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Maria Montessori
L’enfant est l’avenir de l’homme – La formation de Londres, 1946

Paris – Desclée de Brouwer – 2017 – 340 p.

Ce volume rassemble, mise au point à partir de ses notes, la série des 33 cours que, dès son retour en Europe, Maria Montessori a dispensés à Londres, du 3 septembre au 11 décembre 1946, pour la formation des cadres de son mouvement. Nourris de sa longue expérience antérieure, mûris par l’épreuve de la guerre et de l’exil, publiés enfin 6 ans avant sa propre disparition et s’ajoutant à la longue liste de ses ouvrages antérieurs, ces textes offrent une précieuse synthèse de sa pensée. Aussi se réjouira-t-on de leur traduction et de leur parution en France.

Aux yeux de Maria Montessori, l’éducation traditionnelle suppose toujours un enfant qui, dépourvu de toute initiative, reçoit ou, plutôt, subit son éducation. Ce que, quant à elle, elle entend établir, c’est que, tout au contraire, il peut aider à celle-ci et devenir ainsi agent du perfectionnement de l’humanité, vu ce qu’elle appelle son « énergie », son « élan », son dynamisme intrinsèque, qu’il doit à la nature. « L’esprit d’un enfant est riche, grandiose, même, à l’instar d’un continent encore inconnu » (p.31). De ce fait, l’adulte doit l’observer et, plus que ses défauts, percevoir sa « grandeur » et sa « beauté » (p. 21), comme son désir spontané de développement, que manifestent sa capacité d’apprendre à lire et sa volonté d’écrire (p.35), plus intenses qu’à l’âge socialement reconnu. C’est toute la théorie des « périodes sensibles », c’est-à-dire les âges les plus favorables à une acquisition optimale. « A certaines étapes, les enfants possèdent des qualités innées, qui ne sont le fruit d’aucune méthode d’éducation (p.29). Encore faut-il, pour cela, savoir les observer, et consentir à un véritable renversement anthropologique. Aussi bien, exposant sa vision de l’histoire de la psychologie, l’auteur revendique la constitution d’une véritable « science » nouvelle, qui fonde une « pédagogie scientifique ». Contrairement à la tendance actuelle à différer les apprentissages pour attendre la maturité, il faut les commencer plus tôt et densifier l’apport culturel pendant les trois premières années, pour exploiter au maximum l’énergie psychique et la créativité de sujet et profiter du moment le plus favorable à « l’activation de ses capacités » (p. 37). En tout cela, il s’agit simplement, en définitive, « d’être au service de la nature » (p. 57) qui se manifeste dans l’élu vivant. Aussi bien, celui-ci manifeste mieux son potentiel en réagissant à son environnement usuel que dans la structure artificielle du testing. En effet, « Il existe une force vitale en chaque être humain, qui l’amène à faire des efforts immenses pour atteindre son potentiel individuel et, la plupart du temps, il y parvient » (p.113). C’est pourquoi l’on doit se garder de « parquer » les enfants, de les isoler, de les inciter abusivement à dormir. Ce n’est pas là leur besoin,  mais seulement une facilité pour les parents. Il en va de même de l’éducation morale. « La nature ne lui impose pas une forme comportementale particulière. Le nouveau-né est capable de tout, mais rien ne l’y oblige » (p. 118). Il n’est pas déterminé par des instincts. Il lui faut donc promouvoir son adaptation, « qui n’est pas héréditaire » (p. 130). En revanche, il lui faut bénéficier de stimulations et, surtout d’un apport affectif faute duquel il languit et souffre de « famine mentale » (p. 160). Il lui faut une « alimentation mentale adéquate » (p. 18). « Si les stimulations et les encouragements font défaut, il deviendra apathique, mélancolique et désintéressé » (p. 197). Maria Montessori pressent ce que formalisera le concept d’hospitalisme.

Enfin, et surtout, elle aborde explicitement les problématiques de l’éducation religieuse, confirmant opportunément ses travaux antérieurs qui soulignent fortement sa priorité et qui ont tenu un rôle moteur dans l’évolution de la catéchèse au XXème siècle et dans les débats soulevés en la matière par l’Education Nouvelle. A un moment où plusieurs écoles Montessoriennes sont devenues bien discrètes et silencieuses en la matière, ces pages, qui en traitent méthodiquement, sont bienvenues. Ainsi, elle rappelle qu’il ne s’agit pas d’une « matière » comme les autres, qui n’appellerait que mémorisation et récitation. Elle implique un climat, qui imprègne. Et surtout, elle prend appui sur l’universalité d’un « sentiment religieux » c’est pourquoi, pense-t-elle, « il faut enseigner la religion aux très jeunes enfants, voire à partir de la naissance (p. 274) ; son essor dépend largement fonction du climat familial.

Voilà donc une synthèse authentique, présentée par elle-même, de la pensée pédagogique de Marie Montessori. Ecrite de façon simple et claire, elle garde le rythme et le style de la parole, sans exclure quelques banalités, elle manifeste hauteur de vue, cohérence et originalité. Il ne s’agit point d’une approche « scientifique », au sens objectiviste du terme mais pas non plus de simples opinions. Comme elle l’indique elle-même dans une remarque incidente d’ordre épistémologique,  ce sont « des énoncés sérieux et approfondis » (p. 261), légitimement offerts à la discussion. Mais son bon sens et la pertinence des positions adoptées, notamment d’ordre anthropologique, seront sans doute largement reconnus. Dans la déroute actuelle d’une pratique éducative qui, bien souvent, ne sait guère où elle va, elle fournit des repères qui méritent la plus grande attention.

