grand besoin de spécialistes, de ‘‘traducteurs’’ interculturels et interreligieux. Ce besoin est dû à la constante présence de la question de la religion dans la politique, les médias, la publicité et tout ce qui influence l’opinion publique. ». Son projet se précise : il souhaite devenir l’un de ces traducteurs.
Etre soi, être avec, être pour, le triptyque au cœur de la démarche vocationnelle
Le cheminement de Baptiste met en évidence l’articulation des trois dimensions qui sont au cœur de l’ADN de Fondacio, d’où l’Iffeurope est issu : être soi, être avec, être pour[26]. Etre soi : Baptiste apprend à se connecter à ses désirs, à identifier ce qui l’intéresse, à exprimer sa recherche, à se libérer de ses pensées limitantes. Etre avec : ses collègues de formation lui permettent de vivre des échanges en grande authenticité. Etre pour : il choisit d’ordonner sa vie à une contribution à la société, au bien-commun. Nous retrouvons ici les notions d’identité, d’altérité, et d’engagement.
Ainsi, concernant Baptiste, nous sommes exactement au cœur de la conception de Theobald de la vocation : le voilà « appelé » à déployer son « pouvoir être le plus propre » dans un cheminement au carrefour de ses potentialités et aspirations personnelles, de la rencontre avec des passeurs qui disent « tu peux », et d’une réalité du monde avec ses appels, ses besoins à combler[27].
Jeanne, le terrain comme moteur d’apprentissage
Récit de la situation
Cette vignette s’appuie sur un entretien que nous avons réalisé avec Jeanne une dizaine d’années après son passage dans la formation. Il s’agit donc d’un récit « à distance », contrairement à celui de Baptiste encore immergé dans la formation.
Jeanne s’est inscrite à OPEN après avoir validé un BTS en économie sociale et familiale (ESF). Elle précise « j’ai choisi cette formation, car ma prof de français m’avait dit : tu n’es pas scolaire, fais des études concrètes pour vite travailler »[28]. Sa motivation pour le cursus ESF se résumait ainsi « je voulais être proche des gens, de ce qu’ils vivent ». Elle vit très mal ses stages : elle souffre du manque d’accompagnement du public accueilli dans le premier, et de l’obligation qui lui est faite d’évaluer les pertes d’autonomies des personnes âgées dans le second.
Elle découvre OPEN par une amie, et à l’issue de son entretien de candidature, c’est une évidence pour elle : « c’est là qu’il faut que je sois si je veux faire quelque chose de ma vie ».
Lorsqu’elle relit son année, Jeanne met le focus sur plusieurs moments clés de la formation à ses yeux. La session au bord de la mer pour partager ses objectifs de formation s’avère très révélatrice : après avoir expliqué aux autres étudiants son plan de formation, entendre leurs réactions et encouragements lui est insupportable ; elle choisit de sortir. Jeanne précise « donner, c’était facile, mais j’étais incapable de recevoir. Mon accompagnatrice a été importante, elle m’a aidée à rester dans des lieux où je peux recevoir ce que d’autres ont à me donner, entendre la façon dont ils me perçoivent ». C’est pour Jeanne un apprentissage tout au long de la formation.
Parmi les outils d’orientation, Jeanne se trouve marquée par le FARC (Faits, actions, résultats, compétences), outil dédié à l’identification des compétences mises en œuvre dans des situations concrètes, formelles ou informelles : « ça dépassait largement mon domaine de formation initiale : j’ai découvert que mes compétences ne tenaient pas juste à des expériences de stage. C’est toute ma vie relue qui me permet de dire qui je suis, pas seulement mes stages. ».
