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Editorial.

Thierry de La Garanderie[1]

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« Les hommes sont quand même insensés. Ils ne se servent jamais des libertés qu’ils ont, ils préfèrent celles qu’ils n’ont pas ; ils ont la liberté de pensée, ils exigent la liberté de s’exprimer », Kierkegaard, Diapsalmata[2].

 

Il est des lectures édifiantes qui forment et élargissent l’esprit humain, notamment lorsqu’on ouvre les pages admirables des Misérables de Victor Hugo : l’auteur se promène dans la conscience de son héros Jean Valjean, pour mettre en scène des dialogues intérieurs riches et tourmentés. Jean Valjean fait bien souvent l’expérience, au cœur même de sa conscience, du débat contradictoire. Il vit intrinsèquement une lutte terrible entre une aspiration à un idéal de bonté et son désir de vengeance contre une société qui l’a rendu bagnard, car il a volé du pain pour nourrir des enfants. Cet idéal de bonté est incarné par Monseigneur Myriel, évêque de Digne, figure qui ouvre le roman et qui sert de fil directeur au récit : Monseigneur Myriel a bouleversé Jean Valjean en l’accueillant chez lui et en lui pardonnant de lui avoir volé son argenterie ; Myriel, par sa bonté christique, sert de modèle à Jean Valjean qu’il s’efforce donc d’imiter. Mais il y a l’inspecteur de police Javert qui poursuit notre héros, et qui ne croit pas en la rédemption, ou en la capacité de l’être humain de s’amender de tous ses crimes et de connaître une métamorphose morale. Javert qui poursuit Jean Valjean, n’est-il pas l’incarnation d’une société sans état d’âmes qui veut punir l’être humain de n’être jamais suffisamment probe et honnête ? Jean Valjean entend bien en lui-même les récriminations de la société contre ses agissements délictueux ; pour autant, il souhaite exprimer sa colère contre les injustices sociales – sera-t-il prêt au pardon et à répondre à l’exigence de bonté à laquelle l’a initiée l’évêque de Digne ? Autrement dit peut-il incorporer une tierce parole, entre celle qui le condamne et celle par laquelle il condamne, pour se réconcilier avec le monde et surmonter sa colère ? Jean Valjean est ainsi confronté aux tourments de voix contradictoires qui entrent en luttent dans sa conscience. Le chapitre III du livre VII de la première partie intitulé « Une tempête sous un crâne » est certainement l’un des plus connus des Misérables : Jean Valjean doit-il se rendre à la justice pour empêcher qu’un innocent, Champmathieu, soit condamné à sa place ? Mais s’il se rend, comment peut-il s’édifier en bonté et répondre à la demande de Fantine de protéger sa fille Cosette ? Et Hugo fait ainsi « le poème de la conscience humaine »[3], la saisissant en pleine tourmente.

Ce qui intéresse la réflexion que nous ouvrons, par ce numéro de la Revue Educatio consacré à « La liberté d’expression », est la manière dont Hugo met en scène les débats contradictoires qui se jouent dans la conscience de Jean Valjean. Le chapitre VII du livre II de la première partie, « le dedans du désespoir », présente cette conscience sous la forme d’un tribunal : « (…) il se replia en sa conscience et réfléchit. Il se constitua tribunal. »[4] Jean Valjean est sorti du bagne et il s’interroge sur sa vie à venir dans une société qui l’a rejeté pendant dix-neuf ans ; il se livre à un procès. Est-ce le sien ? Est-ce celui de la société ? Dans ce temps d’introspection, intervient en premier lieu la voix du procureur, le défenseur des bonnes mœurs de la société ; c’est une voix implacable qui condamne avec fermeté le vol de Jean Valjean : « enfin qu’il avait eu tort »[5]. Puis, en un deuxième lieu se fait entendre la parole de l’avocat de la défense qui retourne l’accusation pour montrer que la société est coupable de n’avoir pas su protéger de la misère un homme laborieux. Enfin, en troisième lieu tombe la sentence du président du tribunal : « Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna. »[6] Cette expérience littéraire nous initie à l’art du débat contradictoire ; cet art rhétorique décisif si savamment utilisé par les orateurs de l’Antiquité ou par les zélateurs de la disputatio au Moyen-Âge, et mis en œuvre dans les cours de justice des Etats démocratiques, cet art rhétorique donc est la condition même de la découverte et de l’usage de la liberté d’expression. Cela signifie que la liberté d’expression qui est un droit naturel de l’être humain, ne prend vie et corps qu’à partir du moment où l’espace du débat contradictoire est ouvert. L’être humain ne comprend la signification et le rôle de la liberté d’expression que s’il se confronte à l’exercice du débat contradictoire, à la manière de Jean Valjean. La liberté d’expression n’est pas un droit général de parler en toute circonstance, de n’importe quel objet, suivant n’importe quel ton ; il y a d’ailleurs une législation rigoureuse qui lui impose des restrictions d’usage : injures, diffamations, dénigrements, publicités mensongères, fausses informations, appels au meurtre, incitations à la haine, atteintes à l’ordre public, opinions négationnistes ne sont pas recevables dans les espaces publics. Ce ne sont donc pas toutes les paroles qui peuvent circuler librement au sein de la société, ce qui montre que l’usage de ce droit naturel est régulé par le droit positif qui vise aux relations pacifiques et harmonieuses entre les citoyens. Il convient donc d’éviter toutes les paroles violentes qui portent atteinte à l’intégrité des personnes.

