« S’orienter » ? Vocation, profession et sens du travail

Emmanuel GABELLIERI[1]

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Résumé : Le concept d’ « orientation » est ici élargi du point de vue d’une anthropologie fondamentale interrogeant le sens que les hommes ont à donner à leur vie. « S’orienter dans la pensée » (Kant), chercher à obéir à une « vocation » (Blondel), méditer l’«incarnation » d’un « être en situation » (G.Marcel), voilà qui oblige toujours à penser un lien entre un contexte socio-historique déterminé et un appel qui le dépasse, en même temps qu’il est pourtant le lieu où nécessité et liberté doivent se conjuguer. Si l’on ne veut pas risquer de réduire le problème de l’orientation scolaire et professionnelle (et les multiples (ré)orientations qui pourront suivre) à un ensemble de déterminismes aléatoires, sans doute faut-il toujours distinguer, pour les unir autant que possible, le plan des « compétences » mesurables et celui d’un horizon de sens et de « capabilités » qui est la source la plus profonde de l’agir et du vivre.

Mots clés : S’orienter – vocation – – transcendantal et empirique – incarnation – être en situation – compétences et sens – capabilités

La question de l’orientation scolaire et professionnelle, au sens actuel, est une question récente. Pendant des siècles, elle ne s’est tout simplement pas posée, la destinée sociale des individus étant avant tout déterminée par l’hérédité, l’appartenance à un milieu social déterminé, les successions ou  injonctions familiales ou parentales etc…On ne s’attardera pas sur les raisons multiples de cette évolution, liées pour l’essentiel à la sortie hors du modèle holistique des sociétés traditionnelles, à la croissance de la liberté individuelle et aux effets de la démocratisation moderne de l’enseignement. Il y a là comme une évidence, qui n’a toutefois rien d’évident si l’on se réfère au fait que l’expression d’« égalité des chances » semble renvoyer toujours plus à un idéal qu’à un état de fait.

Mais à ce problème s’en ajoute aujourd’hui un second. La question de l’orientation scolaire et professionnelle se poserait en effet de manière encore relativement simple si, l’égalité des chances étant plus ou moins acquise ou espérée, elle conduisait, dans l’idéal, à mettre en correspondance d’une part les désirs et personnalités des individus et d’autre part les métiers et fonctions sociales correspondants dans un société donnée. Or il est clair que les évolutions économiques et technologiques des sociétés actuelles rendent cette mise en correspondance de plus en plus problématique, pour ne pas dire inopérante. Aux métiers « d’une vie » de nos grands-parents et souvent encore de nos parents s’est substituée une mobilité et une mutabilité des emplois devenue de plus en plus la règle, de sorte qu’apparaît un hiatus grandissant entre les dispositifs d’orientation en tous genres présupposant des métiers existants ou des débouchés prévisibles, et une situation mouvante ne cessant à l’inverse de bouleverser l’existant et le prévisible.

Par contraste avec les discours prônant de se préparer à devoir « s’adapter » à « l’imprévisible », conseiller une orientation revient alors souvent à rendre déterminants les résultats scolaires du secondaire puis le cas échéant d’un premier cycle universitaire, tout en cherchant à identifier autant que possible les qualités et compétences personnelles pouvant favoriser telle ou telle orientation. Mais, si l’on se réfère à nos situations présentes, autant les contraintes et quota générés par les systèmes « postbac » que la difficulté à identifier des compétences supposées en accord avec telle ou telle situation professionnelle (ce que seule la pratique pourra réellement déterminer) font que beaucoup d’orientations paraissent aujourd’hui aussi peu fondées qu’elles étaient rigidement déterminées pour la majorité des générations précédentes.

Cette situation, si elle n’est pas dominée par des niveaux de réflexion supérieurs, ne peut pas ne pas conduire à des situations de crises existentielle et sociale. Car comment les individus ne ressentiraient-ils pas de manière négative et douloureuse un monde où l’idée d’orientation libre et autonome étant exaltée en paroles, elle semble niée ou impossible en fait ? Dans ce contexte, les réflexions qui suivent n’ont d’autre ambition, en amont et en parallèle à toutes les politiques et stratégies institutionnelles d’orientation (qu’il ne s’agit nullement d’ignorer ou de critiquer en elles-mêmes), d’inviter à réfléchir à la manière dont celles-ci doivent sans doute toujours être référées à une orientation plus profonde de l’existence, à une quête de sens dans laquelle doit s’inscrire l’inscription sociale de chacun, sous peine de ce profond hiatus entre l’individu et le social qui semble s’élargir de plus en plus aujourd’hui. Ce qui suppose que quelques perspectives d’anthropologie fondamentale puissent ici inspirer le traitement des questions les plus concrètes.