Dans le cadre de la formation, les étudiants gèrent une association de solidarité internationale, et montent des projets chaque année au mois de juin. Jeanne se retrouve responsable du mécénat. Elle se révèle dans ce poste : « J’étais attendue, cet énorme défi, ça a réveillé en moi l’envie d’ambition. Avant j’avais une vision négative de l’ambition. J’y ai bien répondu. J’ai compris plein de choses dans cette responsabilité : j’aime associer d’autres à un défi, j’ai aimé témoigner de notre aventure collective largement. J’ai mobilisé mon père pour m’aider et m’ouvrir son réseau. J’ai réussi à trouver 15 000 euros. J’étais fière. »
Pour son stage solidaire, Jeanne se trouve dans une structure toute récente proposant du soutien scolaire, de la présence, et des activités éducatives au cœur d’une cité à Marseille. Lorsqu’elle demande ce qu’elle doit préparer pour ce stage, son responsable lui répond : « surtout ne prépare rien, viens comme tu es ». Ce stage résonne comme une révélation. Elle explique : « j’ai appris à ne pas être dans le faire, mais dans une logique d’être avec. Ça contrebalançait mes deux stages de BTS. J’ai découvert que la solidarité ça peut être autre chose que mes expériences antérieures. J’ai renoué avec mon image de terminale de la solidarité au cœur de l’action sociale. ». Ce stage ouvre pour Jeanne la question de l’éducation. Elle précise « j’ai aimé dans ce stage être une figure périphérique qui apporte autre chose aux enfants ». Si elle pense métier, cela signifie plus CPE que prof, plus dans un rôle éducatif que dans la transmission de savoirs.
Son stage professionnel d’un mois la confronte à nouveau à cette posture qu’elle appelle « périphérique ». Elle enchaine quinze jours comme surveillante dans un collège et quinze jours comme accompagnatrice dans un pèlerinage à Lourdes. Elle déclare : « dans ces deux stages, je me suis retrouvée au cœur de systèmes éducatifs, sans être dans une posture d’autorité. J’ai aimé travailler au cœur du lien, là où la relation prime sur le lien institutionnel ».
Ces différentes expériences l’amènent à choisir d’engager une Licence 3 de Sciences de l’éducation, qu’elle complète d’un service civique dans un service de volontariat international du fait de son peu d’heures de cours. A l’issue de cette année, Jeanne poursuit avec un master d’Action Educative Internationale en alternance.
L’élan intérieur comme moteur pour choisir
Jeanne se révèle représentative de ces nombreux jeunes qui ne se retrouvent pas dans le système scolaire classique. La voix de sa professeure de français apparaît prépondérante dans son choix d’orientation : puisque Jeanne n’est pas scolaire, il lui faut des études courtes et concrètes. Jeanne sait cependant une chose, elle veut « être proche des gens et de ce qu’ils vivent ». Cette appétence couplée à la parole de son enseignante la mène vers des études en Economie Sociale et Familiale. Nous entendons chez Jeanne une première étoile, un moteur. Cependant, ce moteur se grippe du fait de ses expériences de stage dans son BTS, elle se trouve heurtée dans ses valeurs, dans les missions qui lui sont confiées. C’est ce qui l’amène à OPEN.
Lors de son entretien de candidature, un nouveau moteur s’allume en Jeanne. Cette phrase qu’elle se dit à elle-même : « C’est là que je dois être si je veux faire quelque chose de ma vie » révèle l’intuition d’une promesse. Un avenir s’ouvre, plus large, plus vaste que son quotidien. Quelque chose l’appelle. Elle ne sait pas précisément quoi, mais l’évidence se trouve là : suivre cette intuition, c’est prendre sa vie au sérieux. Jeanne rend compte de sa capacité à une écoute intérieure. L’intériorité, nous dit David Le Breton, est le lieu des questions ontologiques : Qui suis-je ? Quel est le sens de ma présence au monde ? Que puis-je espérer ?[29]. Pour Philippe Breton, l’apparition de l’intériorité se révèle liée à celle de l’émergence d’une parole individuelle. Cette vie intérieure ouvre la possibilité de choisir sa vie, de déployer un destin singulier, une mobilité dans la société[30]. Emergence du sujet et émergence de la parole propre vont de concert. Choisir, s’engager, décider, se positionner … sont autant de manières de mobiliser une conscience de soi dans un être-au-monde. L’intériorité apparait alors comme une condition nécessaire à sa propre mise au monde. Concernant Jeanne, cette évidence intérieure rejoint la question de l’espérance qu’elle peut investir, et elle l’amène à poser la décision personnelle de rejoindre le cursus OPEN. Nous disons souvent que la formation commence avec la décision d’entrée en formation, car à partir de ce moment, plus ou moins consciemment, le travail se met en route pour la personne concernée. Jeanne apparait comme un exemple typique.