Mais quelle leçon nous donne Jean Valjean ? Le débat contradictoire nécessite d’apprendre à penser contre soi-même : penser contre soi-même demande de savoir accueillir toutes les paroles qui mettent en question ses croyances et opinions personnelles. Les accueillir demande de les intérioriser et de les faire parler en soi pour les mettre en débat avec ses propres certitudes. Et mieux elles sont accueillies, mieux les arguments qu’on lui oppose éventuellement acquiert de la consistance ; et mieux le débat est intériorisé au cœur de notre conscience, meilleur est l’expression de nos idées dans l’espace public. Pour parvenir à accueillir les idées qui heurtent nos convictions premières, cela nécessite une qualité d’attention particulière : écouter l’autre sans impatience, jusqu’au terme de son argumentation, et avec l’exigence singulière de considérer que son discours a possiblement un rapport à la vérité qui nous échappe nécessairement, car nul ne peut tout savoir. Il serait possible d’envisager un geste pédagogique important : éduquer les élèves à l’art du débat contradictoire, en les initiant à la position de celui qui écoute, en leur proposant ensuite d’accueillir, en leur for intérieur, cette parole étrangère en vue de préparer une réponse argumentée, pour enfin exprimer librement, dans le respect des règles du droit positif, leur propre opinion modifiée immanquablement par la première intervention. Les élèves, de la sorte, feraient l’expérience du différé, du nécessaire passage par des médiations qui donnent à la liberté d’expression forme et contenu. Le débat contradictoire s’inscrit dans des temps d’argumentation déterminés que chaque débatteur doit respecter. Pour que le débat contradictoire ait lieu, la liberté d’expression (par l’usage d’une parole publique) est requise. Cependant la liberté d’expression suppose l’apprentissage d’une liberté de conscience et de pensée, en jouant à l’intérieur de soi avec des pensées qui se ressemblent et qui s’opposent. Aussi la liberté d’expression réclame le cadre du débat contradictoire pour s’épanouir. Un débat contradictoire sans liberté d’expression est vide, mais la liberté d’expression sans débat contradictoire est aveugle.

Il est des spectacles affligeants qui fatiguent et rétrécissent l’esprit humain, notamment lorsqu’on assiste sur les scènes politiques et médiatiques à ces pseudos débats contradictoires, entre des représentants de ces différentes scènes. Le spectateur est frappé par l’incapacité d’écoute des débatteurs, tellement sûrs de leurs savoirs ou engoncés dans des certitudes (en réalité fragiles). Ils montrent qu’ils ne savent pas ce que suppose le débat contradictoire – ne devraient-ils pas s’initier à l’art médiéval de la disputatio ? Ne devraient-ils pas lire quelques pages saisissantes des Misérables de Hugo ? Savoir écouter, c’est reconnaître au nom du principe d’égalité que la parole de l’autre a autant d’importance que la sienne. Savoir écouter, c’est défendre au nom du principe de fraternité que la parole de l’autre nourrit tout autant que la sienne, la réflexion commune pour servir le vivre-ensemble. Savoir écouter, c’est protéger au nom du principe de liberté le droit de chacun de pouvoir s’exprimer librement dans l’espace public. Pour cette raison, toute personne politique (ou journaliste) qui interrompt sans cesse la parole de l’autre, toute personne politique qui se met à chanter lorsque cet autre s’exprime à la tribune de l’assemblée, exerce une pression insupportable sur la liberté d’expression de l’orateur, par son refus du débat contradictoire, et met ainsi en péril le principe même de la liberté d’expression. Il serait difficile pour la personne politique de se faire philosophe et d’accepter que la seule chose qu’il sait est de ne rien savoir… S’il était philosophe tout au moins il accueillerait d’autant mieux toute parole différente qui vient heurter ses habitudes de pensée ; il l’accueillerait en ce sens précis qu’il estimerait que l’expression libre de l’autre a un rapport à la vérité qui lui échappe, en raison de la finitude de son propre pouvoir de connaître. Mais sans imaginer un tel esprit de tolérance (au sens d’accueillir la différence), comme il serait bon pour apaiser notre démocratie que le personnel politique intégrât les exigences du débat contradictoire au nom même de la liberté d’expression, en laissant notamment un temps d’expression nécessaire à la parole de chacun.