Guy Avanzini

 

Education et anthropologie chrétienne

Transversalités,revue de l’Institut Catholique de Paris – N° 141 – Avril-Juin 2017

C’est bien d’un paramètre fondamental que traite cette livraison : l’anthropologie, son rapport à l’éducation. Et non moins centrale en est la problématique : comment la première peut-elle orienter la seconde dans notre société « postmoderne » ?

La contribution de Sœur Catherine Fino, f.m.a., interroge sur ce point trois figures privilégiées : l’Abbé Henri Bissonnier, Don Bosco et Mère Marie de l’Incarnation : groupement audacieux et risqué, vu leur apparente hétérogénéité : les porteurs de handicap mental au XXème siècle, les adolescents marginaux du XIXème, et les jeunes amérindiennes du XVIIème. Quoi qu’il en soit, l’auteur semble estimer, si l’on récapitule (trop) sommairement sa pensée, que ce qui leur est commun, c’est de situer leur éducabilité moins dans l’assimilation intellectuelle que dans la réceptivité affective, donc d’abord à l’amour de Dieu, vécu dans une communauté croyante. Il s’agirait d’une pédagogie personnaliste, où la conscience de soi s’éveille et s’affirme grâce à la rencontre de l’autre, dans une interaction et une interdépendance qui induisent la construction de l’identité. En particulier, le triptyque anthropologique de Don Bosco -affection, raison, religion- manifeste ici toute sa pertinence. De même l’audace missionnaire de Marie de l’Incarnation est-elle  stimulée par sa foi dans l’éducabilité des petites « sauvageonnes » du Québec. Et sa « postmodernité » anticipatrice tiendrait à ce qu’elle a su éviter « le double piège de l’assimilation sans réserve de la culture étrangère et de la prétention d’imposer sa propre culture à l’autre (P.10).

Joël Molinario, quant à lui, s’attache à la notion « d’éducation intégrale », dont il trouve l’origine dans les célèbres conférences de Jacques Maritain à Yale, en 1943. Sous des formulations différentes, il s’agit, en définitive, d’explorer et d’exploiter au maximum l’éducabilité de la personne. En ce sens et de ce fait, elle est indissociable de la notion plus globale de « humanisme intégral », dont elle explicite la condition et la première étape. Molinario mobilise alors la distinction classique de Marcel Gauchet entre « apprendre » et « transmettre »[1]pour indiquer comment, dans une société postmoderne, la difficulté de l’éducation, voire son échec, tient à ce que les apprentissages scolaires sont en discontinuité croissance avec la culture diffusée, notamment, par les média. Et, par le même mouvement, il confirme sa lecture de la thèse de Joseph Colomb[2], qui attribuait la crise du catéchisme à sa distance avec une transmission familiale religieusement appauvrie. La démarche scolaire, si bonne soit-elle, ne compense pas le défaut d’imprégnation.

Il revenait à François Moog de poursuivre cette analyse en inventoriant dans les textes magistériels contemporains, issus du Concile Vatican II, les divers usages de la notion d’éducation intégrale, pour en situer le cœur. Il le trouve dans la recherche de l’adhésion au Christ, « puissance instituante de l’homme » (p.45)C’est pourquoi, pense-t-il -et les éducateurs chrétiens devraient s’en convaincre !- cette pédagogie fonde le principe d’éducabilité, de sorte que, en éducation il n’y a jamais de « naufrage définitif » car « les grâces et l’action salvifique de Dieu sont sans mesure ». Donc, « l’on ne peut jamais réduire quelqu’un à ses manques ou à ses limites » (p.50). L’anthropologie chrétienne montre ici sa spécificité et son ambition.

On sera reconnaissant à ces textes d’avoir su souligner tant la complexité de celle-ci que son actualité, mais aussi sa rationalité et ses exigences et, surtout, l’espérance qui les porte. Il revient aux éducateurs chrétiens d’en être les témoins.

Guy Avanzini

 

[1], M Gauchet et D. Ottavi – Transmettre et apprendre– Paris – Stock – 2014

[2]J. Molinario – Le catéchisme, une invention moderne– Paris – Bayard – 2013

Michel Fabre, Brigitte Frelat-Kahn et André Pachod (sous la direction de)
L’idée de valeur, en éducation. Sens, usages, pertinence

Paris – Ed. Hermann – 2016 – 290 p.

L’idée de « valeur » joue dans l’éducation un rôle moteur, car elle la régule et l’évalue. C’est ce que mettent bien en évidence les Actes de colloque de juin 2015 de la Sofphied[1], dont on notera d’emblée la haute tenue philosophique, qui rompt avec le discours convenu ou les proclamations de foi un peu naïves qui affectent trop souvent cette notion. Sans pouvoir en analyser les 28 communications, nous signalerons celles des Professeurs Fabre et Prairat, qui en identifient et en situent les problématiques majeures, mais nous retiendrons surtout deux contributions qui traitent spécifiquement de la laïcité.

P. Kahn, quant à lui, analyse « l’esprit du nouvel enseignement moral et civique » (p. 91 et sy)prévu pour la rentrée 2015, par le Conseil Supérieur des programmes dont il était membre. Attentif, sans doute, au risque d’inculcation idéologique et d’endoctrinement, il perçut d’emblée, au sein de cet organisme une oscillation entre une orientation « perfectionniste », qui prétendait viser un vrai « modèle de personnalité morale », et une orientation plus modestement « délibératrice », qui prévoit une discussion « dialogique » (p.96) ;il observe avec nuance que la préférence est allée plutôt à la seconde, pour éviter maximalisme et moralisme. Comparant cette approche à celle qui prévalait à l’époque de Jules Ferry, il parle d’un « perfectionnisme faible » (p.96) déclinéautour de quatre dimensions : la « sensibilité », c’est-à-dire l’émotion que peuvent susciter diverses situations, la dimension normative qui comporte la réglementation d’un vivre ensemble, le jugement, qui apelle la libre discussion que requiert son élaboration, enfin « l’engagement », qui consiste à devenir acteur de sa vie. C’est la jonction intriquée de ces quatre paramètres qui peut offrir une « culture morale et civique » (p.98). Quant à la laïcité, et sans méconnaître certaines divergences, le Conseil n’a pas voulu en faire « un concept organisateur du programme, un concept structurel » (pp. 99 – 100), car il a été sensible aux risques d’abus. C’est pourquoi on peut dire qu’elle est davantage « un cadre juridique, une règle du jeu » (p.100)qu’une valeur, à proprement parler.

