Patrick Royannais[1]
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Présentation :
Patrick Royannais puise dans l’histoire de la théologie chrétienne pour mettre en évidence la difficulté que l’on rencontre dès que l’on veut parler de Dieu, à l’école comme ailleurs, si bien que le meilleur discours que l’on puisse tenir sur lui réside sans doute dans nos actions : quand nous nous tenons aux côtés des dévastés de l’histoire et que nous veillons à ce qu’ils ne soient pas effacés.
Presentation:
Patrick Royannais draws on the history of Christian theology to highlight the difficulties we encounter whenever we want to talk about God, at school or elsewhere, so much so that the best discourse we can have on him undoubtedly lies in our actions: when we stand alongside the victims of history and make sure they are not erased.
Les lignes qui suivent s’appuient sur trois auteurs principalement : Denys l’aréopagite, Thomas d’Aquin et Paul Ricœur. Elles se les approprient et composent avec ce qu’elles leur empruntent ce qu’aucun d’eux n’a formellement écrit. Certes, elles ne veulent pas les trahir, mais, à les lire ensemble, elles mêlent les époques et les problématiques, elles ne les commentent pas strictement, ne disent pas tout de ce qu’ils disent sur le sujet et disent d’autres choses que ce qu’ils disent. Les deux anciens inscrivent la réflexion dans l’histoire de la pensée ; le dernier offre la réponse qui paraît la plus pertinente dans le contexte actuel. Chacun à sa manière retire la nomination de Dieu du savoir ou de la connaissance pour en faire, selon le cas, la conséquence d’une conversion, la révérence envers celui que nul n’a jamais vu ou la pratique du commandement nouveau. Nommer Dieu n’est ni affaire catéchétique ni objet d’un savoir, c’est une vie transfigurée. Cela ne relève pas de la réflexion ni d’une activité religieuse, mais d’une vie transfigurée. La nomination de Dieu se révèle être, contrairement à ce dont on est conscient dans l’expérience ordinaire, un acte dangereux, où le blasphème et l’idolâtrie guettent l’intrépide.
Tout le monde connaît, comprend le mot dieu. Au moins dans une très large partie des populations, sur toute la surface du Globe, depuis aussi longtemps que nous ayons des traces. Thomas d’Aquin conclue chacune de ses voies pour montrer l’existence de Dieu par ces mots : « ce que tout le monde appelle Dieu ». Quasi deux siècles plus tôt, Anselme de Cantorbéry prétendait que même le fou qui déclare dans son cœur qu’il n’y a « pas de dieu », selon le psaume, sait ce que dieu signifie, en a une définition, valide, « tel que rien de plus grand ne puisse être pensé ».
Est-ce cependant si sûr que nous sachions ce que ou qui est Dieu ? Rien qu’en christianisme, les conceptions de Dieu sont à ce point diverses et même contradictoires que l’on est en droit de se demander si tout le monde parle de la même chose, nomme le même. Si Jésus apparaît à certains de ses contemporains comme blasphémateur – et c’est bien pour cela qu’il a été condamné, ce dont il a été reconnu coupable – c’est que ce qu’il dit et montre et vit de Dieu, au plus près de la foi de son peuple – si cependant il est pertinent de définir le judaïsme du premier siècle selon un credo – heurte à mort ceux qui l’entendent. Entre le dieu qui est miséricorde et le dieu de la rétribution ; entre le dieu, point cardinal du sens et principe (d’organisation) de la société et le dieu qui se perd jusqu’à disparaître (kénose) dans la proximité de l’étranger et de tous les parias ; entre le dieu de la toute-puissance et de l’arbitraire de son absoluité et le dieu sans défense, compté parmi les criminels ; entre le dieu immobile, éternel, immatériel et le père de compassion qui pleure la mort de son fils habitant la chair, peut-il s’agir du même dieu ?
Christian Duquoc théologien de la seconde partie du XXème siècle, se méfiait des assertions générales, anhistoriques, qui se dispensent trop aisément du détour par le détail et concluent vite au nom de grands principes. Je l’ai entendu dire, de façon très intempestive, que chrétiens et musulmans ne croyaient pas au même dieu. C’est politiquement incorrect au moment où le dialogue inter-religieux est un chemin effectif vers la paix. Il voulait indiquer très exactement ce que je souligne ici : quand on dit dieu, à quoi pense-t-on ? (Il faudrait même entendre cette interrogation de façon ironique : pense-t-on quand on dit dieu ? Tu n’y penses pas de penser dieu.) Et il faut sans doute être plus radical ; entre disciples, à l’intérieur d’une unique confession, il est fort probable que nous ne nommions pas le même quand nous disons « Dieu ».