Nous comprenons combien il est difficile d’user de la liberté d’expression. La revendiquer comme un droit ne suffit pas. Il importe cependant qu’elle soit reconnue comme un droit de l’homme. Elle s’énonce ainsi dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 par l’Assemblée constituante, lors de la Révolution française :

 

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

 

Ce n’est pas pour rien qu’elle ait donné lieu à une déclaration solennelle, car la libre expression des idées, des opinions, des croyances a été longtemps interdite ou empêchée ou censurée dans la grande histoire de l’humanité. Avant la Déclaration du 26 août 1789, il y eut des avancées politiques dans différents pays en faveur d’une libération de la parole (politique notamment) : ainsi dès 1689 en Angleterre, au moment de l’abdication de Jacques II, le Bill of Rights garantissait par exemple la liberté de parole, des débats et des procédures au sein du parlement. Toutes ces déclarations solennelles furent nécessaires pour favoriser l’émancipation de l’homme, en précisant que la reconnaissance de ce droit de libre expression inscrit dans la nature de l’homme, reconnaît indirectement la liberté de conscience ou la liberté de pouvoir penser par soi-même. Kierkegaard semble s’étonner dans Diapsalmata[7] que l’être puisse revendiquer la liberté d’expression, alors qu’il dispose déjà de la liberté de pensée… Mais l’une ne va pas sans l’autre, la liberté de pensée n’acquiert de consistance qu’à travers l’usage de la liberté d’expression. De sorte qu’en reconnaissant le droit de « libre communication des pensées et des opinions », l’Assemblée constituante souhaitait favoriser le développement intellectuel de l’être humain – ainsi des arts, des lettres, des sciences. Cependant si cette liberté d’expression est un droit, la simple revendication est insuffisante : j’ai le droit certes de m’exprimer, mais je ne peux pas faire n’importe quel usage de ce droit ; et le problème n’est pas que juridique, il est aussi pédagogique et spirituel. Puisque la liberté d’expression réclame un libre jeu avec sa pensée et s’inscrit dans le cadre d’un débat contradictoire, elle nécessite d’être éduquée. Ce n’est pas parce qu’elle est un droit, qu’elle peut être utilisée de façon spontanée (ou instinctive). S’il faut la revendiquer, c’est parce qu’elle est interdite ; mais dès lors qu’elle est autorisée par la loi, elle suppose un long apprentissage, voire toute une ascèse avec des étapes éducatives. Sans éducation, la liberté d’expression est aveugle et ne donne lieu qu’à des dérives. Il est certes facile de la revendiquer comme un étendard (d’autant plus facile avec l’abondance des réseaux sociaux), mais il est difficile d’en avoir un usage fécond pour soi-même, pour autrui, et pour la société. Par conséquent, il nous apparaît nécessaire d’interroger la question de l’éducation de la liberté d’expression : cela explique la publication de ce numéro de la Revue Educatio consacré à ce thème.

Il est des pensées nécessaires qui bousculent et stimulent l’esprit humain, notamment lorsqu’on suit les chemins de réflexion des auteurs et participants de ce numéro 14 de la Revue qui proposent deux temps différents : le premier temps offre quelques repères fondamentaux en se confrontant à la question qui est à l’origine de ce numéro : « Revendiquer ou éduquer la liberté d’expression » ; le second temps qui s’intitule « éducation en actes », propose des contributions sur l’usage éducatif et pédagogique de la liberté d’expression. Dans notre présentation des différents articles, nous avons pris le parti de les associer, pour mettre en évidence que théorie (repères fondamentaux) et pratique (éducation en actes) sont en dialogues constant.