C’est précisément ce que déclare aussi Eric Dubreucq, dès le titre même de sa communication : « la laïcité n’est pas une valeur » (p.211). Non pas, certes -on n’oserait même pas l’imaginer !- qu’il en nie la validité ou en rejette la pertinence, mais il s’agit, en réalité, de son statut épistémologique : c’est précisément parce qu’elle porte sur « l’ensemble des rapports aux valeurs et aux systèmes de valeurs qui se rencontrent sur la réalité » qu’elle « se présente non comme une valeur mais comme un mode d’évaluation des valeurs, qui prétend les juger sans les réfuter et les reconnaître sans y adhérer » (p.211). Ainsi, il lui faut « assurer sa compatibilité avec les différentes morales, confessionnelles ou non et, dans le même temps, garantir son indépendance vis à vis d’elles » (p. 212). Comparant de manière originale Ferry et Buisson, Dubreucq souligne que tous deux oscillent entre une vision sociologique et une vision ontologique de l’origine des valeurs. En schématisant, peut-être de manière abusive, on pourrait estimer que le premier penche plutôt vers la conception sociologique, qui observe la généralité de l’adhésion et conduit vers le concept conformiste d’un enfant « bien élevé », tandis que la seconde penche plutôt vers une origine naturelle, universaliste, des valeurs, et ainsi pour un enfant « élève au bien » (p. 213). Encore la situation s’est-elle complexifiée, voire précisément aggravée, car, à leur époque, l’hétérogénéité était purement religieuse, « elle est désormais sociale et culturelle » (p.224).

Pour différentes que soient leurs approches, l’une d’ordre factuel et l’autre d’ordre réflexif, ces deux communications sont à certains égards, rassurantes : d’abord, elles rompent avec le style triomphaliste trop souvent, en ce domaine, associé à une tonalité sectaire ; ensuite, et plus encore, elles procèdent d’une compréhension plus approfondie de l’idée de « laïcité », perçue non plus comme une doctrine parmi d’autres et vouée à les supplanter, mais comme la condition de leur libre expression, dans le contexte pluraliste ouvert à la légitimité d’une pluralité acceptée et respectée.

Toutefois, une autre remarque demeure à énoncer aucun des textes rassemblés dans ce volume ne se réfère explicitement au christianisme. Vu l’intense activité éducative des chrétiens au fil des siècles, cette absence n’est-elle pas de nature à étonner ? Ne sont-ce pas des valeurs qui ont suscité leur réflexion et leur inventivité ? Dans une revue qui vise à mieux faire connaître « le patrimoine de l’éducation chrétienne » comme à « ouvrir des perspectives sur son avenir », sans doute ne s’étonnera-t-on pas de cette interrogation.

Guy Avanzini

 

[1]Société francophone de philosophie de l’éducation

S.G.E.C.
Les enjeux du règlement intérieur

Revue Enseignement Catholique actualités. Hors série – Janvier 2016 – 36 p.

Aspontané de la famille sur l’avis du professeur, qui allait naguère presque de soi, a désormais fait place à une attitude critique, voire contestataire et même hostile, envers l’autorité de l’enseignant. D’où un climat de méfiance, qui va parfois jusqu’à la judiciarisation des conflits. Cette évolution a conduit la S.G.E.C. à concevoir et à diffuser ce dossier, comme à inciter vivement les établissements -qui n’y sont pas, actuellement, astreints par la loi- à se doter au plus vite d’un texte normatif, susceptible de clarifier et de faciliter les relations. Comme le dit à bon droit Pascal Balmand dans son avant-propos, « c’est la règle qui libère, et le droit qui protège » (p. 4).

Il importe, en effet, que la règle soit énoncée, pour éviter l’improvisation et l’arbitraire qui induisent désordre et sentiment d’injustice ; il faut que les transgressions soient traitées avec fermeté mais sans rigidité, avec l’équité que requiert l’attention à chacun, de la part du chef d’établissement, « seul décisionnaire en matière disciplinaire » (p. 7).

Ce dossier propose pour cela diverses contributions éclairantes, parmi lesquelles nous signalerons d’abord celle d’Eirick Prairat, dont on connaît les publications sur la thématique de la sanction et qui reprend ici l’idée du « tact » : « on peut-être sévère, fidèle à certaines pratiques, et avoir du tact dans la façon dont on fait vivre ces principes » (p. 11). On retiendra aussi le texte de Jean-Marie Petitclerc ; il rappelle avec fermeté combien il importe de « ne pas confondre le péché avec le pêcheur, c’est-à-dire l’élève avec ses comportements » (p. 13). Cela amène l’éducateur scolaire à souligner la différence entre la sanction, qui porte sur l’acte, et la punition, qui vise son acteur, au risque de l’humilier et de l’amener au désir de se venger. Fidèle à la doctrine préventive de Don Bosco, il montre comment faire pour éviter l’exclusion.

L’on regrettera un peu qu’il n’y ait pas assez d’exemples de la « sanction éducative », qu’il ne suffit pas de qualifier ainsi pour qu’elle le soit. Mais on appréciera hautement ce dossier car il illustre parfaitement ce que doit être l’Enseignement Catholique en tant que tel : Ici, c’est son « caractère propre » qui s’élabore, en cherchant comment exercer chrétiennement l’autorité éducative. Il faut donc féliciter les auteurs de cette brochure, qui doit être connue et diffusée.

