Pour une visée unifiée de l’acte éducatif

Quatre nœuds existentiels au service de la visée intégrale de l’éducation catholique contemporaine

Sylvain Cariou-Charton[1]

Télécharger le fichier en version.pdf

Résumé : Le propos de cet article est de situer l’acte éducatif dans la visée intégrale de la construction d’un jeune. En prenant pour point de départ le topos social largement partagé de l’orientation, il s’agit de décliner la manière dont s’éclairent et se conduisent les choix principaux sur lesquels se fonde une existence dans notre contexte contemporain.

L’analyse se concentre ici sur le choix de la vie professionnelle, qui se décline dans l’enseignement secondaire et supérieur au travers des enjeux bien connus et fortement surinvestis de l’orientation. Ces choix sont actuellement vécus par les jeunes comme étant à la fois enthousiasmants et anxiogènes.

Tout éducateur est donc invité à être bien conscient de ces tensions pour développer une approche unifiée de la croissance du jeune qu’il accompagne. L’auteur invite donc tout accompagnateur ou éducateur de jeunes à bien repérer quatre nœuds existentiels pour organiser un dispositif éducatif pensé. Autour du nœud de l’identité personnelle, une éducation à l’intériorité. Autour du nœud des finalités une éducation à l’espérance. Autour du nœud de l’altérité, une éducation au dialogue et au discernement. Enfin autour du nœud de la réconciliation, une éducation au pardon.

En définitive, cette proposition empirique d’articulation des enjeux de l’orientation professionnelle en lien avec la construction humaine et un dispositif éducatif adapté, cherche à déployer une approche contemporaine de l’éducation intégrale qui demeure l’horizon de sens de sa dimension catholique.

Mots clés : éducation ; catholique ; orientation ; choix ; identité personnelle ; intériorité ; réconciliation

La problématique de l’orientation occupe actuellement une place déterminante dans les préoccupations éducatives contemporaines en France et plus largement. Nous le voyons dans les réformes successives de notre système scolaire qui concernent à la fois l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. De plus en plus, il s’agit de prendre en compte le continuum des études -3 / +3, c’est-à-dire depuis la Seconde jusqu’à la fin de la Licence au minimum. Le Baccalauréat ne constitue plus qu’une césure symbolique compte tenu des niveaux élevés d’obtention qui sont maintenant atteints[2]. Parallèlement à cette évolution, la question pastorale de l’accompagnement de la jeunesse ne cesse de marquer la réflexion de l’Eglise à son plus haut niveau. Le Synode du mois d’octobre 2018 sur « Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel » fut un moment important de réflexion qui a été préparé durant deux années en particulier par la rédaction d’un excellent document préparatoire. L’ensemble de cette démarche a été conclue par la publication de l’Exhortation apostolique « Christus vivit »[3] du Pape François. L’Eglise en France, et en particulier le Service National des Jeunes et pour les Vocations (SNJEV), a été très active pour participer à cette réflexion qui était très attendue du fait des enjeux massifs de transmission de la foi que connaît notre ère culturelle européenne.

Pour présenter la visée intégrale actualisée de l’acte éducatif que l’on pourrait attendre auprès des jeunes de 15 à 25 ans, il est intéressant de prendre pour point de départ ce topos social de l’orientation qui est largement partagé. Il est clair que le milieu familial et le milieu social exercent conjointement sur nos jeunes des conditions de « température et de pression » qui génèrent des conséquences importantes sur les jeunes d’abord et sur les institutions éducatives ensuite. Mais ces enjeux peuvent se réduire à deux choix fondamentaux qu’un jeune doit faire entre 15 et 30 ans et qui vont déterminer, pour une très grande part, l’avenir de son existence future d’adulte. Le premier choix porte sur l’orientation professionnelle et donc sur le projet de formation qu’il va devoir construire. Le second choix porte sur le genre de vie que va adopter le jeune au plan personnel, matrimonial, et relationnel.

Partons de ces deux évidences empiriques et existentielles – … car c’est évident, une fois énoncé – pour tirer le maximum d’enseignements sur les conséquences que cela produit chez les jeunes à la fin de l’adolescence et au début de l’âge adulte, ainsi que ce que l’on pourrait attendre des adultes référents d’une part et des institutions éducatives d’autre part dans leur mission d’accompagnement.

Le propos de cet article se concentre sur la problématique de l’orientation professionnelle et des choix qu’elle suppose. Mais il s’avère, en pratique, qu’il existe une interaction étroite entre orientation professionnelle et genre de vie par le fait même qu’avant de se demander ce qu’un sujet doit faire, il est souhaitable que le sujet lui-même ait une connaissance suffisante de qui il est ! C’est précisément cette vision unifiée de la question qui caractérise l’approche catholique de l’éducation dans son caractère intégral (cf. Congrégation pour l’Enseignement catholique : « Eduquer aujourd’hui et demain : une passion qui se renouvelle »[4] ). Il est vital de développer dans de telles conditions, une vision globale et une action d’accompagnement au service de l’unification du jeune. C’est ce que nous cherchons à proposer dans la manière de procéder propre à l’éducation jésuite. En effet, l’action éducative y est envisagée selon ses dimensions « personnalisée », « progressive », « contextualisée », « exigeante » et « finalisée ». A titre d’illustration, il suffit d’examiner un thème comme celui de l’estime de soi, assez fondamental en éducation, pour s’apercevoir que toute formation en ce domaine a un impact considérable sur le positionnement du jeune face aux autres et devant soi, ainsi que pour les deux choix fondamentaux et existentiels qu’il devra faire[5].

Tout accompagnateur de jeunes ou éducateur est donc invité à être bien conscient de ces tensions pour soutenir une visée intégrale et donc unifiée de la croissance du jeune qu’il accompagne. Il est ainsi invité à bien considérer quatre nœuds existentiels pour organiser un dispositif éducatif pensé. Autour du nœud de l’identité personnelle, une éducation à l’intériorité. Autour du nœud des finalités, une éducation à l’espérance. Autour du nœud de l’altérité, une éducation au dialogue et au discernement. Enfin, autour du nœud de la réconciliation, une éducation au pardon. Ces nœuds existentiels (non-exhaustifs) et les dispositifs éducatifs qu’ils invitent à déployer touchent à la fois les dimensions pédagogiques et éducatives ainsi que les dimensions spirituelles et pastorales de l’acte éducatif.

L’orientation professionnelle et les études pour s’y préparer

Lorsque l’on demande à un jeune « – Qu’est-ce que tu veux faire dans la vie ? », il arrive parfois que celui-ci, surtout à l’adolescence, se referme comme une huître ! C’est qu’en effet, on ne réalise pas toujours qu’un tel questionnement touche à quelque chose qui est à la fois enthousiasmant et anxiogène ! Arrêtons-nous sur ce double aspect.