Ainsi François Moog, théologien et recteur de l’Institut Catholique de Toulouse, invite le lecteur à une méditation sur le soin que l’être humain doit avoir pour sa liberté d’expression, en la mettant au service de sa vocation spirituelle, et pour répondre à l’appel de ce mendiant d’amour qu’est Dieu. Il faut cesser de croire que les spiritualités religieuses seraient les adversaires de la liberté d’expression ; tout au contraire, elles ouvrent des voies de réflexion, en défendant la belle idée que Dieu a confié à l’être humain cette délicate liberté d’expression dont l’usage suppose une éducation spirituelle : Tarik Abou Nour, imam et théologien, décrit dans son article le geste de Dieu dans le Coran qui permet à ses créatures « de s’exprimer librement sans tabous », jusqu’à l’expression de « la rébellion et [de] la mécréance ». Autrement dit Dieu offre à l’être humain la liberté de s’opposer à lui. Toute la difficulté pour l’être humain est de parvenir à rencontrer sa vocation spirituelle par cette liberté qui peut pourtant l’en détourner. Nous comprenons bien alors que la liberté d’expression est tel un pharmakon, un poison et un remède : n’est-ce pas l’idée que défend Antoine Arjakovsky, historien et philosophe, dans sa contribution : « Comment penser une éthique chrétienne de la liberté d’expression en contexte de post-modernité ? » ? Il souhaite nous alerter sur la nécessité de donner des fondements métaphysique, éthique et spirituel à la liberté d’expression ; il importe de ne pas séparer liberté d’expression et de liberté de conscience, voire de fonder la liberté d’expression sur une conscience tournée vers l’exigence de la défense du bien commun. Cependant l’appréhension de la liberté d’expression dans les champs de la métaphysique et de la spiritualité n’est pas chose aisée ; et la liberté d’expression est pour les religions une épreuve dont témoigne le livre édité sous la direction de Michel Younes : Les religions à l’épreuve de la liberté d’expression, présenté dans la seconde partie de ce numéro par Jean-Louis Barbon. Pour autant, les spiritualités religieuses ouvrent des voies fécondes pour la liberté d’expression : Paul Ricoeur, dans son article « Tolérance, intolérance, intolérable » dont nous proposons, dans la première partie du numéro, une lecture philosophique, décrit l’expérience chrétienne d’une tolérance particulière qui ouvre l’espace d’un libre jeu d’interprétations des textes évangéliques, tolérance qui sollicite et éveille la liberté d’expression.

Dans le champ de la communication, Erik Bertin, docteur en sémiotique et maître de conférences à l’Université de Limoges, confie son inquiétude face aux développements des Médias hybrides (notamment les réseaux sociaux) qui ne constituent pas, malgré les apparences, un lieu de vie et d’émancipation de la liberté d’expression ; celle-ci ne risque-t-elle pas de périr dans ces espaces médiatiques qui ne cessent pourtant pas de la revendiquer ? Erik Bertin ne désespère pas au travers d’une « éducation civique médiatique » de promouvoir un usage éthique et politique de la liberté d’expression. Il convient donc bien d’éduquer cette liberté, mais cette éducation ne peut pas être solitaire. Par cette liberté d’expression, il ne s’agit pas seulement de « parler de », mais aussi et surtout de « parler à » … ou plutôt, c’est en « parlant à » qu’il est d’autant plus aisé de « parler de ». D’où la proposition, défendue par Jean-Marie Leconnétable dans sa contribution, d’articuler un enseignement personnalisé à un enseignement communautaire : l’expression de soi et de ses pensées acquiert une force d’être lorsque l’être humain met cette expression en relation avec autrui et avec l’institution qui l’accueille. Aussi l’article de Paolo Bonafede, professeur à l’Université de Trente, et de Federico Rovea, professeur à l’Institut universitaire de Sophia, offre des ressources pédagogiques stimulantes, en suivant les pas des pères italiens Antonio Rosmini (1797-1855) et Lorenzo Milani (1923-1967) : l’usage de la liberté d’expression réclame d’avoir le sens de la dignité humaine.

En définitive, toutes ces contributions variées poursuivent une même finalité qui est de montrer que la liberté d’expression ne consiste pas à pouvoir dire ce que l’on veut quand on veut : elle requiert une éducation pour apprendre à penser par soi-même, à accueillir la parole de l’autre, et à accepter les possibles contradictions afin de nourrir ses propres pensées. Et nos auteurs insistent sur la nécessité de donner à la liberté d’expression un horizon, celui du respect de la personne humaine et de sa liberté de conscience, en vue de constituer un monde commun harmonieux. Après tout, nos auteurs se sont mis à l’écoute de la recommandation ultime de Jean Valjean à Cosette et à Marius, dans les dernières pages des Misérables : « Aimer vous bien toujours. Il n’y a guère autre chose que cela dans le monde : s’aimer »[8] – Jean Valjean, à la fin des Misérables, comme au terme d’une odyssée, retrouve l’idéal de bonté christique incarnée par Monseigneur Myriel, et se réconcilie ainsi avec le monde. N’est-ce pas là l’aboutissement du débat contradictoire qui a tant agité sa conscience, aboutissement qui lui autorise d’exprimer librement sa propre bonté ? Heureuse liberté d’expression qui lorsqu’elle s’exprime au nom de ce devoir d’amour – s’aimer – passe ainsi de la « suprême ombre » à la « suprême aurore »[9] ! Elle est et demeure une belle promesse pour notre humanité, si l’être humain l’éduque au service de l’amour du genre humain