Guy Avanzini

Science et éducation – Enjeux de pouvoirs

Bertrand Bergier*, Philippe Franceschetti**

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Que nous restera-t-il quand tout sera réglé par la science[1] ? C’est ce que les éducateurs peuvent penser aujourd’hui face à l’omniprésence de la justification par « la science » des démarches éducatives actuelles : des évaluations nationales en primaire, collège et lycée qui situent immédiatement l’élève dans une catégorie d’apprentissage ; une orientation post-bac réglée par des algorithmes, un Comité Scientifique de l’Éducation Nationale…

Les enseignants ont-ils alors leur mot à dire si les besoins de l’élève sont définis par l’analyse d’évaluations qu’ils n’ont pas choisies, si les remédiations nécessaires sont indiquées par un comité scientifique et si, enfin, son orientation est déterminée par le croisement des données de son dossier ? Que faire, à part devenir des agents exécuteurs d’ordonnances ?

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Science et éducation – Enjeux de pouvoirs

Bertrand Bergier*, Philippe Franceschetti**

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Que nous restera-t-il quand tout sera réglé par la science[1] ? C’est ce que les éducateurs peuvent penser aujourd’hui face à l’omniprésence de la justification par « la science » des démarches éducatives actuelles : des évaluations nationales en primaire, collège et lycée qui situent immédiatement l’élève dans une catégorie d’apprentissage ; une orientation post-bac réglée par des algorithmes, un Comité Scientifique de l’Éducation Nationale…

Les enseignants ont-ils alors leur mot à dire si les besoins de l’élève sont définis par l’analyse d’évaluations qu’ils n’ont pas choisies, si les remédiations nécessaires sont indiquées par un comité scientifique et si, enfin, son orientation est déterminée par le croisement des données de son dossier ? Que faire, à part devenir des agents exécuteurs d’ordonnances ?

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Rencontre entre Alain Berthoz et Antoine de La Garanderie (1997) – Intervention d’Alain Berthoz

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Je voudrais d’abord remercier l’Institut Formation & Développement et Savoir & Compétences, ainsi que Monsieur Avanzini, de permettre ce dialogue avec Monsieur de La Garanderie dont je connaissais les travaux. Il se trouve que ma fille, qui était dans une école Parisienne, a eu une de ses collaboratrices comme enseignante, et j’avais été fort intéressé par son travail.

Je voudrai aussi vous dire que je ne répondrai à aucune de vos interrogations.

Je ne pourrai aujourd’hui apporter que le témoignage du physiologiste sur ce que nous commençons à comprendre du fonctionnement de cerveau.

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Rencontre entre Alain Berthoz et Antoine de La Garanderie (1997) – Intervention d’Antoine de La Garanderie

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Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, mes Chers Collègues.

Je tiens à adresser mes vifs remerciements à l’Institut Formation & Développement et, à Savoir & Compétences, d’avoir organisé cette journée qui me semble importante pour l’avancée des sciences cognitives.

Je remercie aussi beaucoup Monsieur BERTHOZ, professeur au Collège de France, d’être venu pour nous permettre de confronter des travaux qui sont chacun dans leur domaine avec leurs péripéties. J’ai beaucoup apprécié la richesse et la précision de son ouvrage sur le sens du mouvement.

Je suis très heureux que mon collègue et ami Guy AVANZINI soit des nôtres. Il a bien voulu venir ici nous épauler une fois de plus.

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Alain Berthoz, Antoine de La Garanderie – Enjeux d’un dialogue entre les neurosciences et l’éducation

Jean-Pierre Gaté*

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Introduction

Le 3 décembre 1997, avait lieu, sous la présidence de Guy Avanzini, alors professeur à l’Université « Lumière » de Lyon II, une rencontre décisive dont l’objet est directement en rapport avec la thématique traitée dans ce nouveau numéro de la revue Educatio. Organisé conjointement par l’Institut Formation et Développement (IFD) et l’Association Savoir & Compétence, ce colloque d’une journée se tenait à Paris et portait un titre dont la formulation quelque peu technique semblait, pour le moins, s’adresser à un public spécialisé en la matière : « Neurophysiologie et imagerie mentale dans les actions de rééducation et de réadaptation ».

Il est probable que la publication des actes de ce colloque, eu égard à cet objet d’étude, serait passée inaperçue dans les milieux de l’éducation  à l’époque (et sans doute encore aujourd’hui), pour se cantonner à un cercle restreint de professionnels et de chercheurs en sciences cognitives, s’il n’avait pas été l’occasion de réunir deux grands penseurs dont les travaux font toujours autorité et qui sont d’ailleurs cités dans certaines des contributions de ce numéro.

Le premier, Antoine de La Garanderie, qui était à l’époque directeur de recherche à l’Université Catholique de l’Ouest, bien connu des enseignants et des éducateurs, venait, cette année-là, de publier un ouvrage essentiel où il installait résolument son approche des phénomènes mentaux dans le monde de la pédagogie, en lui donnant explicitement les fondements épistémologiques et philosophiques qu’elle méritait : Critique de la raison pédagogique, paru chez Nathan (1997). Au-delà de l’importance du rôle des images mentales volontaires dans les processus d’apprentissage, auquel plusieurs de ses publications antérieures étaient consacrées, il entendait y apporter une contribution vaste et complète (pour ne pas dire complexe) à la connaissance de la vie mentale et à la pédagogie de l’intelligence humaine[1].

Le second, Alain Berthoz, professeur au Collège de France et à cette époque, directeur du Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action au CNRS, était, quant à lui, connu et reconnu dans l’univers de la science pour ses travaux portant sur les bases neurales des activités mentales et il venait, lui aussi, de faire paraître un ouvrage important sur le sens du mouvement dont il fut d’ailleurs question lors de ce colloque[2].