C’est enthousiasmant, tout d’abord. En effet, l’idée de construire sa vie, de pouvoir faire quelque chose, de découvrir, de s’approprier le monde en l’habitant, tout cela soulève de l’enthousiasme par l’énergie que l’on mobilise. Cette perspective ouvre un horizon à habiter et offre l’occasion de déployer ses talents, sa personnalité, ses désirs. Il y va de cette envie, enfouie chez beaucoup, de marquer le monde, de contribuer à quelque chose de beau, de bien, etc. Bref, normalement, cela doit faire envie !

Pour parvenir à élaborer une réponse, le jeune doit repérer ce qu’il aime, ce qui lui donne du goût, ce qui l’attire. Il est clair que cela suppose chez la personne une certaine capacité à prendre du recul, à pouvoir lire en soi, nous y reviendrons. Mais notons d’emblée la générosité, le désir d’exploration, la curiosité qui caractérisent la jeunesse comme âge propice pour porter un nouveau regard sur le monde. Il peut s’y adjoindre un grain d’utopie, de rêverie (… le fameux : « – Je veux être cosmonaute », « – Je veux être pianiste »…). Mais ces horizons ouverts, ces « avenirs possibles » doivent aussi rejoindre de manière pragmatique les « avenirs pensables », c’est-à-dire la confrontation au réel des possibles sans nécessairement savoir où cela mène. Ce difficile ajustement produit d’ailleurs des dérives assez fréquentes dans le processus d’orientation.  Cela consiste, par exemple, à faire un choix d’études assez généralistes « pour garder toutes les portes ouvertes ». L’idée est bonne en soi, mais bien souvent elle cache une réelle difficulté chez les jeunes à faire des choix. Et le choix d’études dites « généralistes » s’accompagne souvent d’une volonté, plus ou moins consciente, de repousser les questions d’orientations de plusieurs années.

Enfin, l’enthousiasme est aussi alimenté par l’enrichissement progressif qui se poursuit sur plusieurs années dans la formation qui va du lycéen de Seconde au jeune professionnel : l’acquisition des compétences. La compétence se comprend ici comme la combinaison de capacités développées, de connaissances acquises et de mises en situation réelles. Il faut les trois pour acquérir et consolider une compétence [compétence = capacité + connaissance + situation] mais il convient d’insister particulièrement sur la mise en situation qui convoque à  une véritable mise en responsabilité.[6] Ainsi, on peut considérer que, dans le parcours de formation de beaucoup de jeunes, le Secondaire de la filière Générale et le Premier cycle universitaire se situent davantage du côté du repérage des capacités et de l’implantation de connaissances, mais pas encore complètement du côté des compétences professionnelles (hors formations par alternances, ou apprentissage) car il manque, bien souvent, la mise en situation[7]. A ce stade, un jeune dit souvent : « – Monsieur, on ne sait rien faire ! ». Avec les stages et la spécialisation du Second cycle universitaire (niveau master) ou du cycle ingénieur se mettent en place des mises en situation qui construisent les compétences. Toutes ces expériences cumulées : stages, séjours en milieu professionnel, séjours linguistiques, séjours internationaux, etc. ouvrent de nouveaux horizons, fruits de l’expérience cumulée, où il devient possible de se donner du large, de s’ouvrir au monde, d’espérer pour soi, pour sa vie, pour sa famille, pour d’autres, etc. Cette approche doit évidemment être pondérée par les cycles courts (BUT, BTS) ou même par la montée en puissance actuelle de l’apprentissage qui, précisément, permet une acquisition plus rapide de compétences professionnelles. Tout cela permet aussi de donner forme aux choix qui ont été faits et, éventuellement, de consolider l’enthousiasme que représente le fait même de choisir et de construire son avenir.

Voici, à titre d’exemple, le témoignage écrit par un jeune de 23 ans en formation d’ingénieur, après une classe préparatoire. Il exprime bien la façon dont se sont construits ses acquis, avec la notion d’accomplissement que cela peut représenter :

Fortifié de mon unique expérience en classe préparatoire j’ai pu aborder la vie étudiante de manière équilibrée et la prochaine étape qui s’offrait à moi n’était autre que de définir doucement un début de projet professionnel. Pas facile à vrai dire quand je n’avais pas d’idées précises (à part peut-être un intérêt pour l’industrie ce qui est très vaste…) et ce ne furent pas les années de Prépa qui m’ont permis d’avancer à ce niveau-là car ce n’était pas le but. (…) Après un stage intéressant en 2ème année dans une entreprise pétrolière en Ecosse, je me suis légèrement spécialisé dans les sciences environnementales, avec en tête le monde de l’énergie qui regorge de défis à relever. (…) pour le stage à l’international, j’ai donc postulé à quelques universités en Europe avec une préférence pour une grosse université scientifique aux Pays-Bas : l’université de TU Delft entre Rotterdam et La Haye. (…)

J’ai construit un dossier solide ce qui m’a permis d’être admis dans cette université pour faire un master intitulé « Sustainable Energy Technology » à la rentrée de l’année universitaire. Après un stage dans le stockage d’énergie à Paris au printemps/été, je me suis donc dirigé vers les Pays-Bas à la découverte d’un environnement totalement inconnu. Je ne connaissais en effet personne là-bas et mon niveau d’anglais très moyen n’allait pas faciliter mon intégration dans un milieu aussi international. Je me suis pourtant fait très rapidement d’excellents amis venant des 4 coins du monde, et je suis d’ailleurs depuis cet été en colocation avec un Italien, un Anglais et un Libanais ! C’est très enrichissant de vivre dans un milieu comme celui-là et je me rends compte de la chance que j’ai de côtoyer toutes ces personnes aux cultures différentes mais qui ont pourtant de nombreux points communs (parfois cachés) avec nous.

Me voici déjà dans les 6 derniers mois de cette expérience hollandaise, et je termine un projet de recherche que je fais dans le laboratoire de photovoltaïque de mon université : voici en effet la spécialisation que j’ai choisie et qui sera vraisemblablement le domaine de mes premières expériences professionnelles. Et je suis très enthousiaste à l’idée de pouvoir relever les challenges qui s’offrent à nous dans ce domaine central de la transition énergétique ! Je commencerai en mars un stage de fin d’étude, j’espère pouvoir rentrer du côté de Paris pour cela. Je suis en recherche actuellement. »

Il y a sans doute d’autres aspects qui peuvent susciter l’enthousiasme des jeunes dans le choix de leurs études et dans l’entrée dans le milieu professionnel. Mais retenons que cela suppose chez l’adulte référent une aptitude à accompagner cet enthousiasme, cette générosité, voire cette belle audace de bien des jeunes… et de le faire à partir de ce qu’ils sont et non pas à partir de ce que nous sommes nous-mêmes !

Car, dans le même temps, cette perspective qui habite l’avenir d’un jeune est anxiogène ! Et cela crée des déformations et des distorsions importantes dans le champ éducatif comme dans celui, plus large (parce qu’éventuellement pastoral) de l’accompagnement des jeunes.

Tout d’abord, le contexte, en soi, est anxiogène depuis déjà longtemps en France / Europe / Occident. La crise économique qui frappe par rebonds successifs depuis 1973, a généré un rapport au travail devenu compliqué. La crainte du chômage a marqué la génération des parents, et ce même chômage en France n’a pas diminué depuis. Cela laisse un goût amer, en arrière-fond, quant à l’avenir des jeunes, et un jeune le sent nécessairement !