Christoph Theobald, quant à lui, parle de l’expérience de la foi élémentaire, pour décrire le mouvement de celui qui choisit d’engager sa confiance. Chaque être humain mobilise dans son existence cette foi élémentaire à certains moments. Jeanne vit cela lorsqu’elle apporte du crédit à sa conviction intérieure : je fais confiance qu’ici, il y a un chemin pour moi.
Des étapes initiatiques au cœur de la formation.
Premier moment clé relevé par Jeanne : la session au bord de la mer. Pendant 3 jours, l’ensemble de la promotion se retrouve pour un séminaire qui permet à chaque étudiant de présenter ses objectifs d’année, rassemblés dans son Plan de formation, et formuler son engagement dans sa formation devant le groupe. Il s’agit d’un moment symbolique fort, que nous pourrions qualifier d’initiatique. Dans une société en perte d’étapes initiatiques, le cursus OPEN se pense comme une succession de moments clés par lesquels passe l’étudiant. Chacun d’eux l’amène à s’exposer, à sortir de sa zone de confort, dans un cadre suffisamment sécurisé. Ainsi, plusieurs moments peuvent jouer ce rôle d’étape initiatique. Prenons quelques exemples. 1) Le jour de la rentrée, les étudiants sont amenés à se présenter de façon personnelle à partir de l’outil du blason[31]. Pour nombre d’entre eux, c’est l’occasion d’une parole en authenticité dès le démarrage, et qui amène vite une qualité relationnelle dans le groupe. 2) La rencontre de personnes porteuses de handicap à travers un séjour de 4 jours au sein d’un foyer de l’Arche, offre aux étudiants d’être accueillis sans aucun jugement, et ramenés à des fondamentaux de la vie humaine. 3) A mi-parcours, un week-end est organisé avec les parents. Les étudiants, à tour de rôle, prennent la parole pour partager devant le groupe de parents les raisons de leur choix de la formation, leurs avancées depuis le début de l’année et les perspectives qui émergent pour eux. Ce moment marque profondément la relation parents-enfants. 4) Au printemps, un stage de solidarité en France ou à l’étranger permet aux étudiants une expérience immersive au sein d’une association et au service d’une population vulnérable.
Ces exemples ne sont pas exhaustifs, nous pourrions nommer plusieurs autres éléments du dispositif de formation. Quoi qu’il en soit, ces moments sont souvent cités dans les bilans d’année comme des étapes importantes, qui ont permis des prises de conscience et évolutions personnelles fortes.
La relation au cœur de la dynamique de formation
La dynamique relationnelle au cœur de nos propositions formatives prend plusieurs formes, l’objectif étant de favoriser des expériences de dialogue et d’attention à l’autre. Cette visée nécessite d’apporter du soin aux groupes en formation, pour « apprendre à ‘‘résonner ensemble’’ (être en relation sur fond d’écoute et de réponse) »[32]. Il s’agit de permettre des dynamiques relationnelles favorisant l’expérience de la confiance, afin que chacun puisse exister avec sa singularité et faire place à l’autre tel qu’il est. Deux apprentissages symétriques apparaissent nécessaires pour cela : apprendre à parler à la première personne, à dire Je, et apprendre à développer sa capacité à écouter l’autre, pour lui-même. Ces dynamiques de groupe permettent d’éprouver la relation comme une richesse, et de découvrir que l’expérience et la parole de l’autre peuvent aider chacun dans son propre chemin. Dans de tels groupes, il devient possible d’exister avec authenticité, en déposant ses masques autant que faire se peut.