Que pouvaient bien avoir à se dire ces deux auteurs dont l’orientation des travaux pouvait paraître de prime abord très éloignée ? L’un, soucieux d’établir une phénoménologie du rapport à la connaissance dont les enseignants étaient invités à s’emparer, l’autre, de fait,  plus familier des laboratoires neuroscientifiques que des milieux d’enseignement… Mais au-delà d’un échange de vue, ou d’une conversation savante, au demeurant courtoise et respectueuse du point de vue de chacun, quels pouvaient bien être les enjeux d’une telle rencontre et quelles conséquences en tirer pour l’éducation aujourd’hui ? Le présent article cherchera  à répondre à ces questions.  Sa place dans une publication consacrée à l’examen critique des apports des neurosciences à l’éducation se justifie à deux niveaux.

D’une part, et du point de vue des neurosciences cognitives, il apparaît que, fondamentalement, cet échange installe des bases conceptuelles et dessine des perspectives praxéologiques qui, plus de vingt ans après, n’ont pas vieilli, même si elles ont été affinées et enrichies par de nouvelles recherches. Elles restent donc d’actualité au regard de la problématique traitée dans ce nouveau numéro de la revue Educatio.

D’autre part et du point de vue de la pédagogie de l’intelligence, singulièrement celle que préconise M. de La Garanderie, il offre l’opportunité d’expliciter les fondements d’une pensée féconde dont l’héritage est assurément à mettre au travail auprès des enseignants, des éducateurs et des rééducateurs auxquels nous nous adressons à travers ce numéro. En outre, et tout en gardant sa spécificité et son identité propre, cette pensée est manifestement ouverte au dialogue avec les neurosciences et se déploie dans un mouvement qui autorise des formes de rapprochement ou de croisement dont il importe de s’aviser ici[3].

Un premier point de convergence : l’hylémorphisme…

Il est frappant de constater que l’un et l’autre de nos deux auteurs prennent pour même point de départ le postulat essentiel selon lequel le mental et le cerveau entretiennent une union très intime, ce dont Antoine de La Garanderie rend compte par le concept d’hylémorphisme. En d’autres termes, les phénomènes mentaux sont étroitement solidaires de l’activité cérébrale, et réciproquement. Certes, on pourrait voir là l’expression d’une évidence, tant il est vrai que sans être grand spécialiste, on comprend aisément qu’un cerveau mort ne produit pas de pensée… Mais l’affirmation ou la réaffirmation de ce principe est nécessaire, car elle nous prémunit contre deux dérives dont l’histoire des sciences naturelles et humaines révèle qu’elles y ont parfois succombé : une dérive matérialiste et une dérive spiritualiste ou encore vitaliste. Réduire l’homme qui pense à une mécanique cérébrale qui fonctionne procède bien évidemment de la première dérive et Alain Berthoz nous apprend que sur ce point il y a bien tout une tradition de la neurobiologie qui tend à accréditer l’idée que le cerveau n’est jamais qu’une machine à transformer des informations, tradition dont lui aussi se démarque fortement.  A l’inverse, croire en la puissance du mental ou en sa force intrinsèque, constitue un autre leurre et relève de la seconde dérive. On a également connu des approches psychologiques ou philosophiques fortement attachées à l’activité  de l’esprit ou de l’âme, au point d’en oublier l’ancrage corporel et proprement neurophysiologique de toute forme de pensée. Il n’y a pas de « psychique pur » ! Et il convient là aussi de se le rappeler.

Par exemple et d’un certain point de vue, la distance que prennent les deux auteurs à l’égard du concept de « représentation » traduit bien ce refus du dualisme, au nom de l’hylémorphisme, en raison du caractère métaphysique jugé trop abstrait que comporte ce concept, insuffisamment lié à la réalité de la vie du cerveau et… de celle de la pensée. Si l’on avait à recourir à ce terme pour rendre compte des phénomènes mentaux, ce serait, pour Alain Berthoz, au sens « d’une représentation théâtrale » pour mieux signifier l’idée de « simulation du monde », commune à leurs deux approches (par l’image notamment).

Pour autant, quelles relations l’une et l’autre de ces deux composantes de l’humaine condition, l’activité mentale et l’activité cérébrale, entretiennent-elles ? Cette question préoccupe fortement Antoine de La Garanderie qui déclare : « Le problème est de savoir si ce qui est mental peut, en fonction d’une situation cérébrale, avoir des initiatives[4]. » Il est clair qu’au regard de ce problème, notre auteur n’est pas dépourvu d’hypothèses. Il est en effet possible, en fonction d’une situation cérébrale précise, de mieux gérer les possibilités mentales qui sont à notre disposition, et s’approchant du terrain de son interlocuteur, à l’appui de son livre, Le sens du mouvement, il avance l’idée que « les innombrables richesses dont le cerveau est potentiellement le détenteur pourraient être reprises par une action  mentale spécifique qui permettrait d’en tirer un meilleur parti ». Une idée qu’il s’emploie à illustrer par un certain nombre de cas de sujets handicapés, ou en difficulté, dont il a eu à s’occuper et sur lesquels nous aurons plus loin l’occasion de revenir, d’autant que les moyens utilisés pour leur venir en aide entrent manifestement en résonnance avec les propos du professeur Berthoz.