Ce contexte général met une pression de plus en plus forte sur la nécessité de la réussite. Cela a un impact considérable sur le choix des études et provoque à rebours des contraintes fortes sur les questions d’orientation au Lycée. En effet, nous observons de plus en plus une véritable dérive utilitariste dans le choix des études et les enjeux de l’orientation. Dit autrement, il y a un risque avéré de faire des choix selon le critère de l’utilité sociale espérée pour le jeune (voire par le jeune) plutôt que selon un critère plus gratuit de goût, d’exploration, d’ouverture ou de curiosité non calculée ! L’évolution de la dernière réforme du Lycée est, à cet égard, très intéressante à étudier. En effet, la suppression des filières et l’introduction de spécialités à choisir devrait permettre aux jeunes de faire des choix originaux et d’élaborer progressivement leur orientation. Mais, du côté des institutions scolaires, le choix des « triplettes » en Première est-il volontairement ouvert de façon large ou bien restreint dès le départ pour « reconduire » les cohérences précédentes des filières qui sont « rassurantes » pour les parents comme pour les recruteurs de l’enseignement supérieur ? La manière dont le Supérieur réagit dans sa politique de recrutement a un impact déterminant, par rétroaction, sur les choix qui se feront dans les familles.

A cette évolution, s’ajoute une transformation de la vision du travail qui n’est plus guère envisagé comme un lieu possible d’épanouissement. Le travail est essentiel pour sa survie sociale et pour disposer des moyens d’accéder aux biens et services de la société de consommation. Il est donc d’emblée envisagé du point de vue de son caractère utile, stable et rémunérateur. Du coup, le travail est bien davantage considéré pour ce à quoi il permet d’accéder, que pour ce qu’il permet de réaliser. Cette évolution conduit à ce que la notion de communauté humaine liée au travail perde sa saveur au risque de focaliser l’approche du monde du travail sur les questions de la rémunération. L’actuelle crise pandémique du covid-19 ajoute un degré supplémentaire à cette transformation par la généralisation du télétravail qui offre à la fois de la souplesse, un autre confort dans l’univers du travail et un fort risque de désocialisation et d’isolement.

Dans un tel contexte, ce qui est aussi anxiogène, c’est la difficulté à choisir. La quantité des spécialités ou options au Lycée comme des filières ou des Licences possibles dans le Supérieur, rend le parcours de formation comparable à une forêt vierge. Il est des tempéraments pour lesquels cela est difficile à vivre, sans parler des prérequis sociaux et culturels nécessaires pour décrypter les « bons itinéraires », les « parcours réussite » etc. L’accès à l’information devient ici essentiel pour le jeune comme pour sa famille.

Notons en passant que depuis plusieurs années se multiplient des offres périscolaires et des prestations éducatives privées et lucratives, accrochées à cette difficulté de l’orientation : cours particuliers, coaching orientation, etc. Bref, tout indique que l’éducation et l’enseignement deviennent un marché concurrentiel qui se nourrit de l’angoisse scolaire générée par la peur de ne pas réussir. Si une telle angoisse est puissamment ancrée dans le cœur des parents, il est clair que cela rejaillit nécessairement sur celui des jeunes… et sur leur liberté. Il faut avoir ce contexte en tête lorsque l’on accompagne un jeune. Non pas pour le décourager ou le désespérer ! Mais pour décrypter les nombreuses influences dont il risque d’être l’objet, et non plus le sujet.

Autre élément anxiogène, le fait qu’il devient difficile de durer. C’est le rapport au temps long qui se déforme et devient problématique. Aucun jeune ne pense qu’il fera le même métier toute sa vie ! Ils savent bien que c’est devenu impossible. Il se peut même que ce ne soit pas désirable non plus. L’alternance des périodes chômées et travaillées, imposée par le climat économique, vue ou vécue chez les parents, tout cela jette une lumière crue sur l’avenir que l’on a du mal à imaginer à long terme. Les crises pandémique, écologiques et maintenant sécuritaires ajoute à ce climat général un surcroît d’incertitude, un climat de collapsologie où les décisions se prennent à court terme sans réelle vision.

Cette perception du temps est, à la fois, une chance et un handicap. En effet, le système actuel permet de gérer de mieux en mieux les réorientations, choisies ou subies. De nombreuses passerelles entre les formations existent. Tout cela donne une mobilité sociale « transversale » intéressante qui suppose une mobilité mentale réelle et parfois un tempérament créatif. Mais ces opportunités peuvent aussi s’avérer anxiogènes et fatigantes pour les personnes. L’accélération du temps, la multiplicité des tâches parfois concomitantes finissent par fatiguer les organismes et épuiser certaines personnes comme l’indique la recrudescence des burnout (ou syndrome d’épuisement professionnel). Ainsi donc, le rapport à la durée se trouve-t-il profondément modifié à une époque où on aperçoit qu’il devient courant de vivre au-delà de 90 ans ! Dans notre ère culturelle, avons-nous bien réalisé que les périodes de l’existence s’organisent entre 30 ans de formation environ, 30/40 ans de vie active et 30 ans de vie retraitée ? Durer dans chacune de ces périodes de vie est un challenge ! C’est vrai du point de vue de la formation tout au long de la vie comme pour ce qui touche aux enjeux de la vie personnelle ou affective. La mutation est énorme et elle touche aussi bien les réalités humaines ordinaires que les profondeurs spirituelles de toute personne. Les vertus de patience, de persévérance ou de fidélité en sont profondément impactées.

Plus proche de nos préoccupations actuelles, ce qui est aussi anxiogène pour un jeune qui doit conduire son orientation, seul ou aidé par d’autres, c’est le saut qualitatif que représente le passage dans l’Enseignement supérieur et son corolaire inquiétant : le risque de l’échec. Il est important en effet de faire remarquer que l’expérience de l’échec dans le domaine scolaire (avec toutes ses conséquences humaines et spirituelles) est en train de se déplacer vers l’âge de 20 ans. C’est ici la conséquence paradoxale d’être parvenu à atteindre l’objectif de plus 80 % d’une classe d’âge au Bac ! Comme nous l’avons vu, réussir au lycée (général, technologique et professionnel) et spécialement dans l’un des différents Baccalauréats devient monnaie courante. C’est lors des premières années dans l’Enseignement supérieur que les échecs apparaissent. Bien sûr, le propos se focalise ici sur les « grandes masses » sans que nous nous attardions sur le nombre d’élèves qualifiés par l’indicateur européens des « sortants précoces » qui représentent encore 7,8 % des élèves en France[8] : soit environ 77 000 élèves.