Nous comprenons ainsi la raison d’être de la session au bord de la mer, communément appelée « session d’engagement ». Celle-ci permet à chaque étudiant de poser une parole personnelle, face au groupe, chacun étant tour à tour accueilli, écouté, et considéré pour lui-même. Pour de nombreux étudiants, rendre compte de ses enjeux de formation passe par le fait de partager des éléments de son parcours qui les contextualisent. Pour permettre cette prise de parole, un soin tout particulier est apporté au cadre, repositionné en début de session. En particulier, les notions d’écoute, de suspension de jugement, d’accueil de la parole de l’autre, de confidentialité, de bienveillance, de droit au stop sont redéfinies. Chaque étudiant doit pouvoir être libre de sa parole. Les formateurs jouent le rôle de garants de ce cadre. Une fois les règles de fonctionnement définies, chacun à tour de rôle se place debout, face au groupe en cercle, et partage ce qu’il souhaite de ses objectifs de formation. Un dialogue se met en place entre lui et les écoutants (formateurs et étudiants), par le biais de questions pour l’inviter à préciser, ou de retours sur ce qui a été perçu par d’autres. Cet exercice peut se révéler difficile, car il invite chacun à une parole en authenticité. Il comporte le double danger constant de verser dans la confirmation complaisante ou dans la critique facile, ce qui rend la présence active des formateurs indispensable. Mais, année après année, nous constatons qu’il vaut la peine d’affronter ce risque avec le groupe, car ce partage de paroles joue un rôle décisif dans la constitution du groupe et dans la qualité des liens qui peuvent se tisser entre les étudiants. Ils deviennent co-responsables les uns les autres de la réussite des enjeux de chacun. Ils expérimentent l’écoute attentive de l’autre, et sont conviés à une parole qui se veut soutenante et constructive.
Jeanne relève ce moment de l’année comme particulièrement difficile, pas tant dans sa prise de parole que dans son incapacité à recevoir la parole des autres en retour sur son début de formation : ce qu’ils perçoivent, ce qu’ils confirment, ce qu’ils encouragent. Elle qui désire être proche des gens et de ce qu’ils vivent se découvre en difficulté pour recevoir. Apprendre à vivre des relations de réciprocité apparait pour elle comme un des enjeux majeurs de la formation, car devenir un acteur positif du lien social suppose de pouvoir tour à tour donner et recevoir. Certaines évolutions demandent du temps, et dans le cursus OPEN, celui-ci se révèle un allié. Des changements en profondeur ne deviennent possibles que parce que la dynamique relationnelle, le contenu de formation, la relecture, permettent une lente maturation. Jeanne nous précise que cet enjeu a été mis au travail tout au long de l’année et que son accompagnatrice l’a aidée à tenir dans la relation en apprenant à recevoir ce que l’autre peut avoir à lui donner. Pour autant, Jeanne nous confie lors de l’entretien combien ce fut un combat, et que celui-ci demeure d’actualité encore aujourd’hui dans sa vie.
La fierté de se découvrir capable de grandes choses
Parmi les propositions au cœur du dispositif OPEN, les étudiants mènent tout au long de l’année l’élaboration d’un projet de solidarité internationale qui voit sa réalisation concrète au mois de juin pendant trois semaines. Les objectifs sont multiples : apprendre à mener des projets, prendre place dans un collectif au travail, assumer des responsabilités, découvrir des potentialités, se mettre au service d’une association engagée sur le terrain, vivre une expérience interculturelle qui permet de s’ouvrir au monde et à la pluralité…
Jeanne se présente pour être responsable de la collecte de mécénat pendant l’année. Cela fait évènement pour elle à plusieurs niveaux : le challenge la stimule, réveille de l’ambition (terme qu’elle interprétait jusque-là négativement). Elle expérimente son talent à associer d’autres personnes au sein d’une aventure collective. A travers cette responsabilité, Jeanne se découvre une énorme capacité de mobilisation, s’appuyant sur des ressources personnelles et relationnelles. La mise en réussite la rend extrêmement fière d’elle, elle s’éprouve capable et compétente. Pour Jeanne, le « tu peux… » a résonné très fortement.
Renouer avec son éthique fondamentale, discerner la posture qui lui convient
Chaque étudiant inscrit dans le programme OPEN réalise un stage d’un mois de mise au service d’une association en France ou à l’étranger. Les sessions de formation humaine et le travail de l’orientation favorisent une centration sur soi qu’il convient d’équilibrer. Ce stage prend place après quatre mois de formation sur site, afin de permettre un décentrement tant de ses questions personnelles que de son monde connu. Là encore, il s’agit d’aller vers l’inconnu, à la rencontre de réalités de vie différentes, de sortir de son univers et de donner de soi. La deuxième partie d’année est conçue comme résolument ouverte sur le monde avec deux stages (professionnel et solidaire) et la réalisation du projet commun déjà évoqué. Le rythme de l’année se caractérise par un double mouvement : ouverture à soi et ouverture au monde. Si la première partie d’année sert davantage l’ouverture à soi, et la seconde l’ouverture au monde, les deux objectifs s’interpénètrent et se fécondent : l’ouverture à soi permet l’ouverture au monde et réciproquement. Dans un mouvement entre ces polarités, peu à peu, se dessine un chemin.