Le projet comme trait d’union entre neurosciences et pédagogie des gestes mentaux

Un deuxième point d’accord est aussi remarquable, il porte sur le ressort intentionnel de la vie mentale autant que de la vie cérébrale. On connaît toute l’importance qu’Antoine de La Garanderie accorde à la notion de projet dans son œuvre et les propos qu’il tient lors de ce colloque le montrent une fois de plus. Dans chacune des situations qu’il nous soumet, le projet, au sens mental du terme, est en jeu.  Angélique, sa petite fille atteinte de la maladie de Little, ne peut développer le langage que si l’on donne libre court à l’expression de son projet de parler en la mettant dans une situation de finalité où elle a à dire ou à faire quelque chose.  Plus précisément : à faire vivre « dans sa tête » ce qu’elle a à dire ou à faire, à l’anticiper mentalement. L’enfant psychotique dont s’occupe l’une de ses étudiantes ne peut réaliser un dessin organisé et cohérent (c’est-à-dire non morcelé) que s’il est préalablement mis en projet de se traduire intérieurement par des mots ce qu’il est invité à dessiner. Le jeune autiste rencontré à Montréal avec lequel il engage un dialogue pédagogique, et qui pense plutôt au moyen d’images visuelles, lui confie que c’est en entendant parler d’une chose dont il avait l’image, qu’il parvenait à se mettre en projet d’en parler lui-même. Plus précisément : « il fallait que non seulement il ait une image de la chose, mais qu’ensuite, avant de pouvoir parler, il s’entende dire ce qu’il allait dire, qu’il ne pouvait directement passer de l’évocation de l’image à la parole elle-même. »[5] Ces différentes situations ont toutes en commun de montrer l’incidence incitative du projet dans l’effectuation de l’acte mental et la nécessité d’y recourir pour aider à surmonter telle ou telle difficulté.

Quant à Alain Berthoz, la référence au projet apparaît également dès les premières minutes de sa prise de parole. Il a manifestement écouté avec beaucoup d’attention et d’intérêt l’exposé des situations recensées par Antoine de La Garanderie. Quelle traduction neurophysiologique propose-t-il de cette notion de projet ? Celle-ci, et elle est décisive : « le cerveau est un organe biologique qui projette sur le monde ses intentions, ses hypothèses, ses préperceptions et qui fait des simulations internes de ses projets d’actions. » Et il ajoute : « voici donc des propos qui montrent à quel points nos deux langages, bien que partant d’expériences très différentes, se rejoignent. » Certes, le vocabulaire utilisé par ces deux auteurs est également différents. Les termes de « préperception » ou de « simulation interne » sont rarement employés par Antoine de La Garanderie, mais sur le sens même de cette dynamique de projet qui anime l’activité mentale, il y a bien une convergence de vue.

Un autre aspect, bien que moins consensuel, mérite également d’être souligné, il concerne la situation d’attention. Il est clair que pour Antoine de La Garanderie, l’attention se définit par l’intention, donc le projet de faire vivre mentalement l’information, voire de reproduire ou de simuler (pour reprendre l’expression d’Alain Berthoz) ce qui nous est donné à percevoir. En d’autres termes, il n’y a pas de perception au sens gestaltiste du terme, mais bien une activité perceptive qui procède d’une intention et confère donc à l’attention sa nature proprement intentionnelle. Sur cet aspect et d’un point de vue strictement neurophysiologique, des nuances seraient à apporter en l’état actuel des connaissances dont on dispose. En effet, deux conceptions de l’attention sont en débat, l’une qui cantonne l’attention à une simple intensification de l’activité neuronale et l’autre qui l’envisage comme l’expression possible d’une intention. Si Alain Berthoz ne rejette pas a priori cette seconde conception, il se montre prudent, car elle est encore « très floue ». Cette prudence vaut d’ailleurs aussi pour l’existence d’une zone cérébrale qui serait en propre dédiée à l’intention[6]. On voit à travers ces propos que si des croisements peuvent s’entrevoir entre les deux approches, il n’y a pas nécessairement de concordances au sens strict.

La place du mouvement dans l’activité mentale

En dehors de la notion de geste qui, intrinsèquement, induit l’idée d’un mouvement, il est certain que la référence à la kinesthésie comme une possible modalité du fonctionnement mental fut assez tardive dans l’œuvre d’Antoine de La Garanderie. Au cours des années qui ont suivi la publication des Profils pédagogiques (1980), il tend à privilégier la nature visuelle ou auditive/verbale des évocations, certes sans négliger un possible ancrage kinesthésique de l’activité mentale, mais considérant que les images qui nous aident à penser se soutiennent plutôt de ces sens « à distance » que constituent la vision et l’audition. Or, un tournant apparaît dans les années 1990, et  il n’est pas impossible que sa fréquentation des neuroscientifiques y ait contribué.

À la fin de son allocution, Alain Berthoz distingue deux types de mémoire, l’une plutôt visuelle, une mémoire de l’image en quelque sorte, (par exemple, on peut se donner une carte mentale et regarder dessus pour se rappeler le chemin que l’on a emprunté), et l’autre plutôt kinesthésique, une mémoire de l’action cette fois, au moyen de laquelle on se rappelle les mouvements que l’on a effectués (tourner à droite, à gauche, descendre, monter…). Il s’étonne alors que son interlocuteur ne parle que de référence visuelle ou verbale. L’échange qui suit avec Antoine de La Garanderie est l’occasion de préciser le sens de cette référence tout en apportant les distinctions nécessaires. Pour ce dernier, la kinesthésie apparaît « comme tout à fait liée à une expérience du mouvement », mais cette expérience peut très bien se retrouver chez un sujet qui procède verbalement (ce que lui suggère sans doute la description par Berthoz de la mémoire d’action). Dans cette perspective, la verbalisation pourrait être un cas particulier de la kinesthésie. Il précisera plus tard : « le sujet qui se parle a besoin de se mettre en rapport avec le mouvement pour naître à son projet ». On peut d’ailleurs souligner au passage que « se parler » est en soi un mouvement, et pourrait être considérée comme une simulation interne de l’action même de parler, laquelle serait impossible sans la participation active des muscles phonatoires.