Autrement dit, par le récit de leurs frères ou sœurs aînés, par celui de leurs amis, les jeunes accèdent à une vision de leur avenir qui n’est pas qu’une « success story » ! Voilà qui ajoute un caractère anxiogène à l’orientation et spécialement à hauteur de la Première et de la Terminale. Or, il se trouve que la « grande affaire familiale » actuelle qui accompagne la classe de Première et de Terminale porte le nom de « Parcours Sup ». Cette idée géniale et pratique d’un portail unique pour l’orientation postbac en France, finalement très récente (le logiciel précédent, Admission Postbac ou APB, s’est généralisé à toutes les formations vers 2010), est en train de générer des modifications importantes dans les parcours scolaires. Le problème n’est plus d’obtenir le Bac, mais de savoir si on obtiendra son premier choix sur Parcours Sup ! Cela crée des distorsions et des stratégies à rebours inattendues. Par exemple : pour avoir un bon dossier sur Parcours Sup, il faut réussir ses deux premiers trimestres de Terminale et avoir un bon dossier de Première ; donc il faut bien choisir ses spécialités à la fin de la Seconde. « Bien choisir » … c’est « choisir utile ». Là encore, nous pouvons craindre que ne se concrétise la dérive utilitariste des études où les préoccupations du Supérieur « aspirent » celles du Secondaire du point de vue des stratégies scolaires familiales ou personnelles. Beaucoup de jeunes font des choix de « triplette » en Première qui se construisent en 2+1 : à savoir deux spécialités « nécessaires » pour la suite + une spécialité « d’élection » parce qu’on aime bien cette matière ! Je me souviens d’un jeune qui me disait en classe Préparatoire : « – Vous savez, monsieur, je trouve la Prépa beaucoup moins stressante que la Terminale. En Terminale, je me demandais toujours si mon bulletin du trimestre allait favoriser ou « plomber » mon dossier post-Bac ! ». Où l’on voit que ce jeune n’était guère préoccupé par l’idée d’avoir son Bac ou pas… mais de savoir si ses premiers mois de Terminales allaient avoir un impact déterminant et crucial sur son orientation future. Difficile dans ces conditions de défendre l’importance du temps et du développement des goûts personnels pour la construction des savoirs, pourtant essentiels en pédagogie. De plus, paradoxalement, le poids croissant du contrôle continu dans les épreuves du Bac en Première et Terminale générale (40 % pour 2022) ajoute actuellement un effet de stress scolaire supplémentaire sur le vécu de l’évaluation. Compte tenu des disparités entre établissements, ceux-ci sont mis au défi de créer en quelques mois leur Charte de l’évaluation. La situation actuelle n’est pas encore stabilisée. Reconnaissons qu’elle produit pour l’instant des parents inquiets, des jeunes stressés et des professeurs mis sous pression de noter dans des fourchettes de moyennes « acceptables ». Dans certains établissements, c’est une véritable révolution copernicienne !

Ainsi, et pour résumer le syndrome anxiogène ici décrit, retenons que la prime au diplôme (au « bon » diplôme, voire au « double » diplôme) ne cesse d’imposer sa tyrannie sur la représentation que le jeune peut se faire de son avenir, le poussant à des stratégies parfois très anticipées dans lesquelles gratuité et épanouissement risquent de se trouver sacrifiés. On va multiplier les expériences, doper son CV, enchaîner les formations sans nécessairement de cohérence, dans l’espoir de bien partir dans une société du travail par ailleurs toujours aussi stratifiée et qui a perdu l’attrait d’un réel espace de valorisation personnelle. Les désillusions en fin de parcours peuvent être grandes ! Et il faut noter que bien des jeunes vivent une deuxième crise lors du passage des études à la vie professionnelle.

C’est pourquoi, tout accompagnateur de jeune adulte doit avoir une vigilance accrue sur deux fourchettes d’âge très importantes : 17-20 ans (passage Secondaire – Supérieur), puis 23-28 ans (passage étudiant – jeune professionnel). Pour les jeunes, ces seuils sont des lieux de forte remise en question personnelle, essentiellement commandée par la dynamique sociale dans laquelle ils sont plongés[9].

Les nœuds existentiels que cette situation révèle

Ayant évoqué l’impact des choix liés à l’orientation (études et débouchés professionnels), il convient de repérer quelques nœuds existentiels qui paraissent fondamentaux pour tout accompagnateur de jeunes, et spécialement de jeunes adultes, qui désire soutenir leur croissance et les aider à avancer vers une plus grande unification. L’image du nœud a l’avantage de figurer l’entrecroisement de plusieurs réalités et problématiques. Il ne s’agit pas d’une démarche proprement analytique où l’on considèrerait successivement les questions selon des points de vue différents : psychologiques, éthiques, sociaux, politiques ou spirituels et religieux. La perspective envisagée est davantage synthétique en considérant les points saillants et existentiels qui résultent de l’intégration de ces différentes dimensions. La démarche est plus empirique que scientifique. Elle garde en vue cependant le paradigme de l’orientation même si cette approche est, de fait, plus globale. Quatre nœuds existentiels sont ici présentés sous un éclairage évangélique :

Le nœud de l’identité personnelle

« Celui-ci est mon Fils bien-aimé qui a toute ma faveur ! » (Mc 3, 17 au baptême de Jésus)

Nous savons qu’il faut du temps pour croître. C’est vrai du point de vue physiologique, mais c’est également vrai du point de vue de l’identité personnelle. Dans le cas de l’orientation d’un élève par exemple, reconnaissons qu’il y a une certaine contradiction à faire peser sur lui une injonction pressante du type : « – Bon, alors, qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? » … alors que le jeune est encore dans le processus de constitution de sa propre identité personnelle. Autrement dit, pour pouvoir répondre : « – Eh bien, moi, je me verrais bien faire cela ! », il faut que le sujet de cette réponse dispose d’une certaine consistance intérieure, qu’il sache qui est ce « je » qui répond ? Car il y a un lien de dépendance fort entre le fait de se connaître soi-même et le fait d’entrevoir le type de formation ou d’orientation professionnelle dans laquelle s’engager !

Notre système éducatif demande à un jeune de se déterminer pour une orientation, mais le même système lui donne-t-il les moyens de se connaître vraiment ? Pas sûr[10]. Nous nous trouvons donc ici devant une question fondamentale puisque la construction de son identité personnelle suppose de disposer des moyens et du temps nécessaire pour prendre distance par rapport à soi, pour accéder à son intériorité, pour exercer un recul critique et être en capacité, par exemple, d’analyser ses émotions. Bref, pour simplement mesurer l’étendue de ses puissances et de ses limites. Notons en passant que l’élaboration d’un tel travail intérieur s’opère tout autant dans le cadre scolaire que dans celui des activités extrascolaires (sportives, artistiques, loisirs, groupes de sociabilité tels que le Scoutisme, le Mouvement Eucharistique des Jeunes, etc.). D’où l’importance de permettre et d’encourager un jeune à vivre et à développer de telles activités.