Concernant les stages, ce détour par l’autre se révèle souvent comme riche d’enseignement pour l’étudiant. Si l’univers connu s’avère sécurisant, sortir de celui-ci permet de se confronter à des situations vécues sous le signe de l’étonnement[33]. Sortir de sa zone de confort, aller à la rencontre de cultures autres que la sienne (que ce soit à l’étranger, ou au cœur de son pays), peuvent réveiller sa capacité d’attention. Barbot parle du temps de la découverte, comme « celui du plaisir de découvrir l’inconnu, d’avoir sans arrêt la curiosité à l’affût, d’être dans l’étonnement (au sens étymologique frappé par le tonnerre) »[34]. L’expérience interculturelle en extrayant le sujet de ses habitudes et de son monde de référence peut permettre une mise en ouverture, en éveil, qui – outre le fait de se sentir vivant – rend particulièrement réceptif à l’émergence de la nouveauté.
Jeanne, qui aime être active et conduire des projets, se trouve désarçonnée par son responsable de stage qui lui demande surtout de ne rien préparer en amont. Il lui propose une expérience d’immersion, de mise au service sur place, de découverte gratuite. Jeanne tire deux grands enseignements de ce stage : premièrement la solidarité au cœur de l’action sociale se trouve réellement possible, deuxièmement une posture éducative décalée lui correspond bien. Nous voyons tout l’intérêt d’une expérience de terrain, source d’enseignement si elle est relue, même si elle ne correspond pas de prime abord au projet d’orientation de l’étudiant. Le pas de côté imposé au cœur de la formation par le stage solidaire se révèle ainsi souvent provocateur de découvertes qui servent plus largement la vie de l’étudiant, et l’éclairent dans l’élaboration progressive de ce qui fait sens pour lui. On peut, dans ce sens, parler d’une « pro-vocation », d’expériences qui interpellent et mettent au travail le sujet, au service, justement, de l’émergence de sa vocation. Cette prise de conscience concernant la posture éducative « périphérique » se trouve confortée pour Jeanne dans son stage professionnel, dans lequel elle enchaine 15 jours dans un collège comme surveillante et 15 jours à encadrer un groupe de jeunes en pèlerinage. Se précise pour elle un goût certain pour le travail au cœur du lien, dans une modalité où la relation prime.
Comme relaté dans la vignette, Jeanne va finalement poursuivre avec une Licence 3 en Sciences de l’éducation, puis valider un master 2 en Action Educative Internationale, en alternance. Avec du recul, elle dit de sa professeure de français que celle-ci avait raison de l’encourager à des études concrètes et tort de lui dire qu’il lui fallait des études courtes. En effet, l’alternance offre aujourd’hui de nombreuses possibilités pour des études longues pour des jeunes qui n’ont pas un profil scolaire.
Ouverture
Cet article nous a permis, à travers les parcours de Baptiste et de Jeanne, d’expliciter quelques éléments de la pédagogie mise en œuvre au sein du D.U. OPEN. Comme nous l’avons précisé, notre acception de l’orientation se trouve profondément vocationnelle et, en ce sens, profondément chrétienne, nous semble-t-il, même si elle ne s’adresse pas qu’à des jeunes chrétiens. On peut dire de l’Iffeurope qu’il s’agit d’un institut qui met au service de tout jeune, quelles que soient ses convictions, une « praxis » de la vocation fondée sur une anthropologie chrétienne : une pédagogie relationnelle de la vocation.
La conception de Theobald de la vocation excède la notion d’orientation telle qu’elle s’avère souvent comprise : centrée sur la question des études et du métier. Nous percevons qu’il s’agit de bien plus que cela. La foi chrétienne qui irrigue le projet de l’Iffeurope nous amène, nous l’avons précisé, à prendre la question de chaque jeune à hauteur d’humanité : nous parlons ici d’orienter sa vie, dans une dynamique intégrant la mise en lumière de sa singularité, dans une perspective de contribution, en réponse à « ce qui appelle », et qui permet de mobiliser son pouvoir d’agir. Theobald récapitule la définition de la vocation humaine dans une phrase a priori simple : « Tu peux …être unique … et mettre en jeu ton unique existence pour autrui dans tous tes choix »[35]. Cet appel au pouvoir-être, le cœur de la vocation humaine, intègre trois facettes.