S’orienter ?

Partons du terme même d’« orientation ». Parler d’« orientation scolaire et professionnelle » suppose en effet de transposer le terme d’orientation, dont le sens le plus originel est celui de l’orientation d’un sujet dans l’espace, au plan d’une orientation du sujet vers l’existence sociale qui sera la sienne. Mais cette transposition présente une difficulté de principe, car comment s’orienter vers ce qui n’est pas donné, et qui est précisément à créer et à construire ? Comment s’orienter vers ce qui est bon pour nous sans pouvoir le savoir à l’avance ? Car il semble y avoir deux manières de se diriger dans l’espace comme dans l’existence. Soit en sachant d’avance quel but atteindre, soit en ne le sachant pas clairement. Mais, encore une fois, si on ne le sait pas, comment s’orienter ?

Ce problème, si on l’élargit au plan métaphysique, Kant l’a médité dans un texte célèbre « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », où il a précisément noté la différence radicale entre l’orientation sensible et empirique dans l’espace, qui peut se déterminer par rapport à des objets précis, et l’orientation de la raison vers des Idées inconditionnées (le Bien, la béatitude, Dieu) dont nous n’avons pas d’intuition suprasensible. Comment alors nous orienter vers elles ? La réponse apportée était dans la question même telle qu’il la posait, c’est-à-dire dans l’idée que le besoin théorique et pratique de la raison pure de s’élever « au-dessus » du monde sensible dégageait ainsi, ipso facto, le principe d’orientation dont il devait être question : s’élever au-dessus de toute réalité empirique [2]. Mais peut-il en être de même pour l’orientation dans l’ordre de l’action ? Kant méditait l’orientation de la pensée vers l’absolu, dans l’ordre de la pensée pure, là où la question de l’agir (englobant celle de l’orientation scolaire et professionnelle qui nous est posée) est celle d’une orientation dans l’existence concrète. Or l’orientation dans l’existence n’élève pas au-dessus du sensible, mais oblige à y plonger ! Comment alors le faire sans contredire le « besoin » de transcendance de l’esprit ? Comment faire pour que le transcendantal et l’empirique puissent se rejoindre ? Ou, dit autrement, pour que le lien aux nécessités du monde et de l’existence ne soit pas une négation de la liberté ?

Dans la tradition chrétienne comme dans l’expérience humaine profane, la notion de « vocation » peut ici éclairer la réflexion, qui implique à la fois la référence à un appel transcendant et à une mission dans le monde. Ce serait une question de se demander si, même vécue et comprise sans aucune connotation religieuse, la notion de vocation n’a pas une origine spécifiquement biblique, qui se serait sécularisée et laïcisée par la suite. L’important dans ce qui suit est qu’elle n’ait pas un sens immédiatement et purement religieux (du moins au sens où les expressions ecclésiales du type « Journée ou Semaine des vocations », centrées exclusivement sur les vocations « religieuses », le laisseraient penser).

Un exemple significatif pour notre propos est celui du philosophe Maurice Blondel qui, dans sa jeunesse, a été taraudé par la question de savoir si la foi chrétienne si intense qui était la       sienne n’impliquait pas une vocation religieuse (dont le sacerdoce lui paraissait alors la figure obligée). Après une longue période de discernement, celui-ci en a conclu que sa vocation spirituelle devait être celle d’un laïc et d’un philosophe engagé au service de la société et de l’Eglise [3]. Un tel témoignage, précieux au plan religieux et théologique par la redécouverte qu’il permet de réfléchir du « sacerdoce commun » de tous les baptisés, est tout aussi précieux pour approfondir l’essence même de toute vocation, qui apparaît ainsi à la fois irréductiblement personnelle, et liée à une situation historique. Car l’appel ressenti par Blondel était déterminé, comme il le dit très clairement par le contexte historico-social dans lequel il se trouvait (rendre la foi intelligible à l’incroyance moderne) et non pas seulement par le rapport à une transcendance [4]. La conscience d’une vocation se révèle donc très exactement ici à la croisée du spirituel et du temporel, « l’orientation » qu’elle ouvre semblant donc avoir comme deux polarités, l’une intérieure, l’une extérieure à la personne. Nous avons ainsi un début de réponse au problème de savoir comment concilier l’empirique et le transcendantal (termes que précisément la philosophie kantienne oppose). Car une vocation à servir Dieu et l’humanité (non réservée donc, encore une fois, aux vocations religieuses) ne s’opère qu’en fonction du rapport entre l’appel que l’on ressent, ses ressources propres et le contexte historico-social dans lequel on se trouve [5].