 

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Pour citer cet article
Référence électronique : Thierry de La Garanderie,  « Editorial », Educatio [En ligne], 14| 2024. URL : https://revue-educatio.eu

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[1] Professeur agrégé de philosophie en CPGE au Lycée Saint Michel de Picpus et chargé de cours à la faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de Paris.

[2] Ou bien… Ou bien…in Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2018, page 22.

[3] Hugo, Les Misérables, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1951, page 230.

[4] Ibid., page 93.

[5] Ibid., page 94.

[6] Ibid., page 95.

[7] Op. cité.

[8] Op. cité, page 1485.

[9] « Suprême ombre, suprême aurore » est le titre du dernier livre (Livre neuvième) de la dernière partie (cinquième partie) des Misérables de Victor Hugo.

La liberté d’expression requiert l’écoute et l’accueil de la parole de l’autre.

Entretien avec François Moog, Théologien et Recteur de l’Institut Catholique de Toulouse.

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Résumé : L’interview a pour fin d’inviter l’être humain à éduquer et à prendre soin de sa liberté d’expression. François Moog montre les vertus d’une éducation chrétienne, sur les pas de Jésus qui invite chaque être à écouter la parole de l’autre, à le considérer dans sa singularité d’être comme une personne libre ; s’ouvre alors un espace de dialogue au sein duquel chaque être peut faire l’expérience de sa liberté d’expression ; celle-ci n’acquiert de valeur que lorsqu’elle est en adéquation avec la vocation de l’être humain qui est de dire « oui » à Dieu ; pour y parvenir, la liberté d’expression requiert une éducation.

Mots clés : Anthropologie chrétienne, Ecoute, Education chrétienne, Liberté de conscience, Liberté d’expression, Parole, Personne, Relation. Continuer la lecture

La liberté d’expression sur les réseaux sociaux n’est-elle pas un leurre ?

Entretiens avec Erik Bertin, Docteur en sémiotique et Maître de conférences à l’Université de Limoges.

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Résumé : L’entretien a pour fin d’interroger la place de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux. Erik Bertin prend soin de décrire les mécanismes d’assujettissement de tout individu qui croit être libre dans l’expression de ses opinions en devenant « agent médiatique ». Non seulement, il est prisonnier d’une opinion médiatique qui l’empêche de penser par lui-même, mais il est aussi dépourvu de liberté d’expression. Qu’est donc alors la liberté d’expression ? Et est-elle seulement possible sur les réseaux sociaux ?

Mots clés : Education civique, Liberté d’expression, Médiateur, Médias hybrides, Métrique de la vanité, Réseaux sociaux. Continuer la lecture

Lecture de Paul Ricœur, « Tolérance, intolérance, intolérable », in Lectures 1, Autour du politique.

Thierry de La Garanderie

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Dans les premiers pages de cet article[1] qui propose une riche confrontation de la tolérance avec l’intolérance et l’intolérable (entre le défaut et la limite), le philosophe Ricoeur distingue des niveaux de tolérance ; cette distinction est éclairante pour notre réflexion sur l’usage de la liberté d’expression. Nous avons insisté, dans l’éditorial, sur la nécessité d’articuler la liberté d’expression et le débat contradictoire, débat au sein duquel l’expression de chaque intervenant est prise au sérieux ; c’est dans ce cadre-là que nous pouvons faire intervenir la question de la tolérance, en suivant pas à pas la lecture de Ricœur.

