Les débuts de la mixité au Lycée Champ Blanc du Longeron

Entre fidélité au charisme éducatif et adaptation à la modernité 

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Dominique Lecorps

Lorsqu’il arrive au lycée Champ Blanc, en vue de la commune du Longeron qui l’abrite, le visiteur néophyte retient d’abord une impression de calme et de sérénité que rien ne semble ou n’a semblé devoir troublé depuis des siècles. A l’ombre des chênes ou châtaigniers séculaires, plantés au sein des haies si caractéristiques de ce pays de bocage, on imagine facilement un établissement tout droit issu de l’imaginaire rousseauiste. Protégée et nourrie par un tel écrin, la communauté des élèves et des enseignants semble y vivre en parfaite harmonie avec la nature, sans que rien ne vienne troubler l’équilibre et l’harmonie du lieu et des personnes. La réalité est sans doute assez différente de l’impression que peut laisser cette première impression, commune à de nombreuses personnes qui découvrent Champ Blanc pour la première fois.

La question de la mixité et de la façon de vivre les relations affectives au lycée a provoqué un certain nombre d’interrogations, de tracas, de divergences au sein de l’équipe éducative soucieuse d’un « vivre ensemble », marque de fabrique reconnue de cet établissement. La question ne se posait pas en ces termes quelques années auparavant, en 1967, lorsque les neuf pionnières, toutes religieuses, arrivèrent de Torfou, lieu de la maison mère et du collège, pour créer le cours supérieur.

L’équipe des sœurs enseignantes du second cycle était prête à tenter cette aventure et heureuse de s’y engager. Elles s’intéressaient déjà depuis quelques années aux théories nouvelles, aux travaux de Carl Rogers, et avait lu certains ouvrages emblématiques d’un « autrement » pédagogique de l’époque, et en particulier « Libres enfants de Summerhill » d’Alexander Neil.

Sœur Marie-Josèphe, professeur de philosophie, se souvient d’avoir découvert dans ses premières années au Longeron, « L’évangile au risque de la psychanalyse » de Françoise Dolto. Les religieuses étaient déjà sensibilisées aux questions soulevées par les sciences humaines, bien avant l’arrivée des laïcs.

Unies, formées, sensibles à un monde en train de s’ouvrir, tout particulièrement par la grâce du concile Vatican II qui met en lumière le respect de tout homme et la reconnaissance de la dignité de toute personne, les sœurs ont toutefois évolué jusqu’à présent dans un univers exclusivement féminin, si l’on excepte les relations avec les frères, pères, oncles et neveux de la cellule familiale. À ses débuts, le lycée n’est bien sûr accessible qu’à des « filles du pays » pour reprendre une des expressions du Père Foyer, son créateur. En cette rentrée de 1967, les cent dix élèves qui inaugurent ce qui ne s’appelle pas encore le lycée, mais le cours secondaire de Champ Banc, sont pour la plupart issues du milieu rural environnant, originaires de familles modestes d’agriculteurs ou d’ouvriers des « usines à la campagne » caractéristiques de ce pays des Mauges.

La chance de Champ Blanc était d’avoir un internat où se forgeait une forme de communauté. La communauté de sœurs, les neuf pionnières, s’est élargie et transformée en communauté éducative.

« On n’était pas parti de l’idée : « il faut faire une communauté éducative », on était parti d’un geste plein de sens. Poser des gestes qui avaient du sens… ce n’est qu’après qu’on voyait ce qui se passait. »[1]

Il faut ici souligner une initiative (un trait de génie diront ses comparses de la première heure) issue de la force imaginative de Sr Marie Thérèse Perraud, la responsable de la communauté aux débuts du lycée : chaque matin, toutes les personnes qui se trouvaient à Champ Blanc, que ce soit les femmes de ménage, les cuisinières, les professeurs, les élèves, se réunissaient pour se dire bonjour, pour échanger des nouvelles et pour celles qui le voulaient, prier.