Un autre philosophe du XXème s. qui a profondément médité ce paradoxe de l’intersection entre le transcendant et l’empirique est Gabriel Marcel qui, le premier, a créé les notions d’ « être en situation » et d’ « incarnation » pour rendre compte de ce type de relation [6]. G.Marcel a profondément vécu, dès ses années de lycée, la distance entre la quête de sens de l’adolescence et l’institution scolaire [7], la concurrence pour les concours et l’obtention de postes, ce qui se retrouvera indirectement dans sa pensée de maturité lorsqu’il critiquera violemment, dans la société moderne à tendance technocratique, la réduction et l’identification de l’homme à sa fonction[8]. Mais il est remarquable de constater qu’au lieu d’opposer alors individu et « être au monde », G.Marcel a été conduit à méditer en profondeur ce qu’il a appelé « l’incarnation » comme « donnée » centrale ou « repère » central de la métaphysique [9]. On connait la célèbre thèse anticartésienne du Journal Métaphysique affirmant « je suis mon corps », mais on a moins retenu la thèse proprement métaphysique qu’elle implique, qui est celle de ce que Marcel a appelé la « non-contingence » du donné empirique [10]. Celle-ci découle du fait que notre être est toujours « en situation », « être en situation » qui a cette singularité de ne pas être nécessaire en un sens absolu mais pas non plus contingent, car il est, paradoxalement, la condition absolue de l’être concret et de sa croissance, condition de déploiement de l’existence, ce qui manifeste que l’être en situation est aussi un « être en marche » orienté vers une réalisation croissante [11]. Mais cette réalisation ne peut me relier à l’universel qu’à partir de ce que ma situation existentielle a d’unique, situation donc qui échappe aussi bien à la tentation positiviste de réduire l’être à sa positivité et ses conditions d’existence qu’à la tentation idéaliste de s’évader de l’existence concrète, de réduire le sujet à un rapport anhistorique à l’absolu, l’universel. C’est ainsi que, déclare G.Marcel, cette situation où à la fois « je suis ma vie » et « je ne suis pas ma vie », est celle de « tout ce qui peut ressembler à une vocation » [12]. Modalité par laquelle les circonstances dans lesquelles nous sommes plongés par la vie conduisent sans cesse à un examen, un discernement intérieur pour savoir si l’être humain parvient à rapprocher sa réalité de fait et ce à quoi il se sent appelé à répondre.

Or, si l’on prolonge les analyses marcelliennes, une détermination fondamentale de « l’être en situation » comme de la conscience vocationnelle de l’existence, est la dimension intersubjective du mystère de l’être, qui fait que la question de l’être ne peut se poser « qu’en-dehors d’une perspective égocentrique, dans une perspective hétérocentrique »[13]. La métaphysique de l’être authentique « …est une métaphysique du ‘nous sommes’ par opposition à une métaphysique du ‘je pense’ ; dans une métaphysique de ‘l’être-avec’, mon être s’éclaire à partir de l’être des autres » [14]. Ainsi, la question de la vocation, celle de l’orientation dans la vie qui lui est corollaire, ne saurait être une question dont l’horizon serait purement individuel. L’existence humaine étant non seulement de facto intersubjective, mais plus profondément appel à une solidarité et une communion des personnes, la question du rapport à soi, de la « réalisation de soi » (dont la culture contemporaine tend à faire une idole coupée de toute autre fin) ne peut être séparée de celle d’autrui.