La première facette concerne ce que provoque en soi l’expérience de l’écoute d’une « voix », qui appelle à l’existence ce qui n’existe pas. Cette « voix » ne peut être entendue que dans des « situations d’ouverture », qui ouvrent quelqu’un à la totalité de son existence nous dit le théologien. Il précise « qu’il s’agit vraiment d’une expérience de ‘‘vocation’’ humaine quand le ‘‘tu peux …’’ est entendu sous forme de bienveillance radicale ».[36] Pour certains étudiants, il y a là la reconnaissance d’une voix divine qui appelle, mais pas pour tous. Si chaque année, des étudiants entrés « incroyants » sortent « croyants » de la formation, tel n’est évidemment pas le but de la formation OPEN, qui ne déploie aucune « stratégie d’évangélisation ». La gratuité et la bonté fondamentale du Père Créateur est ici relayée par les formateurs, qui s’obligent à une posture gratuite et, pour une grande part, faite d’accueil inconditionnel de ce qui est vécu et apporté par le jeune (moyennant, évidemment, son respect du cadre de la formation, qui est défini par un contrat de formation). Cette posture, très exigeante, suppose, on s’en doute, que les formateurs s’astreignent à une relecture régulière de leur pratique, dans le cadre de supervisions régulières.
La seconde facette se révèle comme l’accès simultané à l’unicité de son existence. Sur ce chemin du « on » vers le « soi », chacun est amené à se découvrir unique, absolument singulier. Enfin, troisième facette de la vocation humaine, de toute vocation humaine, la décision que celle-ci rend possible et implique. Theobald parle à ce propos de dé-cision, dans le sens de la coupure, que l’appel à exercer son « métier d’homme » provoque. Elle influe sur diverses dimensions de notre vie. L’auteur va plus loin, précisant que cette décision relève d’un autre ordre, elle implique le tout de notre existence. Nous pouvons alors mettre celle-ci en jeu pour autrui. Cette mise en jeu n’est pas acquise une fois pour toute, mais demande d’être ratifiée par nos choix concrets. C’est à ce niveau que se joue la vocation humaine[37]. Les parcours de Baptiste et de Jeanne se révèlent comme des illustrations de ce travail d’émergence progressive.
C’est bien ce qu’avait intuitivement perçu Aglaé, qui avait noté en conclusion de son dossier de bilan d’année : « j’ai compris que l’orientation, à OPEN, c’était un attrape-chenille, parce que justement, l’enjeu, c’est qu’on devienne papillon ».
Bibliographie
Bacq, Philippe, et Theobald, Christoph. 2004. Une nouvelle chance pour l’Évangile : vers une pastorale d’engendrement. Bruxelles Paris Montréal : Lumen vitae les Éd. de l’Atelier Novalis.
Barbot, Marie-José. 2006. « L’accompagnement de l’expérience interculturelle : construire la rencontre ! » P. 171‑87 in Penser la relation expérience-formation, Pédagogie / Formation. Lyon.
Breton, Philippe, et Le Breton, David. 2017. « 9 – L’intériorité ». P. 117‑32 in Le silence et la parole, Hypothèses. Toulouse : Érès.
Clénet, Catherine. 2006. « L’accompagnement de l’autoformation expérientielle ». P. 113‑27 in Penser la relation expérience-formation, Pédagogie / Formation. Lyon : Chronique sociale.
Delory-Momberger, Christine, et Niewiadomski, Christphe. 2013. La mise en récit de soi : place de la recherche biographique dans les sciences humaines et sociales. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
Heidegger, Martin. 1986. Etre et temps. Paris : Gallimard.
Le Bouëdec, Guy, Lavenier, Titoun et Pasquier, Luc. 2016. Les postures éducatives : de la relation interpersonnelle à la communauté apprenante. Paris : L’Harmattan.
Marfoglia, Francis. 2009. « L’orientation : de la sanction au rite d’initiation ».
Prouteau, François. 2004. « Anthropologie et pédagogie de la vocation : étude d’un projet de formation pour jeunes adultes : le CIRFA de 1991 à 1997 ». These de doctorat, Lyon 2.