La tradition musulmane sait qu’il y a cent noms pour Dieu dont seuls quatre-vingt-dix-neuf sont connus et récités. Ce faisant elle est fort éloignée du catéchisme indigent que débitent des adeptes d’autant moins aptes à imaginer la subtilité de la pensée musulmane qu’ils cherchent la simplicité d’une identité que la pratique de quelques coutumes ne semble pouvoir leur offrir.
Thomas d’Aquin a été un commentateur érudit de Denys l’aréopagite qui écrit épigraphiquement un Traité des noms divins (ND) au tournant du VIème siècle. En revendiquant d’être fictionnellement le premier converti de Paul en Europe, à Athènes, Denys inscrit son texte dans les Actes des apôtres et sa pensée dans celle de Paul. Ses ouvrages n’offrent pas tant une réflexion sur le passage à la confession de foi chrétienne de l’Antique pensée, qu’une interrogation à propos du dieu inconnu auquel un autel est dédié et que Paul prétend identifier et annoncer (Ac 17). Or le Dieu inconnu n’a pas de nom que l’on puisse prononcer ; il est « nom au-dessus de tout nom » (Ph 2, 9). Il est un nom actif qui fait fléchir le genou et proclamer la seigneurerie au ciel sur terre et dans les abîmes et non un savoir. C’est ce que fait ce nom qui en dit la pertinence.
Tous les termes sont anachroniques, et philosophie et théologie pour Denys et pour nous n’ont pas le même sens. Mais il faut bien parler ! Le pseudo-Denys reprend à ce que l’on appelle philosophie, particulièrement celle de Platon et plus encore, ce qu’elle est devenue dans la réinterprétation que l’on appelle néoplatonicienne, des thématiques communes. Il n’est pas le premier à les introduire en ce que nous appelons aujourd’hui théologie. Lecteur des Ecritures, il fait aussi la liste de tous les noms divins qu’il y trouve.
L’incognoscibilité de Dieu n’est pas affaire d’ignorance ou d’incapacité humaine mais d’être de la divinité. Il n’y aura jamais de dernier nom, non qu’il n’existe pas, mais que la créature ne peut le connaître. Manière de parler qui veut désidolâtrer toute nomination en affirmant que si un nom est possible, ce n’est pas l’homme qui le donne, l’octroie. Il n’est pas fait de mains d’homme, selon la définition de l’idole par le psaume. Ce n’est pas l’homme qui l’invente. L’Adam nomme les animaux et celle qui est l’os de ses os, mais non le créateur. Il reçoit de vivre en sa présence ; la non-nomination et l’interdit de prendre le fruit sont affins. (C’est le serpent qui nomme dieu, au singulier et au pluriel, et qui entraîne la femme à cette nomination fautive par la nécessité où elle se sent de corriger les paroles du serpent. Il vaut parfois mieux laisser blasphémer que corriger autrui et être entraîné à utiliser ses mots et motifs.) Dire l’inconnu de Dieu, selon le mode fictionnel auquel on est réduit, est une manière de renoncer révérencieusement à mettre la main ou le mot sur Dieu, au nom même de Dieu. Puissent la prédication et la catéchèse, l’apologétique et le langage ordinaire s’en souvenir.
Ce qui distingue Denys de tous ceux qui nomment Dieu, ou plutôt, ce qui distingue les chercheurs de Dieu et ceux qui parlent de dieu comme de tout ce qui est, pommes-de-terre, tulipes ou détritus, c’est la vive conscience de ce que la nomination de Dieu ne relève pas d’un effort de l’intelligence. Elle n’est pas un savoir, elle est une odyssée, rendue possible parce que la divinité se donne, rendue possible par une forme de conversion où le quêteur est transformé par le quêté au point d’être changé en lui, divinisé. La nomination de dieu est un exercice spirituel, la fréquentation et la jouissance ouverte par la quête et l’union avec lui, extase au sens étymologique : « C’est selon cette union qu’il faut penser les choses divines, non pas selon nous, mais en sortant tout entiers de nous-mêmes tout entiers, et en devenant tout entiers de Dieu car il vaut mieux être à Dieu et non à soi. » (ND 865D).