Tout cela invite à développer une véritable éducation à l’intériorité, puisque c’est là « l’espace profond » où se construit le sujet. Il est de première importance, en perspective chrétienne, de tenir un lien explicite entre la connaissance de soi et la dimension spirituelle de l’être. Cette dernière suppose de parvenir à lire en soi : à repérer ses affects, à discerner ceux qui humanisent davantage et éventuellement à attribuer ce qui ressort des fruits de l’Esprit-Saint ou pas. Si cette aptitude à se connaître soi-même, à construire son identité personnelle (c’est-à-dire à donner une vraie consistance humaine au sujet qui dit JE) manque, alors il y a fort à craindre que les choix qui engagent l’existence seront faits sous influence excessive ou, si l’on préfère, sans réelle liberté. La visée utilitariste, le rêve parental appelant au succès, le souci de briller aux yeux des autres, l’esprit grégaire, la vaine gloire peut-être… tout cela constitue autant de logiques extrinsèques ou intrinsèques au sujet qui viendront brouiller le discernement nécessaire. On a beaucoup insisté dans nombre de projets d’établissement, à juste titre, sur l’éducation à la liberté. Cette insistance est légitime. Mais actuellement, les jeunes générations ont davantage besoin d’être soutenues dans leur capacité à accéder à leur propre intériorité. En effet, le développement de l’intériorité du sujet est un prérequis essentiel pour fonder la capacité à agir avec une véritable liberté intérieure. Cela n’est pas sans lien avec l’approche proposée par la pédagogie jésuite qui plonge ses racines dans la spiritualité des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, comme éducation au discernement et à l’art de faire des choix selon l’Esprit-Saint[11].

Une telle éducation gagnera à prendre en compte la composante croyante de l’être humain. En effet, en perspective chrétienne, la relation entre le Créateur et sa créature est d’abord celle de l’amour et de la filiation proposée. De même que le Christ a entendu, lors de son baptême dans le Jourdain, une parole fondatrice ; toute personne (en première place les jeunes) mérite de sentir qu’elle compte et qu’elle a du prix aux yeux de son Seigneur.  Un tel désir de vivre en relation ne peut se construire que dans les profondeurs de l’être en réponse à cet appel reçu. Cela passera aussi par bien des figures variées, personnes rencontrées sur l’itinéraire, comme autant de médiateurs essentiels pour conduire vers le Père.

Le nœud des finalités

« Comme s’accomplissait le temps où il allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem » (Lc 9, 51)

Il y a de multiples façons d’exercer un choix. On peut choisir selon l’humeur, selon l’envie, selon la tendance, etc. Nous postulons que le plus désirable est tout de même de faire des choix qui sont conformes à notre finalité existentielle, ou si l’on préfère selon le désir profond que l’on porte. C’est une manière de parler, au sens large, de la vocation[12] que l’on accueille. Dans l’évangile selon saint Luc, la citation ici mise en avant fait référence à un tournant important dans le ministère du Christ. Il prend une résolution importante et pose un choix clair : monter à Jérusalem pour y accomplir sa mission. La finalité de celle-ci, éclaircit dans son cœur la certitude de faire ce choix dangereux mais essentiel.

Or, ce travail intérieur, très intime, par lequel chacun tente d’entrevoir le sens de sa vie, n’est-il pas finalement le topos principal de tout accompagnement de jeune. Non pour se substituer à la personne dans ce travail existentiel mais pour l’accompagner, l’encourager, le soutenir et éventuellement l’aiguillonner : « – Mais enfin, après quoi cours-tu ? »

Ici le terme finalité, désigne le but ultime, plénier de toute réalisation personnelle ouverte et en relation. Dans ce domaine, nous constatons l’incroyable facilité avec laquelle nous sommes capables de mélanger les finalités, les objectifs et les moyens. Prendre les moyens pour la fin, entraîne en soi un risque considérable de difficultés à venir. Un exemple : « Pour quoi » éduque-t-on un enfant ? Pour qu’il décroche un diplôme ou pour qu’il s’épanouisse en déployant les ressources qu’il possède ? Dans ce cas, selon les coefficients affectés aux mathématiques, à la philosophie ou aux langues vivantes, on regardera différemment le rôle de l’art, de la musique, du dessin, bref, tout ce qui touche au sens esthétique !

Or, la jeunesse est un âge essentiel pour déterminer cette finalité personnelle. Choisir selon cette finalité, ce « pour quoi », sera en principe plus satisfaisant (pas forcément plus facile) parce que cela permet d’inscrire l’orientation, les décisions, les choix dans une dynamique de sens et de cohérence existentielles.

Accompagner, c’est aider à ce labeur et ramener, si nécessaire, à cet enjeu.

Autant le premier nœud appelle à une vraie capacité à éduquer à l’intériorité, autant le deuxième nœud lance une puissante invitation à être capable d’éduquer à l’espérance. L’espérance tient à la fois de la représentation que l’on se fait de l’avenir et du dynamisme intérieur avec lequel on l’envisage. En ce sens, le travail de l’orientation initié par un jeune, le pousse à se représenter le « pour quoi ». Le fait de passer un examen ou un concours ne peut tenir lieu de finalité. C’est un objectif, louable certes, mais ce ne doit être que cela. La réussite permettra certainement de confirmer le désir, de vérifier selon un principe de réalité l’accomplissement recherché. Mais tout cela ne doit pas épuiser l’espérance, qui dépasse la visée de l’objectif et aide à entrevoir que la finalité peut aussi s’incarner (en cas d’échec par exemple) dans d’autres formes de vie ou d’autres orientations.

L’œuvre éducative, particulièrement catholique, est appelée à dessiner cet horizon des possibles, cette espérance fondamentale pour aider à la libération des énergies de vie des jeunes en croissance. Terre nouvelle, monde nouveau, hommes et femmes nouveaux, vie éternelle, Royaume des cieux : autant de figures bibliques qui participent de ce travail de représentation.

Aider à l’émergence d’une finalité personnelle chez un jeune, c’est permettre d’orienter le flux de vie et de désir d’un jeune dans un mouvement vers, un cheminement fléché, un attrait positif qui soulèvent en soi de l’énergie, du goût de vivre, de l’envie de se déployer, de l’aptitude à se donner et particulièrement à s’ouvrir à l’autre. Voilà qui ouvre sur un troisième nœud existentiel fondamental.

Le nœud de l’altérité

« La Samaritaine lui dit : « Comment ! Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine ? » – En effet, les Juifs ne fréquentent pas les Samaritains » (Jn 4, 9)

L’altérité, c’est la qualité de quelque chose qui est différent du même. L’autre est différent de moi ! Mais comment est-ce que je parviens, ou pas, à entrer en relation avec ce qui est différent de moi, du bien connu, du « déjà repéré » ? De manière analogique, pour ce qui touche à l’orientation, l’altérité pourrait par exemple consister en la capacité de faire un stage dans un domaine ou un milieu totalement inconnus de son environnement habituel ! Nous voyons tout de suite que, de ce point de vue, il y a des tempéraments plus curieux, plus ouverts ou plus explorateurs que d’autres. En effet, découvrir autre chose, c’est faire une démarche qui ouvre et cela permet de développer en soi une aptitude à vivre l’altérité. Une fois encore, cela entre en interrelation avec la constitution de son identité personnelle. Combien de jeunes comprennent de façon intuitive ce que peut signifier « être français » lors d’un voyage en contexte culturel très différent !