Orientation et « compétences » – Sens du travail et sens de la vie

Si l’on se réfère à ce qui précède, tout homme, quelles que soient ses convictions et ses croyances, devrait penser l’orientation de sa vie d’abord en fonction d’un horizon de sens dépassant toujours, tout en l’animant aussi de l’intérieur, son insertion dans une formation, puis un métier, puis les reconversions éventuelles pouvant se présenter au cours de l’existence. Et de ce point de vue, tout homme en vérité, s’il avait le pouvoir de méditer en profondeur sur lui-même, devrait s’apparaître moins préoccupé d’abord d’avoir un emploi que de savoir comment employer sa vie. Le premier problème de « l’orientation » est donc que, trop souvent, la première exigence l’emporte avant que la seconde (qui est en fait la première mais restant le plus souvent implicite), ne soit vraiment réfléchie pour elle-même. Constat qui pourrait inviter alors à une sorte de désespérance idéaliste, car, pourrait dire la « conscience malheureuse » de Hegel, combien s’orientent et trouvent un métier correspondant à une « vocation », et combien au contraire le font par pure pression sociale, familiale, des circonstances, des structures sélectives, ou par pur besoin d’insertion dans la société [15]?

Toutefois, une pure et simple opposition entre ces deux situations, comme si elles pouvaient être figées et radicalement opposées, ne rendrait pas compte de la réalité concrète. Les plus hautes vocations se heurtent à des déterminismes paraissant bien souvent invincibles. Et inversement, bien des contraintes sociales de l’existence n’empêchent pas d’incarner ses qualités personnelles dans des situations professionnelles qui ne se sont pas présentées avec la puissance d’un appel strictement personnel. De sorte qu’une fois posé l’écart entre l’idéalité d’une réalisation de soi (ou d’un appel de Dieu) que jamais aucune personne ne réalise parfaitement (la vie réelle étant toujours un « échec » relatif, un rapport imparfait à l’idéal [16]), il s’agit de savoir si on ne pourrait pas définir quelques critères ou « existentiaux » qui (quelles que soient les conditions concrètes dans l’analyse desquelles on ne peut entrer ici), pourraient être autant de repères propres à éclairer toute perspective d’orientation, initiale aussi bien que continue tout au long de la vie.

L’enseignant restant en contact avec d’anciens étudiants ou les retrouvant après une période plus ou moins longue, le constate souvent. Quels que soient les parcours et les situations professionnelles, la première source de motivation, qui fait que le passage du temps des études à celui de la « vie active » est dans ce cas toujours vécu positivement, est le sentiment « d’être utile » à la société, de « servir à quelque chose ». C’est le motif d’insertion sociale le plus commun et le plus puissant, le premier sens positif donné au travail, que l’on constate sans cesse, transversal à tous les métiers, à toutes les fonctions sociales. Mais le met-on assez en avant dans les « Forums d’orientation », dans les « Forums des métiers » ? La réponse est malheureusement négative. Et elle l’est peut-être d’autant plus que la pédagogie et l’orientation par « compétences », en mettant l’accent trop exclusivement sur les « spécialisations » scientifiques et professionnelles, fait perdre de vue, tout autant que la singularité des personnes, la finalité humaine des professions, laquelle est, d’un point de vue subjectif l’épanouissement des capacités personnelles, et du point de vue social, une énergie et une créativité au service du collectif.

Si le désir de rompre avec une transmission de savoirs trop abstraite a conduit au passage d’une formation et d’une orientation par « les savoirs » à celui par les « compétences », l’ apprentissage par « blocs de compétences » auquel nous sommes désormais habitués, lié à l’effacement des « humanités » dans la formation, semble souvent aggraver encore davantage une fragmentation de l’esprit ne pouvant prendre en compte une globalité de la personne dont l’être et les aspirations excèdent tout savoir et toute compétence particulière [17]. Toute philosophie de l’éducation et toute réflexion sur l’enseignement ne devrait-elle pas alors reconnaître et transmettre en priorité l’existence d’un « sens » des savoirs ou des compétences dépassant ce que chacun a de borné et de délimité, et ce que tout système scolaire peut offrir [18] ?  Ce « sens des sens » sans lequel les contenus particuliers n’ouvrent jamais à un au-delà de ce qui est maîtrisé, quel est-il ? Question sans doute déstabilisante pour tout savoir, car elle ouvre à un désir de réalisation et de dépassement de soi, à une « quête de sens » qui semble infinie. Mais c’est précisément là où le sens du travail comme service de la société, et par là de l’humanité, qui est à la fois quelque chose d’illimité et de concret, est le plus puissant des motifs pouvant déterminer une orientation, quelle qu’elle soit.