On parle, et Denys le premier, de théologie mystique ; mais théologie comme mystique ont des sens qui ne sont pas les nôtres parce que la théologie n’est pas un savoir mais une pratique, parce que mystique au VIème siècle désigne ce qui est caché et appartient au mystère insondable de Dieu. Il y a un anonymat divin qu’il n’est pas opportun de réduire, ainsi qu’on le lit aux récits du passage du Yaboq ou de la conception de Samson. « Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? et, là même, il le bénit. » (Gn 32, 30) « Pourquoi t’informer de mon nom ? Il est merveilleux. » (Jg 13, 17)
La mystique n’est pas le fait de comportements extraordinaires dits « surnaturels ». Elle désigne un gain sur l’impossible. L’impossibilité de la nomination pour indépassable doit cependant être contredite sans quoi on ne pourrait annoncer, prier, savoir ce que l’on croit. Si d’aucune manière dieu ne pouvait entrer dans l’orbe du verbe, il ne pourrait être le suprême intelligible et intelligent, il ne serait pas dieu. Et pourtant, l’annonce, la prière et la théologie s’épanouissent dans le silence du nom au-dessus de tout nom.
Curieusement, l’adjectif innommable a deux sens opposés, ignoble ou tellement noble qu’insaisissable. Il y a dans cette ambivalence du terme tout le danger de la nomination de Dieu. Dieu dépasse, suréminent, tout ce qui peut se dire et se penser. « La connaissance la plus divine de Dieu, c’est celle qui est obtenue grâce à l’inconnaissance, dans une union au-dessus de l’intellect. » (DN 872B).
« Nom de Dieu » est un juron, et au nom de Dieu, des massacres sans noms ont été perpétrés. Dieu ne peut signifier celui qui veut la mort, même du pécheur. On le sait depuis toujours, et depuis toujours, pratiquement, on l’ignore. A quoi cela sert-il de savoir si c’est pour n’en rien faire ? Un savoir que l’on contredit dans les faits est mensonge. Celui qui dit Dieu peut faire de dieu un menteur (1 Jn 1, 10 et 5, 10) !
Il ne suffit pas de dire que nommer dieu en dehors de la transformation où l’on n’est plus en soi mais en et par Dieu le fait innommable, immonde. Il faut encore que la nomination de Dieu soit amour des frères. La nomination de dieu, dans un cabinet de philosophe, auprès du poêle, dans l’ignorance, même fictive, de l’autre qui prépare le repas et tient habitable le logement, ne peut que rater son but et relever du blasphème. C’est une défiguration de celui qui est l’image du Dieu invisible. Voilà qui devrait prévenir aussi bien les philosophes, sages et savants que les propagateurs du catéchisme. Comment serait-il possible d’annoncer l’évangile sans mettre en garde contre ce que l’on apprend, sans apprendre que ce que l’on sait, y compris de meilleur, peut être le pire ?
Je disais de Thomas qu’il avait été un lecteur érudit de Denys. Cela dispense de reprendre l’impossibilité de nommer Dieu. De cela la créature est incapable, et si elle use de quelque nom, ce sera toujours « une manière de le signifier empruntée aux créatures matérielles dont la connaissance est connaturelle [à l’homme] » (ST 1a, 13, 1). Thomas s’intéresse alors aux termes utilisés pour nommer Dieu. Les Ecritures le nomment par exemple roc, rocher, forteresse, abri. Voilà qui a de quoi étonner celui qui cherche dans le nom de Dieu une juste désignation de qui il est. Ces noms sont tellement en décalage qu’ils ne risquent pas de tromper. Qui dira de Dieu qu’il est un caillou, du minéral ? Nous n’avons pas seulement affaire à une simple métaphore. A la fois on exprime par ces termes ce que l’on éprouve à vivre en sa présence, en l’espèce comme refuge et sécurité, solidité, à la fois, dans l’impossibilité de dire ce que signifie vivre en sa présence, dans l’impossibilité de dire sa présence et en définitive lui-même, la métaphore se révèle une stratégie pour nommer celui qui n’a pas de nom.
On pourra faire le même type de raisonnement avec la bonté, ou la grandeur, ou la perfection. Mais Dieu n’est pas le meilleur, le plus grand, le plus parfait. Il n’est rien de tout cela car tout cela convient à ce qu’il n’est pas. Ou encore, on pourra nommer Dieu d’après la relation, le désignant moins lui que ce avec quoi on le dit en relation. Mais une nouvelle fois, la manière de Dieu d’être relation ne correspond pas à l’expérience que nous avons de la relation. Le traité de la création, quelques pages plus loin en viendra à distordre la logique pour essayer de dire le créateur qui fait exister par l’alliance celui avec qui il noue l’alliance et qui n’est pas (encore). Ce type de raisonnement, sans cesse repris sous de nouveaux angles, ne cesse de dire l’impossibilité du nom alors même qu’il y a dans le propos de la créature quelque chose de sensé jusqu’à dans ce qu’elle approche de Dieu. C’est à la fois même chose et chose différente de dire que Dieu est créateur, sauveur, vie, tout en tous.