Il me semble pourtant, à travers ce débat, que les auteurs ne se situent pas exactement du même point de vue. Pour Alain Berthoz, les distinctions évocatives signalées par la pédagogie de la gestion mentale sont des modalités d’expression (visuelle ou verbale) qu’une personne va employer pour traduire à quelqu’un d’autre une certaine simulation mentale de l’action, et ce en fonction des habitudes qu’elle a prises et qui peuvent être plus ou moins liées à son éducation. Dès lors, le verbe et l’image sont au service d’une communication, car ce sont les seuls outils dont dispose le scientifique ou le pédagogue pour essayer d’obtenir une expression de ce qui se passe dans le cerveau. Mais il peut très bien exister une simulation mentale de mouvement et d’action sans verbe, ou sans image…

Il n’est pas sûr que M. de La Garanderie le suive totalement dans cette voie d’une fonction purement instrumentale de ces modalités, car ses travaux, jusqu’à présent, vont plutôt dans le sens d’une réalité intrinsèquement verbale ou imagée de la pensée. Malheureusement, l’échange entre les deux hommes ne permet pas d’aller beaucoup plus loin, sauf à s’accorder sur l’idée commune qu’il existe bien, dans un cas, le besoin de se mettre en rapport avec le mouvement, et dans l’autre avec l’image, ce qui permet (au moins provisoirement) d’intégrer les deux modèles et, du côté de la gestion mentale, d’introduire plus explicitement la question de la kinesthésie.

La part de l’affectivité dans la vie mentale

Terminons sur cette dimension essentielle de la vie psychique que l’on a parfois reproché au fondateur de la Gestion mentale de ne pas reconnaître suffisamment et que ce dialogue avec les Neurosciences permet de réhabiliter de part et d’autre. À l’époque où se tient ce colloque, venait de paraître un ouvrage important dont beaucoup de neuroscientifiques se sont emparé par la suite, il s’agit de L’erreur de Descartes publié par Antonio Damasio chez Odile Jacob en 1995 et qui traite du rôle de l’émotion et du sentiment dans la prise de décision. Sur cette question de l’affectivité, Alain Berthoz saisit cette opportunité en  rappelant, à l’appui de ce livre, que le cortex préfrontal ne se contente pas d’envisager des solutions, de décider ou de choisir celles qui sont mentalement possibles, il compare également ces différents choix avec leur valeur émotive, telle qu’elle été mémorisée antérieurement (bon/pas bon, dangereux/pas dangereux, plaisant/déplaisant…). La découverte essentielle de Damasio est d’avoir montré la contribution décisive de la valeur émotive aux choix que nous effectuons, le rôle déterminant de l’affect dans une décision.

Or, cette voie ouverte par Damasio et rapportée ici par Berthoz peut parfaitement s’accorder avec la conception d’Antoine de La Garanderie sur la place de l’affectivité dans la vie mentale. Le désir de réussir, d’apprendre, de s’adapter, de se développer… habite résolument le geste mental, c’est pourquoi il importe de lui donner les moyens de s’accomplir afin d’atteindre ce qu’il appellera plus tard Le plaisir de connaître et le bonheur d’être (2004). Pour lui, l’idée est que « la motivité devienne une é-motivité » (au sens d’un accomplissement) et ce en proposant de mettre « le sujet dans une situation de motivité heureuse par le projet qui va prendre un caractère positif. » En d’autres termes, et ce point est essentiel afin de dissiper toute connotation cognitiviste que l’on pourrait attribuer à son approche : le vecteur affectif est inclus dans la notion de projet !

Mais sur la référence, plus particulièrement, à la théorie de Damasio, le positionnement d’Antoine de La Garanderie est, sur la fin, particulièrement remarquable et permet au passage de montrer combien sa conception de la vie mentale s’enracine dans ce travail originaire que fut sa thèse d’état « Schématisme et thématisme. Le dynamisme des structures inconscientes dans la psychologie d’Albert Burloud » (1969). Ainsi, il soutient que la liberté est thématique et non comme relevant d’un projet purement intellectuel ou abstrait. Il veut dire par là qu’elle comporte une forte sensibilité aux valeurs. Et il l’illustre par l’exemple de ce psychanalyste, Fink, qui, ayant commis une faute susceptible de compromettre son avenir, identifie trois amis qui pourraient le tirer d’affaire et se résout finalement, au lieu de s’adresser à eux, de se tourner vers  quelqu’un qu’il connaît très peu et qui se révèle être particulièrement efficace pour l’aider. Pourquoi un tel choix, chez un homme de réflexion, pour ne pas dire  de raison ?  S’en suit alors une psychanalyse de « cet acte libre ». Le choix a été guidé par le fait que l’homme en question ressemblait à un domestique de son père qui savait le tirer d’affaire quand il était enfant. Les qualités de cet homme étaient les mêmes ! Fink a donc eu une intuition qui l’a conduit à poser un acte de liberté, non rationnel, certes, mais pourtant inspiré par une rationalité implicite. D’où l’idée d’une liberté à distinguer d’un pur projet ou d’une pure réflexion.

Cette situation humaine, évidemment, ne peut que confirmer la thèse de Damasio, reprise par Berthoz précédemment. Pour autant, et là aussi, il convient de bien marquer les distinctions d’approche au-delà d’un apparent consensus : si  Antoine de La Garanderie ne conteste pas l’hypothèse neuroscientifique d’une sensibilité au niveau  préfrontal, il résiste à la désigner stricto sensu par de l’émotion, fidèle en cela à l’héritage qu’il doit à Pierre Janet. Selon cet auteur, l’émotion serait plutôt à analyser comme un phénomène de dérégulation qui entraîne la peur : le « é », le « ex » signifient « hors de », c’est-à-dire « hors de la motion »[7]… C’est la raison pour laquelle Antoine de La Garanderie préfère parler de « motion affective », plutôt que d’émotion avec cette nuance, ici capitale, qu’une motion n’est pas nécessairement, ni toujours, de nature intellectuelle ou portée par une finalité abstraite.