La dimension sociale n’épuise toutefois pas les finalités du travail auxquelles la question de l’orientation devrait être attentive. S.Weil suggérait que la formation de la faculté d’attention était peut-être l’essentiel en toute étude [19]. Car l’attention est cette attitude fondamentale qui, dans la pratique pédagogique la plus humble comme la plus exigeante, étant toujours ouverture à ce qu’on ne connaît pas et qui dépasse « les acquis », est l’expression d’un désir de réalité, de connaissance et de sens qui, par définition, dépasse le connu. A ce titre elle pourrait être, pour parler en termes kantiens (mais à l’opposé du dualisme kantien), le « phénomène » du noumène, le phénomène de ce qui n’est pas acquis, le phénomène de cette dimension du désir qui oriente l’esprit vers l’infini. Dimension prolongeant le thaumazein, l’étonnement-émerveillement interrogatif devant le réel dont les Grecs disaient qu’il était à la source de la philosophie, et sans laquelle enseignement et éducation perdent leur saveur et leur âme, mais aussi sans doute toute activité humaine et tout métier quel qu’il soit. Or c’est là l’attitude qui, par-delà toute différence de talents, devrait constituer l’égalité des esprits. Comme l’écrit en effet S.Weil, « dans aucune société celui qui manie une machine ne peut exercer la même espèce d’attention que celui qui résout un problème. Mais l’un et l’autre peuvent, également s’ils le désirent et s’ils ont une méthode, en exerçant chacun l’espèce d’attention qui constitue son lot propre dans la société, favoriser l’apparition et le développement d’une autre attention située au-dessus de toute obligation sociale »[20].

L’orientation, comme l’enseignement, devraient indiquer ce sens d’une vie portant et dépassant les savoirs et compétences. Car le désir de sens ne pouvant être rabattu sur le désir de comprendre ou de savoir, est précisément le désir d’une orientation imprimant à l’existence une destination qui le dépasse. C’est seulement ainsi que se donnent alors à percevoir, comme le dit, Y. Plantier des « capabilités spirituelles », c’est-à-dire « des capacités plus fondamentales encore que les fameuses ‘compétences’ que nous cherchons obstinément à répertorier et à codifier dans l’élaboration de nos socles scolaires, capacités qui sont l’humanité de l’homme » [21], capacités qu’il faut donc reconnaître même et surtout à l’enfant ou l’adolescent handicapé, ou bien aux plus pauvres et marginalisés de la société [22]. Ainsi de la « capacité au travail du sens qui excède largement la seule compétence argumentative », de la « capacité à agir, distincte de la « compétence à faire », car il s’agit d’un « acte par lequel le sujet fait entendre sa liberté dans le monde », de la « capacité de pâtir, c’est-à-dire de porter un souci ou une épreuve en soi, à laquelle d’ailleurs on ne peut faire correspondre aucune compétence tant notre monde craint la passivité » ; ou de la « capacité de croire, c’est à dire de s’ouvrir sur un autre pour lui faire confiance et s’en remettre à lui », et «  dernière capacité enfin qui coiffe toutes les autres, qui les fonde et les dépasse à la fois, c’est celle d’aimer et de susciter l’amour, plus encore que la responsabilité »[23].

Etonnamment (mais est-ce si étonnant ?) ce sont ces capacités que l’on retrouve aujourd’hui dans les témoignages de plus en plus nombreux de reconversion, de réorientation, où la recherche d’un travail « ayant du sens » l’emporte de plus en plus sur le désir de gain maximum dans un minimum de temps, sur les désirs de carrière brillante mais « hors sol », déconnectés d’un territoire où l’impact de son travail serait visible. Ainsi de cadres supérieurs qui, délaissant des carrières brillantes au profit fréquemment de métiers manuels, de création d’entreprises à taille humaine, veulent un engagement professionnel qui, tout en permettant de retrouver une unité de l’être, corps, âme et esprit, permette aussi de créer des collectifs de travail et de se sentir directement utile à la société [24].