Ayant épuisé toutes les nominations possibles, en métaphysicien, malgré le caractère anachronique du terme, Thomas voudrait cependant, à la suite de la pensée grecque et plus spécialement aristotélicienne, parler plus justement de Dieu. Dans la pensée grecque philosophique, pour critiquer les mythes anthropomorphes et parvenir à un savoir plus pur, les noms de Dieu relèvent souvent de l’immatériel : bien, être, vie, sagesse, puissance, un, paix, cause et fin, principe, etc. Aristote parle de premier moteur, de ce qui le premier met tout en mouvement sans lui-même être mu, puisque le mouvement est le propre de ce qui est corruptible, mortel, destructible. Le mot moteur paraît aujourd’hui une comparaison plus triviale encore que rocher. Mais que l’on ne se laisse pas surprendre. Moteur non mu, dieu instille la vie, le mouvement, par le désir qu’a de lui tout ce qui est mu. Il meut par amour.
Nous n’en sommes pas au Dieu des Ecritures, pris aux entrailles, ému, mu par la misère. « J’ai vu la misère de mon peuple. » Un tel être n’est pas pensable comme divin si précisément on le veut soustrait à tout mouvement, si on le veut incorruptible, parfait, éternel. Et Thomas ne reprend pas dans son traité des noms divins ce passage d’Aristote qu’il connaît et dont il s’est servi quelques pages plus haut pour montrer les voies qui attestent son existence. En effet, la pureté du dieu d’Aristote empêche de penser que si Dieu meut toute chose par amour, c’est parce que lui, le premier a aimé. Le premier moteur aristotélicien n’est pas créateur, en sortie, tourné, penché vers le monde, ce que l’on appelle le salut. Alors il convient de chercher un autre nom. Les Ecritures le donnent, et Augustin le formule. A côté du nom de substance, il y a le nom de miséricorde. Dans l’Exode, Dieu est à la fois celui qui voit la misère et celui qui est. « Dieu est amour » dit l’épitre de Jean.
Assurément, le mot « être », le nom de « substance », a dans la pensée une histoire fascinante. Son statut même ouvre des abîmes. L’infinitif du verbe, qui n’est pas une action, mais un acte, devient non une substance, ce qui serait curieux, mais quelque chose qui se présente comme tel, comme subsistant, en acte. Dès la question 4 de la Somme la grammaire explose dans une formule qu’il est interdit de prendre pour un nom, mais qui en tient lieu, parce qu’il faut bien parler, impum esse per se subsistens. Dieu est être subsistant par soi, où il est impératif qu’être ne soit pas un être ni l’être, pas l’infinitif infiniment acte d’un verbe. Etre est le nom qui convient le mieux dit Thomas. « Celui qui est convient au maximum à Dieu comme son propre nom. » (Ia, 13, 11). Nous voilà avec le nom de Dieu pour Thomas. Ça y est, nous le tiendrions. Et pourtant, dans une sorte de pirouette, tout est renversé : « Plus parfait encore et plus propre à Dieu est le tétragramme sacré. » (1a, 13, 11)
A peine pense-t-on avoir le nom au-dessus de tout nom que l’on est dans l’incapacité de prononcer ! La théologie nous apprend que le catéchisme n’est pas une liste d’assertions, mêmes les meilleures, mais qu’avec Dieu, il faut ruser, ne jamais se prendre au sérieux, sous peine de tomber dans le panneau, d’être la risée de tous et de rater l’essentiel à prétendre l’épeler.
La démarche de Ricœur vise à sortir la nomination de Dieu de la perspective métaphysique qui croit pouvoir le désigner adéquatement et exhaustivement. Je renvoie à un article paru en 1977 « Nommer Dieu » (auquel renvoient les numéros de pages dans le texte) que j’articule à sa conférence bien connue sur « le mal, un défi à la philosophie et à la théologie » de 1986. Dans ces deux textes, il s’agit de renoncer à une perspective seulement conceptuelle de la philosophie et de la théologie, que ce soit en par le rejet de l’objectivation de Dieu ou par une réponse discursive au mal.