 

       La tolérance est le fait de tolérer quelque chose. La tolérance peut résulter de l’abstention d’un pouvoir (politique, moral, religieux) qui se retient d’interdire l’expression d’une pensée, d’une croyance ou d’une opinion qui vont pourtant à l’encontre de sa manière de penser – tolérer signifie donc ne pas interdire : un espace de liberté est ainsi offert à une expression autre. Le pouvoir en question renonce à imposer à une communauté son système de croyance : « ne pas interdire ou exiger alors qu’on le pouvait »[2]. Mais la tolérance est aussi une expérience négative, car elle consiste à supporter à ses côtés la présence d’une opinion ou d’une croyance avec laquelle on est en désaccord – nous retrouvons ainsi le verbe latin « tolerare » qui signifie : « porter, supporter un poids, un fardeau ». La tolérance se présente donc une expérience ambiguë qui semble ouvrir l’espace d’une liberté d’expression de croyances, d’opinions, d’idées, mais qui ne favorise pas nécessairement le débat contradictoire, de sorte que la liberté d’expression ne s’accomplit pas pleinement : elle est seulement supportée, et la conscience qui l’utilise n’est pas reconnue dans sa dignité ontologique ou dans sa valeur intellectuelle ce qui fait que la liberté de conscience n’est pas pleine : la conscience se retenant de s’exprimer en comprenant que ses opinions ne sont que supporter, ne peut pas déployer sa pensée. Ricoeur écrit ainsi : « (…) sans expression et sans communication, la conscience, le for intérieur restent muets, donc opprimés »[3].

Mais ne désespérons pas, et comprenons en décrivant les différentes étapes de la tolérance qu’il est possible de passer du principe d’abstention (laisser un espace de liberté) au principe d’admission (accueillir favorablement la libre expression de chacun). Les deux premières étapes renvoient à des expériences négatives de la tolérance : d’une part (première étape), je suis dans une situation politique par exemple, où un arbitre (un pouvoir politique) me contraint à cohabiter avec une opinion ou une croyance que je désapprouve ; je supporte contre mon gré cette autre manière de penser, car je n’ai pas la puissance de l’empêcher – il serait possible de faire référence aux guerres de religion au 16ème siècle et aux Edits de tolérance qui contraignaient les catholiques et les protestants à cohabiter, mais qui ne pouvaient donner lieu à aucun débat contradictoire, chacun restant enfermer dans sa croyance religieuse. D’autre part (deuxième étape), je désapprouve telle manière de penser (ou tel système de croyance), mais je m’efforce de la comprendre, sans avoir l’intention de l’adopter. C’est une ouverture vers l’autre qui se manifeste : la tolérance n’est plus un fardeau à vivre, et l’être sort de lui-même en imaginant qu’un autre système de croyance est possible. Pour autant le débat contradictoire ne peut pas avoir lieu, car il ne s’agit pas de reconnaître à une autre opinion le droit d’avoir la même exposition dans l’espace public et le même temps d’expression que l’opinion dominante.

La troisième étape de la tolérance s’avère déterminante pour la liberté d’expression ; elle intervient dans l’histoire au moment de la désacralisation du pouvoir politique et donc de l’avènement de l’Etat de droit (18ème siècle) – passage de l’abstention d’un pouvoir qui se retient d’intervenir à un pouvoir qui admet et autorise des libertés (expression, réunion, culte, publication). Le pouvoir politique accorde le droit d’exprimer librement des différences et défend le principe du pluralisme d’opinions, de croyances – « la tolérance prend alors un sens tout à fait positif »[4] écrit alors Ricœur. Que se passe-t-il ? Je n’approuve pas nécessairement une manière de penser différente de la mienne, mais je reconnais le droit à cette manière de penser de pouvoir s’exprimer dans l’espace public, à la condition de respecter le cadre juridique qui en permet l’expression ; cela implique le principe de citoyenneté égale : « chacun a droit à une liberté égale à celle de tout autre individu ou groupe »[5]. Il y a ainsi une reconnaissance juridique de la liberté d’expression de chacun. La liberté de conscience peut alors se déployer : chacun a le droit d’intervenir dans l’espace public, de faire entendre ses pensées et ses croyances, dans un cadre juridique rigoureux ; et pour les faire entendre, le citoyen doit auparavant les utiliser librement en son for intérieur (comme pour fourbir ses armes argumentatives) : l’adhésion à ses croyances est libre, grâce au principe du pluralisme des idées. L’Etat de droit n’impose un système de croyances.