Or, croire que l’altérité est une chance, c’est déjà poser un choix philosophique et religieux énorme ! Tout le monde n’y croit pas, et on peut respecter cette opinion. Mais ne soyons pas condamnés à la reproduction du même ! Car, en ces temps de mondialisation, il est trop clair que le « différent », le « pas comme moi », « l’autre », sont rendus présents sous nos yeux, à côté de nous, avec une fulgurance, et quelques fois une violence réelles. On attendrait donc que tout accompagnateur, du fait déjà de son expérience, puisse aider le jeune à s’approprier cette manière de faire, cette découverte et cette connaissance de l’autre. C’est-à-dire à développer chez lui le sens de l’exploration, la capacité de dialogue, une confiance suffisante en soi et dans son enracinement culturel pour le mettre en capacité d’aller à la rencontre d’autres cultures avec un présupposé de bienveillance et sans en avoir peur.

En ce sens, à titre d’illustration, beaucoup conviendront qu’il est indispensable que dans son parcours de formation, un jeune puisse développer une compétence linguistique élevée et/ou faire au moins une expérience substantielle de séjour à l’étranger. Souvent, d’ailleurs, les jeunes y aspirent très naturellement, du fait même de leur curiosité, leur goût de l’aventure ou du défi ! Ainsi, par exemple, dans l’interaction entre la constitution de soi et la découverte de l’autre, on pourrait se demander à quel moment il sera souhaitable de faire une expérience substantielle de formation à l’étranger ? Faut-il l’envisager durant le Secondaire ou lors du Premier Cycle universitaire ou à l’occasion du Second Cycle universitaire ? voire dans chaque cycle ? Le débat reste ouvert.

Mais la pointe ici envisagée consiste à orienter ce type d’expérience du point de vue de l’aptitude à se frotter à l’altérité. C’est une perspective fondamentale pour préparer, décider et évaluer un stage à l’international. On ne peut se contenter d’en rester au seul principe de plaisir (le côté « fun » ou initiatique) ou même de curiosité. L’international n’est qu’un exemple. Mais il est possible de décliner les mêmes préoccupations dans autre domaine. Je pense ici à la manière dont les établissements jésuites cherchent à promouvoir l’esprit de service en proposant aux lycéens de vivre des expériences d’insertion dans des associations. Ce Programme d’actions sociales (PAS) est une invitation à s’exposer quelque peu à une forme d’altérité ici incarnée par la différence sociale ou le handicap.

Dans tous les cas, cette confrontation à l’altérité, souligne l’importance d’éduquer au dialogue et au discernement. Autrement dit de développer de vraies aptitudes à l’écoute, au dialogue, au décentrement, mais aussi au discernement pour pouvoir opérer un tri entre le meilleur et le moins bon, surtout lorsque l’on se confronte à l’altérité. L’Evangile nous présente souvent la peur comme la réaction première générée par la rencontre de l’autre. C’est particulièrement vrai pour ce qui touche à l’Autre, au Transcendant, au Divin. Dans l’épisode de la rencontre du Christ et de la Samaritaine, le dialogue qui s’installe doit dépasser la barrière de la différence ethnique et religieuse qui paraît infranchissable. Tout semble opposer Juif et Samaritain. Mais au fil du récit, la peur s’éloigne, le dialogue progresse et le discernement se fait. La Pédagogie divine propose une voie pour l’accoutumance progressive de l’humain et du divin. La foi s’y présente comme l’antidote de la peur ! De la même manière, n’avons-nous pas à éduquer nos jeunes dans une aptitude à dépasser la frilosité du même, la zone de confort, du « bien connu » pour aborder sans peur, mais sans fascination non-plus, la réalité riche et complexe d’un monde bigarré, mosaïque et dont la diversité fait toute la richesse. Voilà qui confronte à des ressources morales et éthiques fortes pour entrer en dialogue et tracer son chemin librement mais en exerçant une véritable aptitude au discernement. Des échecs adviendront, nécessairement, dans ce qui occasionne une certaine prise de risque. Mais l’espérance chrétienne désigne un nouveau nœud existentiel essentiel : celui de la réconciliation.

Dernier nœud existentiel : le nœud de la réconciliation

« Laisse-là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère » (Mt 5)

Un jour un président d’une association d’Anciens élèves d’un collège jésuite témoignait : « – Vous savez, c’est le Père Untel qui m’a renvoyé du collège ! J’étais insupportable. Maintenant, je lui en suis reconnaissant ! ». Voilà qui était un bel exemple de réconciliation, assez inattendu !  La vie d’un jeune, même brève, est comme toutes les vies… elle n’est pas lisse ! Il y a les hauts et les bas ou, pour le dire franchement, les réussites et les échecs. Gérer les réussites, ce n’est pas très compliqué et nous sommes bien conditionnés pour présenter nos vies comme de vraies success stories ! D’ailleurs, il est très important pour un accompagnateur de se réjouir de la réussite d’un jeune. Valoriser une réussite, encourager, permettre que le jeune se sente confirmé dans ce qu’il perçoit comme un accomplissement, est un geste éducatif fondamental.

Mais il nous est bien plus difficile de gérer nos ratés, nos échecs, nos blessures ! En effet, si on parle de choix, de non-choix, de bon choix ou de choix manqué… le domaine de l’orientation offre un champ spectaculaire d’illustration. Lorsqu’il faut convenir d’une réorientation, le jeune doit opérer un profond travail de réorganisation intérieure de ses objectifs. Il peut aussi trembler sur ses bases et douter de ce qui fait sens pour son existence.  Il est bon alors de pouvoir compter sur des personnes capables de soutenir et d’accompagner cet effort difficile. Mais en ces domaines, s’il est un lieu existentiel où le christianisme en général, et le catholicisme en particulier, a rendez-vous avec la société contemporaine, c’est bien celui de la possible réconciliation.

Chemin difficile, processus en soi, qui plonge ses racines aussi bien dans l’aptitude humaine de résilience, que dans l’aptitude spirituelle et religieuse ouverte à la Transcendance. Là encore, un accompagnateur, un formateur, peut à la fois être témoin et acteur de ce processus à l’œuvre dans une vie. Particulièrement au jeune âge où il faut concilier l’horizon de ce qu’il est possible d’espérer et ses limites personnelles ou sociales. Parler des étapes du deuil, initier au rôle de la médiation, ou à la résolution des conflits, etc. Voilà autant de connaissances qui progressent dans le champ éducatif. Cela est heureux, et dans le domaine pastoral cela invite à creuser davantage encore le sens que pourrait avoir une éducation au pardon qui est une étape incontournable du processus de réconciliation.

Pour conclure, retenons que pour chacun de ces nœuds existentiels, nous sommes renvoyés à des questions d’éducation dont les institutions de l’Enseignement catholique ou les familles doivent instamment se saisir si elles veulent honorer leur mission. Au nœud de l’identité personnelle (en construction) doit correspondre une éducation à l’intériorité. Au nœud des finalités (à éclaircir), une éducation à l’espérance. Au nœud de l’altérité (à explorer), une éducation au dialogue et au discernement. Au nœud de la réconciliation (à susciter), une éducation au pardon. Tout cela doit pouvoir se décliner depuis le projet d’établissement jusqu’à des dispositifs concrets en termes de parcours, de personnes, de grille horaire ou de ressources éducatives et pédagogiques.