Disons-le fortement, face aux générations actuelles en perte de repères, en crise de confiance face à un avenir incertain par rapport auquel l’enjeu de la formation initiale reste aléatoire, aucun « référentiel de compétences » n’aura la force d’attraction d’un projet d’entrepreneuriat social, d’engagement écologique au service de la cité et de la planète, de solidarité internationale etc…Cela ne signifie en rien la dévalorisation des compétences techniques de tous ordres, mais la prise de conscience de leur secondarité eu égard à ce qui peut motiver le désir de servir, à ce qui peut nourrir la capacité de lutter contre les maux de ce temps, de créer des liens entre les hommes. La multiplication des initiatives associant par exemple dans l’Université recherche-action et engagement social en est un signe[25]. De même en est-il de la multiplication des partenariats entre entreprises, associations, collectivités visant des « co-constructions du bien commun », où ce qu’on appelle désormais les compétences « transversales » (ou « soft skills ») sont bien plus importants que les compétences techniques[26]. Dans tous ces cas, la « convenance » entre les compétences initiales et le projet engagé peut être décisive, mais le projet créateur lui-même n’existerait pas si n’y avait pas conduit un tâtonnement, des rencontres, des intuitions impossibles à programmer par une « orientation » préalable, selon une suite de jugements et de discernements qui, si on l’approfondissait, aurait peut-être quelque chose d’analogue à l’illative sense défini par Newman comme étant au cœur de tout acte de foi [27]. En ce sens, les orientations professionnelles d’aujourd’hui, comme celles plus profondes de l’existence où les dimensions personnelle, familiale, politique, religieuse se mêlent et se conjuguent, ne sont pas déterminables à l’avance, mais sont un chemin. Elles fournissent l’équipement du voyageur, mais ne fixent pas les étapes, les détours et courbes, ni le terme du voyage. Le sens d’une vie se construit, il est dans le chemin même qu’elle va tracer au fur et à mesure du temps qui lui est donné.

Bibliographie

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– Bui-Leturcq Marie / Gabellieri Emmanuel (dir.), Partenariats et Innovation sociale. Vers une co-construction du bien commun M. La Chronique sociale, Lyon, 2020

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– Gabellieri Emmanuel, « Une éducation liant la tête, le cœur et les mains. A la lumière de Veritatis Gaudium », La Recherche Action à l’Université (dir. S.Allouche, D. d’Audiffret, A.Guggenheim, M.Raquet), Editions Le Manuscrit, Paris, 2021, p.49-63

– Gabellieri Emmanuel, « Comment toucher l’homme post-moderne dans une « société liquide » ?, De cœur et de raison. Pour un renouveau de l’apologétique, (O.Bonnewijn dir.), Paris, Editions de l’Emmanuel, 2022 , p 31-61.

– Gire Pierre, Repères pour une mission éducative, Paris, Cerf, 2008

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Marcel Gabriel, Mystère de l’Etre, chap VII « L’être en situation », Paris, Aubier, 1951

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– Lacroix Jean, L’Echec, Paris, PUF, 1965

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– Weil Simone, « Condition première d’un travail non servile » (1941), La Condition ouvrière, coll. « Espoir », Paris, Gallimard, 1951, p.270-72 ; rééd. « folio-essais », 2002, p. 431-33

– Dossier « Difficile éducation », Théophilyon 2014 – XIX- 2

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Pour citer cet article
Référence électronique: Emmanuel Gabellieri, « S’orienter » ? Vocation, profession et sens du travail », Educatio [En ligne], 13| 2022. URL : https://revue-educatio.eu

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[1] Agrégé, Docteur ès lettres, Pr HDR à la Faculté de Philosophie de l’Université Catholique de Lyon (Doyen de 2005 à 2014 et Vice-recteur de 2016 à 2021), UR Confluence « Sciences et Humanités » EA 1598. A notamment publié les ouvrages suivants : Simone Weil, Ellipses, coll. « philo-philosophes », Paris, octobre 2001, rééd.2109 ; Etre et Don. S.Weil et la philosophie,  «Bibliothèque philosophique de Louvain » n°57, Louvain-Paris, Editions Peeters, 2003 ; Penser le travail avec Simone Weil, coll. « Penser avec », Nouvelle Cité, 2017 ; Blondel et la philosophie française. 1880-1950 (dir. E.Gabellieri/P.de Cointet), Parole et Silence, 2007 ; Simone Weil. Action et contemplation  (en collab.  avec M.C.Bingemer), L’Harmattan, 2008 ; Humanisme et Philosophie citoyenne. Joseph Vialatoux et Jean Lacroix (E.Gabellieri et P.Moreau dir.), DDB-Lethielleux, 2010 ; Humanisme et Travail chez F.Perroux (dir. E.Gabellieri, en collab. avec Ed’Hombres, H.Savall) Paris, Ed. Economica, 2011; Gaston Berger. Humanisme et philosophie de l’action (dir. E.d’Hombres, Ph.Durance, E.Gabellieri), coll. « Prospective », L’Harmattan, 2012 ; Partenariats et Innovation sociale. Vers une co-construction du bien commun (M.Bui-Leturcq / E.Gabellieri, dir.), La Chronique sociale, Lyon, 2020

[2] E.Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Paris, Vrin, 1978, p 79-80.