Avec cette troisième étape de la tolérance, nous pourrions penser que nous avons atteint un sommet : la liberté de d’expression coïncide avec la liberté de conscience. Cependant cette étape comporte une limite : je reconnais à l’autre le droit d’exprimer une opinion différente de la mienne, mais je ne lui accorde pas la vérité ; il y a une scission entre le droit et la vérité. Cela se donne à voir avec les débats politiques : des opposants s’accordent mutuellement le droit d’avoir des opinions différentes et le droit de les exprimer, mais chacun estime que l’autre a nécessairement tort. Le débat contradictoire demeure ainsi limité, et ne rend pas réellement possible le progrès de la pensée. Il faut donc passer à une quatrième étape qui demande un travail sur soi pour mieux accueillir la parole de l’autre : la pensée d’autrui qui s’exprime en face de moi me surprend, heurte mes croyances ; pour autant cette pensée pourrait avoir un rapport à la vérité qui m’échappe en raison de la finitude de mon propre entendement. La tolérance ne consiste pas à supporter une opinion différente de la mienne ou accorder le droit à autrui de dire librement ce qu’il pense. Non ! Il s’agit d’entrer dans la confrontation et de soumettre les opinions exprimées (la mienne comme la sienne) à un travail critique rigoureux pour cheminer ensemble vers une opinion partagée. L’expérience du dialogue philosophique ou de l’échange scientifique qui rend possible la constitution d’un cogitamus (nous pensons) peuvent constitués des illustrations fortes.

Mais pour illustrer cette étape de la tolérance, Ricoeur invoque le pluralisme de la foi chrétienne ; il y a une expérience théologique de la tolérance qui mène de la violence de la conviction à la non-violence du témoignage. A partir du moment où l’église catholique s’est détachée du pouvoir politique, elle n’a plus eu à imposer son dogme à la société entière : « Une foi qui n’a plus à légitimer le prince est sur la voie de découvrir que son seul pouvoir est celui de la Parole »[6]. N’ayant plus à fonder le pouvoir politique, le christianisme retrouve sa liberté de pensée, et interroge une parole qui se présente de façon plurielle, notamment par l’intermédiaire de quatre évangiles, ce qui rend possible des exégèses multiples. Le christianisme se met lui-même en débat, crée des communautés différentes et accepte par-là même le libre jeu des interprétations : n’est-ce pas là le génie du christianisme ? Le christianisme vise à enrichir la réflexion critique sur le message du message christique, sur la signification de ce qui est appelé Dieu et ouvre l’espace d’expression de cette réflexion. Ricoeur insiste notamment sur le fait que le Christ ne veut pas délimiter la signification de Dieu, mais qu’il « en augmente l’énigme et le mystère »[7] ; cela signifie qu’il ne saurait y avoir une seule détermination de l’être de Dieu. Chaque conscience peut alors s’exprimer sans prétendre dire le dernier mot sur Dieu, et cheminer avec d’autres pour enrichir les interprétations possibles.

Il reste enfin cette ultime étape de la tolérance qui consiste à approuver toutes les manières de penser, au nom de la liberté de penser et parce qu’elles sont les expressions de la diversité humaine. Cette ultime étape est limitée par l’intolérable qui concerne toutes les paroles qui portent atteinte à l’intégrité des êtres et à la dignité des personnes. Mais cette ultime étape n’est pas satisfaisante – nous nous situons au-delà du texte de Ricœur : en voulant accepter toutes les différences, elle conduit à l’indifférence entre les opinions qui ne visent plus à se confronter (chacun a raison de son côté) et au nivellement de ses opinions : chaque opinion en vaut une autre. Cela constitue une impasse pour la liberté d’expression : la conscience s’enferme dans ses convictions, ne les met plus en débat et donc s’appauvrit en pensée ; l’expression de ses idées perd alors force et saveur.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Thierry de La Garanderie, « Lecture de Paul Ricœur, « Tolérance, intolérance, intolérable », in Lectures 1, Autour du politique », Educatio [En ligne], 14| 2024. URL : https://revue-educatio.eu

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[1] Article de 1990 publié dans Lectures 1, Paris, Seuil, 1991, pp. 295-312.

[2] Ibid., page 302.

[3] Ibid., page 300.

[4] Op. cité, page 301.

[5] Op. cité, page 300.

[6] Op. cité, page 308.

[7] Op. cité, page 311.

Appel à contribution pour le n°14

 

 

Revendiquer ou éduquer la
liberté d’expression ?

 

 

« Liberté : c’est un de ces mots détestables qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence, aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre », Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, in Œuvres II, Editions La Pléiade, p. 951.

La liberté d’expression n’est-elle pas une « expression » qui a plus de valeur que de sens ? Cette expression se présente, bien souvent, comme une étiquette, ou comme un étendard que nous érigeons, voire comme un rempart lorsque nous avons le sentiment de ne pas pouvoir dire ce que l’on pense.

Mais le fait de revendiquer la liberté d’expression comme une valeur nous permet-elle de savoir ce qu’elle est ? La liberté d’expression demande encore à être explicitée. Elle est une liberté fondamentale inscrite dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948 (article 19). Puisque cette liberté est accordée, n’avons-nous pas à la revendiquer comme un droit ?