Dans une perspective intégrale de l’éducation catholique, acceptons que ces enjeux ne sont la « chasse gardée » ni de l’adjoint en pastorale scolaire (APS), ni de l’aumônier, ni des pédagogues et professeurs, ni des conseillères d’orientation ! Notre vision catholique du développement intégral de l’être humain appelle à décliner ces enjeux éducatifs tant dans le domaine scolaire et pédagogique que dans le domaine pastoral ou familial. Tout en étant très clair sur la distinction des domaines et le respect des champs de compétence, en fait, le véritable enjeu à l’école, en dehors de l’école, comme en famille, c’est d’œuvrer pour l’unification de la personne humaine ! Il s’agit de soutenir la croissance en humanité d’un enfant puis d’un jeune pour qu’il soit en situation de conduire sa vie librement, mais d’une manière réellement éclairée. Les entourages familiaux, amicaux ou institutionnels occuperont une place essentielle pour lui permettre de s’orienter dans la vie. Il est souhaitable que l’ensemble soit convergent.

Ainsi, la manière dont a été ici abordé la question de l’orientation professionnelle dans le choix des études en lien avec la dimension existentielle, pourrait être élargie au domaine bien plus vaste des choix affectifs, relationnels ou matrimoniaux. En effet, choisir selon quel « genre de vie » on souhaite vivre, relève là aussi des décisions fondamentales et existentielles que doit affronter un jeune homme ou une jeune femme. Il est tout à fait clair que peu de jeunes se posent de telles questions de façon explicite ! Les regarder en face demande beaucoup de courage. Cela suppose une certaine capacité de prise de distance par rapport à soi et par rapport au milieu de vie qui est le sien. Il est donc assez rare de l’observer, sauf peut-être pour qui est investi dans l’aide au discernement vocationnel.

Pourtant, en perspective chrétienne, nous croyons que chaque homme, chaque femme, est sujet de l’appel de Dieu. Appel à vivre pleinement, appel à recevoir et accueillir cette dignité d’enfant de Dieu. C’est bien souvent par le choix de son genre de vie que prendra forme la réponse existentielle concrète que chacun est invité à donner à cet appel universel ! Pour les jeunes croyants, cet appel intègre aussi la possibilité de poser des choix radicaux comme celui de suivre le Christ dans la vie consacrée ou le sacerdoce.

Mais n’oublions jamais que la réponse à cet appel universel aura d’autant plus de chance de porter un bon fruit que le terreau d’humanité dans lequel une telle graine est semée, aura été l’objet de soins très attentifs. Telle est la place qu’occupent toutes les personnes investies en éducation, depuis les parents jusqu’aux enseignants et formateurs. Un bref sondage dans la tradition biblique permettra de mettre en lumière quelques ressources que l’on est en droit d’espérer pour ces personnes.

En forme de conclusion : quelques figures symboliques bibliques disponibles pour un éducateur de jeunes adultes

Il y a dans l’Ancien Testament trois figures typologiques de nature religieuse : le prêtre, le prophète, le sage / roi (au sens où le roi Salomon dans la Bible est une figure du sage)

Chacune de ces figures a son propre style, sa manière d’être au monde et son mode relationnel. Au prêtre de l’Ancien Testament, la fonction d’organisation, d’ordonnancement des sacrifices, d’interprétation de la Loi, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Au prophète de l’Ancien Testament, le rôle de « porter la Parole », il est une instance de grande liberté qui vient bousculer les convenances, casser des rigidités, rappeler des fondamentaux comme la justice, la priorité aux pauvres, la miséricorde. Au sage de l’Ancien Testament est dévolu le rôle de pont entre le quotidien de la vie, les habitudes sociales multiséculaires et la Révélation divine.

Le prêtre légalise, nomme, interprète, donne des repères.

Le prophète déborde, bouscule, revigore, donne de l’élan.

Le sage accompagne, écoute, encourage, donne confiance.

Nous avons là trois figures disponibles pour caractériser le positionnement à adopter auprès des jeunes que nous accompagnons en éducation. Les trois sont nécessaires. Mais il se pourrait que notre monde contemporain rende plus pertinent pour aujourd’hui la figure de la Sagesse. Le sage écoute… et la qualité de l’écoute permet à l’autre de se dire jusqu’au bout, de faire sortir de soi quelques démons ! Le sage accompagne… il est du côté du chemin. Jésus disait : « Si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui » (Mt 5,41). Il s’agit d’accompagner avec patience et au rythme de l’autre. En effet, qui dit chemin, dit : détour, montées, descentes, prises de risques liés au mouvement ! Le sage rassure, donne confiance, encourage. Il y a chez lui une souplesse à même de gérer les zones d’incertitudes où nous naviguons bien souvent. Il est aussi une figure d’ouverture et de dialogue qui se demande pourquoi la Sagesse est, en fait, partagée dans bien des peuples autres que le sien !

Dans une perspective chrétienne, nous contemplons en Jésus, une synthèse de ces trois figures de l’Ancien Testament. Lorsqu’il dit de lui « Moi, je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jn 14, 6) nous pouvons y lire la triple figure du prophète qui insuffle de la vie, de l’élan là où l’on semble pétrifié ; du prêtre qui est supposé distinguer la vérité de l’erreur par sa connaissance de la Torah ; et du sage qui accompagne sur le chemin, chemin de sagesse qu’il s’agit d’explorer.

Cette parole du Christ, peut aussi s’interpréter selon sa dynamique propre. Lorsque Jésus dit qu’il est : 1. le chemin, 2. la vérité, 3. la vie. Il y a peut-être une certaine progression. Dans ce cas, nous pourrions comprendre que c’est en parcourant le chemin que l’on s’ouvre à la vérité, objet d’une quête. Et c’est l’accès à la vérité (de son être, de l’autre, de la relation, du monde, de Dieu…) qui donne accès à la vie ! D’un point de vue diachronique, on peut y lire un itinéraire balisé des étapes successives de l’accompagnement ou de l’éducation d’un jeune.

Mais d’un point de vue synchronique, on peut faire jouer la compénétration de ces différentes instances pour interpréter cette parole du Seigneur.  Le véritable sage, de la Sagesse de Jésus-Christ, c’est celui ou celle qui sait, quand il le faut, donner des repères clairs selon la figure du prêtre de l’Ancien Testament qui interprète la Loi. Et c’est aussi celui ou celle qui sait, quand il le faut, dépasser les repères pour revenir à la Parole d’origine qui infuse la vie, qui réoriente ces repères vers leur finalité, qui balise à nouveau le chemin que les repères indiquent, bref qui redonne de l’élan et remet en route, comme le prophète de l’Ancien Testament… quitte à ce que cela se fasse parfois avec vigueur !