Se situant comme un « auditeur de la prédication chrétienne » (281), le disciple se sait précédé par ce nom reçu, non forgé. Se reconnaître auditeur, c’est concéder de n’être pas à l’origine du discours, c’est, en philosophe, en rabattre sur la prétention à commencer un discours sans présupposition, c’est renoncer au point de départ et donc au point de vue dernier sur ce dont on parle. Le travail n’est pas d’abord d’élaboration conceptuelle, mais de recueil de nos manières de parler. « Nommer Dieu est ce qui a déjà eu lieu dans les textes. » (282). Et le texte biblique est une polyphonie de nominations, dans des styles où le mot dieu joue des rôles différents.
La Bible, avant tout, relève du poétique, c’est-à-dire du caractère d’efficience des textes. Le texte crée un monde quels que soient ses genres littéraires ‑ prescriptif, descriptif, poétique, narratif, hymnique, etc. ‑. « La Bible est un poème » (287). Le poétique fonctionne comme le symbolique. Si nommer Dieu est possible, ce ne sera évidemment pas sous le mode de la description.
« Ainsi Dieu est-il nommé diversement dans la narration qui Le raconte, dans la prophétie qui parle en Son nom, dans le prescriptif qui Le désigne comme source de l’impératif, dans la Sagesse qui le cherche comme sens du sens, dans l’hymne qui L’invoque en deuxième personne. C’est par là que le mot « Dieu » ne se laisse pas comprendre comme un concept philosophique, fût-ce l’être au sens de la philosophie médiévale ou au sens de Heidegger. Le mot « Dieu » dit plus que le mot « Etre », parce qu’il présuppose le contexte entier des récits, de prophéties, des lois, des écrits de Sagesse, des psaumes, etc. Le référent « Dieu » est ainsi visé par la convergence de tous ces discours partiels. Il exprime la circulation du sens entre toutes les formes du discours où Dieu est nommé. » (294-295)
La parabole devient la nomination de Dieu par excellence, un récit comme en Exode 3, où les deux noms divins d’Augustin ne sont que la forme que l’un prend par l’autre. Nommer Dieu c’est raconter sa geste salvifique. ‑ Vous voulez savoir qui est Dieu ? ‑ « Un homme avait deux fils… », « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho… ». Le nom de Dieu est alors celui d’un homme au prénom théomorphe, Jésus. Mais cet homme n’est pas un état civil ; il est un trajet, « lui qui passait en faisant le bien » (Ac 10, 38).
Aurions-nous touché le but ? Ou au contraire, tout cela pour ça ? Certes, il ne s’impose pas même pour tout chrétien que le nom de Dieu soit Jésus, et que ce nom ne soit pas un état civil mais une vie qui transforme le monde et ceux qui l’approchent. Cependant, cela n’a rien d’évidemment original.
C’est alors qu’il faut revenir à ce qui a déjà été dit du nom que l’on a tôt fait de blasphémer alors même que l’on s’en veut l’avocat. Dieu n’a pas besoin d’avocat ! Ce n’est pas lui qui doit être justifié, dont on doit rendre compte, mais lui qui justifie, rend juste. Le justifier, c’est le nommer de travers, blasphémer, prendre son rôle, se soustraire à sa bonté. De même qu’au nom de Dieu on a trahi Dieu, on l’a insulté, alors même qu’on s’en faisait les agents, de même au nom de Jésus. L’humanité est trop bavarde sur Dieu et la nomination désormais réside dans le geste qui l’indique, avec lequel il se confond, la charité. La nomination de Dieu n’est pas théologique, au sens obvie (ou alors toute théologie est idolâtrie), mais politique ; elle est une pratique, marcher comme Jésus a marché (1 Jn 2, 6)
Dès lors que l’on refuse d’écrire l’histoire du point de vue des vainqueurs, les perdants sont pris en considération jusque dans l’effacement dont l’historiographie a fait leur tombeau. Ecrire l’histoire des perdants, c’est lutter contre le mal parce que c’est dénoncer la souffrance qui les a broyés. Si Jésus et Dieu avec lui s’identifient aux perdants, la nomination de Dieu s’en trouve modifier, et dire Dieu c’est dénoncer le mal et consoler les affligés. Qui nomme Dieu aujourd’hui ? Le philosophe ? Le théologien ? Le priant ? Plus assurément celui qui se tient au milieu des dévastés de l’histoire et refuse que leur mémoire ne s’efface. Nommer Dieu, est un acte politique et éthique, se tenir dans la proximité des souffrants. Le reste pourrait bien n’être que bavardage coupable.
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Pour citer cet article
Référence électronique : Patrick Royannais, « Nommer Dieu », Educatio [En ligne], 15| 2025. URL : https://revue-educatio.eu
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[1] Docteur en théologie et en anthropologie religieuse, Patrick Royannais est notamment l’auteur d’une thèse sur « qu’est-ce que croire ? ».