Seulement, comment faire un usage approprié de cette liberté d’expression ? Chaque personne est-elle à même d’évaluer les moyens opportuns de son usage ? Nous tenons là une difficulté importante, preuve que la signification d’une telle liberté n’est pas évidente : pour user de la liberté d’expression (si seulement il est possible d’en avoir un usage), un apprentissage semble requis.

La liberté d’expression ne serait-elle pas davantage à éduquer qu’à revendiquer ? Mais pourquoi une telle éducation est-elle nécessaire ? 

En suivant les pas d’une anthropologie chrétienne, les paroles du Christ ouvrent des espaces d’expression à nos libertés fondamentales. Cette Parole du Christ nous invite à faire retour sur notre manière de porter notre propre parole dans le monde et à prendre soin de cette liberté qui nous a été confiée : aime ton prochain comme toi-même et prends soin de la liberté d’expression de l’autre comme de la tienne.

Nous proposons quelques questions qui sont des invitations à interroger la liberté d’expression :  

  • La liberté d’expression s’éduque-t-elle ?
  • La liberté d’expression éduque-t-elle l’être humain ? Comment faire l’expérience de la liberté d’expression ?
  • Comment le contexte culturel ou social influe-t-il sur la liberté d’expression ?
  • Comment penser une éthique chrétienne de la liberté d’expression ?

Nous attendons les types de contribution suivants :

            1) Repères fondamentaux renvoyant à des champs disciplinaires tels que : histoire, théologie, psychologie, anthropologie, doctrines éducatives ou pédagogiques…

            2) Présentations de pratiques, tentées ou en cours ;

            3). Prospective, projets ou perspectives innovants s’attachant à identifier des propositions chrétiennes pertinentes pour demain.

Tout chercheur ou auteur désirant participer au numéro 14 de EDUCATIO définira un sujet susceptible de répondre aux finalités de l’axe choisi.

Langues officielles de publication : anglais, espagnol, français, italien, allemand.

Démarche de soumission d’un article :

 Dans un premier temps, l’auteur adresse Secrétariat de Rédaction l’intitulé du sujet choisi accompagné d’un résumé succinct.

Le Comité de Rédaction adressera une confirmation à l’auteur 

‚ Dans un deuxième temps, l’auteur communique au Secrétariat de Rédaction son texte complet.

Merci de consulter les consignes aux auteurs :

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Date limite de transmission : 30 septembre 2023.

Correspondance

contact@revue-educatio.eu

L’homme n’est-il que neuronal ? Pour une physiologie de l’esprit

Thierry de La Garanderie*

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Résumé : serions-nous soumis au diktat des neurosciences dans notre lecture de l’activité de la connaissance en l’être humain ? N’y aurait-il qu’un discours admissible, celui des sciences du cerveau, sur la cognition qu’il nous faudrait accepter sans condition ? A l’encontre d’un tel diktat, l’auteur s’oppose à l’idée répandue que l’homme ne serait qu’un homme neuronal, qu’il n’aurait rien à faire de l’esprit. Il ne s’agit pas tant de nier la pertinence d’une lecture neuroscientifique de la cognition, que de mettre en évidence la fécondité d’un autre discours de nature phénoménologique qui appréhende les phénomènes cognitifs depuis l’étude descriptive des vécus de conscience.

Abstract : Could it be that we are subject to the diktat of neuroscience in our reading of human knowledge creation ? Is brain science the one acceptable discourse on cognition, and should we accept that unconditionally? Faced with such a consensus, the author opposes the widespread idea that we are our neurons, that the mind in nothing more than physical matter. This approach is not so much a question of denying the relevance of a neuroscientific reading of cognition as it is a means of highlighting the potential insights of another discourse, a discourse of a phenomenological nature, one that takes as its starting point the descriptive study of experiences of consciousness when looking at cognitive phenomena.

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Affectivité et connaissance : pour une pédagogie du projet de sens

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Thierry de La Garanderie*

Résumé : permettre à un élève de s’engager sur les chemins de la connaissance (y compris la plus conceptuelle) ne requiert-il pas de prendre en compte sa vie affective ? La connaissance se vit, s’éprouve depuis la sensibilité, sans jamais s’en séparer. Toute éducation à la connaissance qui couperait les actes cognitifs de l’affectivité ne pourrait pas répondre à cette belle finalité pédagogique : que l’élève devienne un acteur de sens et éprouve en lui le sens de la connaissance.

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