C’est parce qu’il ou elle sait cela – au sens de savoir-faire et de savoir-être – que le sage peut désigner à autrui un horizon nouveau, ouvert, où l’on peut être aimé jusque dans ses défauts, où l’on indique que l’on est toujours aimable aux yeux de Dieu quel que soit son état de vie, où se signifie la manière de faire de Dieu qui est en réalité un mélange de discrétion et de douceur. Des éducateurs qui portent cette visée fondamentale et intégrale de toute éducation catholique, peuvent alors s’inspirer de ces trois figures symboliques de la Bible pour essayer, chacun avec son génie propre, d’en exercer la synthèse pour le plus grand bien des jeunes qu’il ou elle accompagne.

Père Sylvain Cariou-Charton s.j.

Bibliographie

Accompagner les jeunes. 7 jésuites témoignent, sous la direction de Sylvain Cariou-Charton, éditions Jésuites, collection Lessius, Namur, 2017.

Eduquer aujourd’hui et demain : une passion qui se renouvelle, Congrégation pour l’enseignement catholique, Instrumentum laboris, 2014. Site web : http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/ccatheduc/documents/rc_con_ccatheduc_doc_20140407_educare-oggi-e-domani_fr.html

Il vit le Christ, Exhortation apostolique post-synodale, Pape François, édition annotée et commentée chez Lessius et Conférence des Evêques, Paris, 2018.

L’estime de soi, Christophe André et François Lelord, édition Odile Jacob, Paris, éditions de 1999, 2007 ou 2019.

Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle, Philippe Zarifian, PUF, Paris, 2009.

Le modèle de la compétence, Philippe Zarifian, Editions Liaisons, Rueil-Malmaison, 2001.

« L’impact de la mondialisation sur les enjeux d’éducation », Sylvain Cariou-Charton, Revue Etudes, juin 2016.

Mon Pass’orientation, sous la direction de Véronique Carrey, édition Hachette éducation, Espagne, 2021

_____________________________
Pour citer cet article
Référence électronique : Sylvain Cariou-Charton, « Pour une visiée unifiée de l’acte éducatif – Quatre nœuds existentiels au service de la visée intégrale de l’éducation contemporaine », Educatio [En ligne], 13| 2022. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

[1] Religieux de la Compagnie de Jésus, délégué du Provincial des jésuites d’Europe Occidentale Francophone pour les établissements scolaires jésuites en France, président de l’association Ignace de Loyola Education.

[2] Le taux de réussite tous Baccalauréats confondus est passé de 74 ,9 % en 1995 à 95,7 % en 2020 (session covid) et 93,8 % en 2021. La proportion de bacheliers dans une génération était de 0,6 % en 1851 ; 5,1% en 1950 ; 20,1 % en 1970 ; 65 % en 2010. Elle est en 2021 de 83,1 % (44,8% ont obtenu le Bac général ; 16,4 % le Bac technologique et 21,9 % le Bac professionnel (source : www.education.gouv.fr/)

[3] Il vit le Christ, Exhortation apostolique post-synodale, Pape François, édition annotée et commentée chez Lessius et Conférence des Evêques, Paris, 2018.

[4] Eduquer aujourd’hui et demain : une passion qui se renouvelle, Congrégation pour l’enseignement catholique, instrumentum laboris, 2014. Site web :

http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/ccatheduc/documents/rc_con_ccatheduc_doc_20140407_educare-oggi-e-domani_fr.html

[5] voir sur ce thème l’ouvrage : L’estime de soi, Christophe André et François Lelord, édition Odile Jacob, Paris, éditions Paris de 1999, 2007 ou 2019.

[6] On renvoie ici aux travaux de Philippe Zarifian qui donne la définition suivante : « La compétence est la prise d’initiative et l’assumer de responsabilité (sic) de l’individu sur des problèmes ou événements auxquels il s’affronte au sein des situations professionnelles. Mais « l’assumer de responsabilité » n’est pas correct en langue française (« o assumir de responsabilidade » existe en langue portugaise). » Il précise aussi « Mon intuition est que l’avenir du modèle de la compétence dépendra beaucoup de la manière dont initiative et responsabilité parviendront à s’articuler, en s’appelant l’une l’autre (…) Autrement dit, la prise d’initiative est la pointe avancée de l’exercice de la compétence. « L’assumer de responsabilité » en constitue le cadre de référence. », dans Le modèle de la compétence, Philippe ZARIFIAN, Editions Liaisons, Rueil-Malmaison, 2001, page 78 et 81. On peut aussi consulter sur ce sujet : Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle, Philippe ZARIFIAN, PUF, Paris, 2009

[7] Le propos doit être nuancé par l’existence des PFMP dans les formations en Lycée professionnel, l’apprentissage et les parcours par alternances qui deviennent de plus en plus fréquents au sein de nombre de formations : BUT ; cycle Ingénieur ; Bachelor ; etc.

[8] Voir : www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/europe/40_SOC/42_EFC/42J_FigureE2 L’indicateur européen des « sortants précoces » mesure la part des jeunes de 18 à 24 ans qui sont en dehors de tout système de formation et qui sont peu ou pas diplômés (sans diplômes ou uniquement le Brevet). L’objectif européen est de 9 % en 2030. La note DEPP de 2012 (voir : www.education.gouv.fr/sortants-sans-diplome-et-sortants-precoces-10754 ) indique 122 000 jeunes soit 11.9 % .Voir l’onglet 7.24 dans https://www.education.gouv.fr/reperes-et-references-statistiques-2022-326939. Propos souvent vulgarisé par la notion de « 100 000 élèves décrocheurs ».

[9] Nous ne nous attardons pas sur le financement des études, ni sur la mondialisation des études. Il est possible de consulter l’article : « L’impact de la mondialisation sur les enjeux d’éducation », Sylvain Cariou-Charton, Revue Etudes, juin 2016

[10] Il existe des dispositifs originaux pour tenter de combiner toutes ces dimensions. Par exemple, le « Parcours de reconnaissance » dans un lycée jésuite qui combine sur trois années : outils de connaissance de soi, réflexion sur l’orientation, expression orale de sa personnalité et de son projet. Il existe aussi des bons outils d’aide à l’orientation qui aident à faire ce lien entre se connaître et s’orienter. A noter par exemple : Mon Pass’orientation , sous la direction de Véronique Carrey, édition Hachette éducation, Espagne, 2021, 95 pages.

[11] Le titre du livret des Exercices spirituel de saint Ignace de Loyola est : « Exercices spirituels pour se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné » (n°21 du livret). Tout un programme spirituel et pédagogique à décliner dès le plus jeune âge !

[12] Sur ce point, le terme vocation est utilisé dans les textes qui préparaient le Synode des jeunes dans le sens large de toute manière d’envisager son positionnement dans l’existence (du point de vue de l’état de vie comme de celui de ses études ou de sa profession). En contexte français, le terme vocation est presque exclusivement envisagé à propos d’un choix vocationnel vers une vie de prêtre ou une vie religieuse. Il est bon d’élargir ce sens.