[3] Cf. M.Blondel, Mémoire à Monsieur Bieil, Discernement d’une vocation philosophique, CERP / Parole et Silence, Paris, 1999, Présentation de M.Sales sj., « Le sacerdoce d’un laïc », p.7-47, et introduction d’E.Tourpe, p.50-71.

[4] Ainsi du désir d’entrer à l’Ecole Normale supérieure « pour acquérir une connaissance plus profonde et plus directe des esprits égarés ou des incrédules sincères dont mon rêve d’adolescent était de dissiper les préjugés en leur parlant leur propre langage » (op.cit. p.79), de « montrer aux hommes de ce temps (…) à ceux qui pensent avoir inventé un idéal de justice et de bonté supérieure (…) que, à mesure que l’humanité grandit, le Christ se lève » (p.89) ; « préoccupations (…) sur l’emploi de ma vie » (p.91), qui font qu’à une société éprise de laïcité, je veux montrer que le christianisme est postulé nécessairement par la vie laïque elle-même » (p.93) etc…

[5] Si on prolongeait cette perspective en ce sens, vocation et orientation ouvriraient ici au terme de « mission » : cf. par exemple Gire Pierre, Repères pour une mission éducative, Paris, Cerf, 2008.

[6] Pour une présentation plus large de la pensée de G.Marcel, permettons-nous de renvoyer au Chapitre VI « Mystère de l’être et ‘hyperphénoménologie » de notre ouvrage Le phénomène et l’entre-deux. Pour une métaxologie, Hermann, 2019, ibid., p.111-27.

[7] Voir par exemple « Regard en arrière », dans Existentialisme chrétien. Gabriel Marcel, Paris, Plon, 1947, p.301-02.

[8]  Voir notamment G.Marcel, Les hommes contre l’humain (1951), Paris, Fayard, 1968.

[9] Cf. G.Marcel, « L’être incarné repère central de la réflexion métaphysique » (1937), Essai de philosophie concrète, Paris, « Idées », Gallimard, 1967, p.21-61 ; « Aperçus phénoménologiques sur l’être en situation », ibid., p.127-58.

[10] Voir G.Marcel, Mystère de l’Etre, chap VII « L’être en situation », Paris, Aubier, 1951, p.149.

[11] Voir ce qui est dit du « développement créateur » dans Mystère de l’être, op.cit., p.154 sv.

[12] G.Marcel ajoutant aussitôt : « c’est au nom de ma vocation, telle qu’elle s’impose à moi non comme une fatalité mais bien plutôt à la façon d’un appel, que je puis être porté à condamner ce que ma vie jusqu’à présent a été en fait. » (Mystère de l’être, op.cit.,152).

[13] Cf. Le Mystère de l’Etre II, op.cit., p.11.

[14] Le Mystère de l’Etre II, p.14.

[15] De Rousseau à Marx, c’est cette conscience de plus en plus vive d’un conflit entre la « perfectibilité » infinie de l’homme et la contrainte sociale la « réduisant » à une détermination sociale donnée, qui semble bien au cœur des idéaux révolutionnaires de la modernité.

[16] On peut renvoyer ici aux profondes analyses de J.Lacroix invitant à considérer la positivité de l’échec dès lors que la conscience de celui-ci devrait être vue ipso facto comme révélatrice du rapport à un niveau transcendant (cf. L’Echec, Paris, PUF, 1965).

[17] Nous résumons dans ce qui suit quelques-unes des idées développées dans E.Gabellieri et Y.Plantier, « Approche par compétences et formation de la personne », Pedagogia et Vita, n°73, Ed. La Scuola, Brescia, 2015, p.53-70. Voir aussi dans le dossier « Difficile éducation » de Théophilyon 2014 – XIX- 2, les articles notamment de G.Mari «Education, confiance, foi », P.Gire « Enseigner, éduquer, proposer du sens et Y.Plantier « Education et adhésion. Perspectives philosophiques », ibid. p. 239- 92, que l’on peut prolonger par G.Mari, Pedagogia in prospetiva aristotelica, Ed. La Scuola, Brescia, 2007.