Prouteau, François. 2006. Former– oui, mais dans quel sens ? récits et analyses du parcours d’anciens étudiants du CIRFA-OPEN. Paris : L’Harmattan.
Prouteau, François. 2019. « Vocation humaine et éducation pensées sur la trace de Paul Ricœur ». Educatio (9).
Prouteau, François. 2021. « Anthropology of education and vocational orientation for young adults ». La méthode et le chemin (2).
Renouard, Cécile, et de Bénazé, Xavier. 2021. L’expérience écologique et sociale du Campus de la transition : relecture spirituelle. Fidélité.
Ricœur, Paul. 1983. Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique. Paris : Seuil.
Ricœur, Paul. 1998. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.
Theobald, Christoph. 2010. Vous avez dit vocation ? Paris : Bayard.
Wallenhorst, Nathanaël. 2020. « Apprendre la résonance ? » P. 63‑83 in Résistance, résonance. Paris : Le Pommier.
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Pour citer cet article
Référence électronique : Agnès Teynié, « L’Iffeurope : une pédagogie de la vocation », Educatio [En ligne], 13| 2022. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
[1] Directrice de l’Iffeurope, doctorante en Education, Carriérologie et Éthique à l’UCO.
[2] Bacq, P., & Theobald, C., Une nouvelle chance pour l’Évangile : Vers une pastorale d’engendrement, Bruxelles, les Éditions de l’Atelier Novalis, 2004
[3] Heidegger, M., Etre et temps, Paris, Gallimard, 1986. Pour l’auteur d’Être et Temps, l’émergence du « Soi » est lié au cri d’appel de la conscience, et ce cri d’appel n’est rien d’autre qu’une convocation à son pouvoir-être le plus propre (§56). La conscience émerge, précise Theobald, lorsque le sujet quittant une opinion commune (« on pense ceci », « on fait cela ») commence à se forger son propre jugement, à agir personnellement, en cohérence avec ce qu’il pense et ce qu’il est (Theobald, C. Vous avez dit vocation ? Paris, Bayard, 2010, pp. 63-64).
[4] L’Iffeurope est un établissement d’enseignement supérieur, déclaré en 1990 au rectorat de Nice sous son ancien nom, le CIRFA, et centre associé de l’Université Catholique de l’Ouest.
[5] Fondacio est un mouvement chrétien international, né à Poitiers en 1974, dans la grâce de Vatican II et l’inspiration du Renouveau Charismatique. Sensibles aux enjeux du monde et désireux d’y porter l’Espérance, ses membres s’engagent principalement auprès des jeunes, des couples, des seniors, des responsables dans la société et des personnes en difficulté sociale. Ils contribuent à l’annonce de l’Évangile dans un langage contemporain et développent des projets répondant à des enjeux d’humanisation de la société. Fondacio est reconnu par l’Eglise catholique et est en lien avec les Eglises orthodoxes et protestantes, dans un esprit œcuménique.
[6] Theobald, C., Vous avez dit vocation ?, Paris, Bayard, 2010
[7] L’Iffeurope se veut une proposition originale dans le champ de l’enseignement supérieur, et offre actuellement quatre parcours de formation. Dans le champ de l’orientation / réorientation, et pour des étudiants de 18 à 25 ans en panne dans leur parcours d’études, le programme OPEN (validé par un DU bac+1) et le parcours Tremplin (6 mois) correspondent à une formation intégrale en vue de réenclencher une dynamique de réussite, dans un projet qui fasse sens. Dans le domaine de la solidarité, l’école propose un Bachelor (en trois ans) « Conduite de projets – mention développement et solidarité », et un DU (bac+3) « Conception et conduite de projet dans le champ de l’action interculturelle et humanitaire ». Tous les diplômes préparés à l’iffeurope sont délivrés par l’Université Catholique de l’Ouest.
[8] Nous parlerons de manière indifférenciée du D.U. OPEN, du programme OPEN, voire d’OPEN
[9] Prouteau, F., Anthropologie de la vocation. Etude d’un projet de formation pour jeunes adultes : le CIRFA de 1991 à 1997. Thèse de doctorat, 2004.