Conclusion

Ainsi cette rencontre entre deux penseurs représentatifs, l’un des neurosciences cognitives et l’autre de l’éducation, permet assurément d’éclairer la nature des rapports qui se font jour entre l’activité cérébrale et l’activité mentale tout en marquant, de part et d’autre, certaines spécificités d’approche, compte tenu des héritages épistémologiques ou méthodologiques dont ils se réclament. Il est certain que les enjeux pédagogiques de ce dialogue sont importants dans la perspective éventuelle d’un rapprochement interdisciplinaire au service des élèves, et particulièrement de ceux qui présentent des situations de handicap. Notre contribution, à l’instar d’ailleurs de celle de ces deux penseurs, se veut constructive et procède plutôt d’un esprit « composant », c’est-à-dire plus sensible aux convergences qu’aux divergences.

Dans cette perspective, elle complète d’autres analyses actuellement disponibles sur les relations qu’entretiennent la gestion mentale et les neurosciences. Pour autant, elle ne doit pas faire oublier, non seulement, que des distinctions existent et méritent d’être clairement établies (ou réaffirmées), mais aussi que le dialogue par essence suppose un souci égal de la part des interlocuteurs d’aller sur le terrain de l’autre, ce qui n’est pas sans risque… Il me semble que parfois, pour ne pas dire souvent, le risque est plutôt  pris du côté de la Gestion mentale qui, se rapportant aux découvertes des neurosciences, s’efforce d’y rechercher des similitudes, des points d’ancrage ou des occasions de questionnement au regard de ses propres concepts.  Mais la rencontre ne doit pas être unilatérale et l’on pourrait tout aussi bien imaginer la situation inverse en envisageant l’éclairage conceptuel, méthodologique et praxéologique spécifique qu’elle pourrait elle-même apporter à l’évolution ou au devenir de ces sciences, tout particulièrement lorsque ces dernières se préoccupent d’éducation…

 

Références bibliographiques

Berthoz, A. (2006). Phénoménologie et physiologie de l’action. Paris : Odile Jacob.

Berthoz, A. (2013). Le sens du mouvement. Paris : Odile Jacob.

Damasio, A. (1995). L’erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob.

La Garanderie, A. de (1969). Schématisme et thématisme. Le dynamisme des structures inconscientes dans la psychologie d’Albert Burloud. Nauwelaerts (Philosophes contemporains. Textes et études).

La Garanderie, A. de (1980). Les profils pédagogiques. Paris : Le Centurion.

La Garanderie, A. de (1997). Critique de la raison pédagogique. Paris : Nathan.

La Garanderie, A. de (2004). Plaisir de connaître. Bonheur d’être. Lyon : Chronique sociale.

La Garanderie, A. de (2017). Pour une pédagogie de l’intelligence. Paris : Bayard-Compact.

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Pour citer cet article
Référence électronique: Jean-Pierre Gaté, « Alain Berthoz, Antoine de La Garanderie : enjeux d’un dialogue entre les neurosciences et l’éducation, Educatio [En ligne], 8 | 2019. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés.

* Professeur en sciences de l’éducation. Université catholique de l’Ouest. Groupe de recherche en gestion mentale (GRGM) – Équipe PESSOA. Jean-pierre.gate@uco.fr

[1] Ce texte vient d’ailleurs d’être réédité chez Bayard au sein d’un volume incluant d’autres livres parus au cours des années 1990 et portant précisément ce titre général : Pour une pédagogie de l’intelligence, Bayard-Compact, 2017.

[2] Ouvrage réédité en 2013 chez Odile Jacob.

[3] Sur ce point d’ailleurs, notre article vient compléter cette autre contribution que le lecteur pourra aussi consulter dans ce numéro : « Neurosciences et pédagogie : position de la gestion mentale d’Antoine de La Garanderie ».

[4] C’est nous qui soulignons.

[5] Pour une présentation plus complète de ces cas, nous renvoyons, bien entendu, le lecteur aux actes du colloque où ils sont exposés.

[6] Rappelons cependant que nous sommes en 1997 et qu’il y a eu depuis des avancées à ce sujet. Le lecteur pourra, entre autre, se reporter à notre autre article qui examine les rapports entre la gestion mentale et les neurosciences, dans le même numéro.

[7] D’ailleurs, les définitions qu’il donne dans ses ouvrages de  « l’émotion paralysante » et de « l’émotion précipitante » s’accordent assez bien avec ce point de vue.

Aléas et conditions d’un dialogue interdisciplinaire – Le cas des neurosciences dans ses rapports avec l’éducation

Alain Bihan-Poudec*

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Résumé : L’auteur lance un plaidoyer pour un dialogue entre les différentes approches de l’éducation. Cette position se fonde non sur la tolérance mais sur la multidimensionnalité de la réalité qui nécessite de faire converger les résultats des recherches

Mots-clés : cerveau disposé, gestion mentale, neurosciences, représentation sociale

Introduction

Titre de ce numéro 8 d’Educatio : « L’éducation s’épuise-t-elle dans la science ? ». Sous-titre : « Que peut-on attendre des neurosciences ? »[1]. La collusion du titre et du sous-titre évoque une problématique implicite, qui pourrait se formulait ainsi : « bien que scientifique, les neurosciences ne rendent compte que partiellement de l’éducation ». Nos propos visent à déconstruire cet attendu et à le resituer sur un plan épistémologique. Toutefois, il convient au préalable de donner quelques éléments pour préciser d’où nous parlons.

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