[18] C’est en fonction de ce type d’interrogation qu’il faut entendre les critiques peut-être trop radicales mais si lucides de I.Illich, concernant la prétention à identifier purement et simplement « éducation » et « scolarisation » (cf. « Une société sans école », Œuvres complètes Vol.1, Paris, Fayard, 2004, p. 205-377.

[19] S.Weil osait écrire : « Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également.» (S.Weil, « Réflexion sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1966, p.84-85).

[20] S.Weil, « Condition première d’un travail non servile » (1941), La Condition ouvrière, coll. Espoir, Paris, Gallimard, 1951, p.270-72, rééd. « folio-essais », 2002, p. 431-33. Pour un commentaire plus approfondi, voir E.Gabellieri, Penser le travail avec Simone Weil, coll. « Penser avec », Nouvelle Cité, 2017.

 

[21] Cf E.Gabellieri/ Y.Plantier, « Approche par compétences et formation de la personne », art.cit. p.64-67.

[22] Permettons-nous de renvoyer ici à notre étude, E.Gabellieri, « Joseph Wrezinski et Simone Weil » : anthropologie relationnelle et philosophie de l’action », Ce que la misère nous donne à repenser, avec Joseph Wrezinski. Colloque de Cerisy, Paris, Hermann, coll. « Société », 2018, p. 267-76.

[23] « Approche par compétences et formation de la personne », art.cit, p.66-67.

[24]  Voir par exemple l’itinéraire de Thierry Brac de la Perrière (L’Entrepreneur philosophe, Editions Les Passionnés de bouquins, Craponne, 2021), diplômé d’HEC qui après une carrière de cadre supérieur à l’international est reparti de zéro pour créer Metiista, entreprise en bâtiment spécialisée en transition énergétique.

[25] Voir par exemple notre étude « Une éducation liant la tête, le cœur et les mains. A la lumière de Veritatis Gaudium »,  dans l’ouvrage issu de l’action de la Chaire universitaire UCLy/Up for Humaness, La Recherche-action à l’Université. Les étudiants confrontés aux réalités de la société, Ed. Le Manuscrit, Paris, 2021 (dir. S.Allouche, D. d’Audiffret, A.Guggenheim, M.Raquet). Type d’initiatives prenant une dimension internationale, avec par exemple la création d’un réseau d’universités francophones pour « valoriser la recherche participative (…) valoriser socialement les compétences scientifiques portées par les étudiantes et étudiants, créer du lien social en mettant en valeur leur engagement, apporter des solutions aux problématiques concrètes du terrain et favoriser l’émergence d’une nouvelle culture de chercheurs-citoyens ((REseau International UNIversités-Société (RÉIUNIS), voir L’Essentiel du sup n°402 du 18 mars 2022).

[26] Cf. par exemple l’ouvrage collectif issu du projet FEDER « Part-innov » à l’UCLy, Partenariats et Innovation sociale. Vers une co-construction du bien commun (M.Bui-Leturcq / E.Gabellieri, dir.), La Chronique sociale, Lyon, 2020, et notre étude « Du personnalisme de Jean Lacroix à aujourd’hui. Education au dialogue et à l’engagement citoyen », L’Education à l’épreuve de la démarche qualitative (Contribuer à la formation des maîtres au sein des ISFEC), dir. Philippe Richard, Editions du Net, 2016, Saint Ouen, p. 77-89.

[27] Nous renvoyons ici à la philosophie du jugement et de l’« assent » de Newman, développée dans Grammaire de l’Assentiment qui dépassant l’opposition moderne entre foi et raison, cherche à définir les certitudes morales ou religieuses comme la résultante d’un cumul d’expériences, de raisons et de probabilités faisant sens peu à peu ou soudainement, mais conduisant aux choix et décisions les plus profondes de l’existence. Toute « orientation » dans l’existence, jusqu’à « l’orientation scolaire et professionnelle », n’est-elle pas toujours de cet ordre ? Bien loin donc de l’idéal cartésien d’une « certitude » quasi-mathématique intemporelle (et donc inutile à l’existence), mais aussi d’une « morale provisoire » qui, à l’opposé, laisse l’esprit dans l’impression d’un pur déterminisme lié au contexte social dans lequel on se trouve. Voir aussi E.Gabellieri, « Comment toucher l’homme post-moderne dans une « société liquide » ?, De cœur et de raison. Pour un renouveau de l’apologétique, (O.Bonnewijn dir.), Paris, Editions de l’Emmanuel, 2022 , p 31-61.