[10] Prouteau, F. Former … oui mais dans quel sens ? Paris, L’Harmattan, 2006
[11] En plus de ces deux ouvrages, nous renvoyons le lecteur à deux articles récents : Vocation humaine et éducation pensées sur la trace de Paul Ricoeur, Revue Educatio, n°9 (2019), consultable sur https://revue-educatio.eu/wp/2019/11/11/vocation-humaine-et-education-pensees-sur-la-trace-de-paul-ricoeur/#more-2224 ; Anthropology of education and vocational orientation for young adults, La Méthode et le Chemin, n°2 (2021), consultable sur https://doi.org/10.25539/bildungsforschun.v0i2.412.
[12] Prouteau, F., Anthropology of education and vocational orientation for young adults. La Méthode et le Chemin, 2. https://doi.org/10.25539/bildungsforschun.v0i2.412, 2021, p.4
[13] Nous appelons « sessions » des formations sur une ou plusieurs journées comme par exemple la session « mieux se connaître » sur quatre jours, la session « augmenter son impact à l’oral » sur une journée intégrant des exercices filmés et commentés, la session « à la découverte de la différence » de 4 jours d’immersion dans un foyer avec des personnes porteuses de handicap.
[15] Desroche H., Entreprendre d’apprendre: de l’autobiographie raisonnée aux projets d’une recherche-action, Paris, Editions Ouvrière, 1990.
[16] Marfoglia, F., L’orientation : De la sanction au rite d’initiation, http://autobiographe.fr/projet-orientation.php, 2009
[17] Chaque étudiant bénéficie d’un accompagnement mensuel de formation par un formateur référent qu’il rencontre une fois par mois, et ce quel que soit son programme de rattachement au sein de l’iffeurope.
[18] Ricœur, P., Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique. Paris, Seuil, 1983
[19] Prouteau, F., Anthropologie de l’éducation et de l’orientation professionnelle des jeunes adultes. La méthode et le chemin, 2. https://doi.org/10.25539/bildungsforschun.v0i2.412, 2021, p.2.
[20] Le Bouëdec, G., Lavenier, T., & Pasquier, L., Les postures éducatives : De la relation interpersonnelle à la communauté apprenante, Paris, L’Harmattan, 2016, pp. 94-95
[21] Ibid. p. 99
[22] Clénet, C., L’accompagnement de l’autoformation expérientielle, In H. Bézille & B. Courtois, Penser la relation expérience-formation (p. 113‑127), Chronique sociale, Lyon, 2006, p.118.
[23] Exercice inventé par Henri Desroche (1914-1994), un des pionniers de la formation pour adultes, et qui vise à permettre au sujet qui la vit d’identifier les axes moteurs de son engagement personnel et social. L’autobiographie articule une dimension d’écriture personnelle, et une dimension de narration dans un entretien.
[24] Theobald, C., Vous avez dit vocation ?, Paris, Bayard, 2010
[25] Delory-Momberger, C. & Niewiadomski, C., La mise en récit de soi: place de la recherche biographique dans les sciences humaines et sociales, Villeneuve d’Ascq, PUF, 2013, p.18
[26] Ce triptyque s’inscrit dans l’héritage des travaux de Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre (1990).
[27] Theobald, C., Vous avez dit vocation ?, Paris, Bayard, 2010
[28] Toutes les phrases dites par Jeanne, mises entre guillemets, sont issues d’un entretien réalisé avec elle en vue de cet article.
[29] Breton, P., & Le Breton, D., 9 – L’intériorité. In Le silence et la parole (p. 117‑132),Toulouse, Érès, 2017, pp. 117-118
[30] Ibid., p. 219
[31] Pour le lecteur qui souhaite s’informer plus sur la pratique du blason en formation, nous renvoyons aux travaux de Pascal Gavalni sur le sujet.
[32] Wallenhorst, N., Apprendre la résonance ? In Résistance, résonance (p. 63‑83), Paris, Le Pommier, 2020, p.70
[33] Barbot, M.-J., L’accompagnement de l’expérience interculturelle : Construire la rencontre ! In H. Bézille & B. Courtois, Penser la relation expérience-formation p. 171‑187, Paris, Chronique Sociale, 2006, p. 171
[34] Ibid, p. 175
[35] Theobald, C., Vous avez dit vocation ? Paris, Bayard, 2010, p. 72
[36] Ibid. p. 69
[37] Ibid, pp. 69-71