Cette attention aux conditions favorisant un dialogue permanent entre les différents membres de la population de Champ Blanc va favoriser grandement les débuts de la mixité et l’accueil des premiers élèves garçons.

En amont s’est posée la question de l’accueil de professeurs laïcs masculins. Une anecdote illustre à la fois le pragmatisme et l’ouverture d’esprit des religieuses.

« Quand nous avons commencé à accueillir des professeurs laïcs, et en particulier des professeurs masculins, il a fallu réfléchir : est-ce qu’on l’admet à notre table (une table de religieuses) : est-ce qu’on lui propose de manger avec les élèves, est-ce qu’on le sert à part ? Nous en avons parlé en communauté et c’est naturellement le bon sens qui l’a emporté : il est venu à la table des professeurs, c’est à dire avec nous. »[2]

Concernant le vécu de la mixité au lycée lors de ces premières années, sœurs Marie Josèphe[3] et sœur Xavier Marie évoquent quelques souvenirs, tout particulièrement puisés dans la vie de l’internat. Cette période sera marquée par une évolution importante et rapide du contexte social environnant, avec des conséquences qui toucheront également l’établissement.

« En 1968, première époque de la « création » de Champ Blanc, il y a seulement des filles. Etait-ce (la mixité et les relations affectives) une question réfléchie pour elle-même avec les élèves ?… Mes souvenirs sont très, trop lointains, mais il me semble que la question de la mixité trouvait sa place dans le cadre de la catéchèse, qui était régulière dans les premières années du lycée. A l’époque, on utilisait des fiches à thème ou bien on répondait au choix des élèves ; cette question pouvait y être abordée. L’atmosphère permettait aussi des discussions hors cours, plus spontanées et personnelles et une confiance réciproque»[4].

Sœur Marie Josèphe, quant à elle, met l’accent sur la prégnance des questions affectives entre jeunes, la capacité d’écoute et d’adaptation des religieuses et une audace éducative qui allait à l’encontre de pensées et de pratiques familiales et sociétales très conservatrices dans le domaine des mœurs.

« Il me revient en mémoire quelques faits :
Une externe s’est trouvée enceinte à la fin du second trimestre, elle a été soutenue par le lycée, alors que ses parents l’ont envoyée dans un institut « spécialisé » accueillant des jeunes filles enceintes.
Des internes ne partaient pas tous les dimanches, seulement un petit nombre. Un dimanche les copains, et un plus précisément, sont venus voir les copines, très ouvertement. Manque de chance, leur voiture a eu une panne et à l’heure du dîner, ils étaient encore là. Le dîner leur a été servi avec le petit groupe de filles, sans problème. Et ce soir-là, personne n’a été dupe de la relation qui s’amorçait entre Anne-Marie et Joël[5]. Ils sont mariés depuis longtemps et en reparlent à toutes les occasions. »[6]

Sœur Xavier Marie, qui assura de surcroit la responsabilité de l’internat lors des années soixante-dix partage quelques anecdotes significatives, et de l’esprit d’ouverture des religieuses, et de la confiance qu’elles accordaient aux jeunes.

« Une élève interne, âgée de 17 ou 18 ans, vers la fin des années soixante-dix… A l’heure du diner, un lundi ou un mardi… Elle vient demander à sortir pour aller rejoindre son ami au café, afin de reprendre avec lui une question sur laquelle ils s’étaient opposés pendant le week-end. C’était très important pour eux. Sur sa parole et l’assurance que ses parents étaient au courant de cette relation, on l’a laissé partir. Je crois qu’on se faisait confiance mutuellement et qu’on pouvait compter sur la parole donnée. »[7]

La posture éducative des religieuses de Sainte Marie se nourrit d’un certain pragmatisme, d’échanges communautaires permanents, mais également de la référence aux grandes figures de l’éducation chrétienne, en particulier celles et ceux qui, comme le Père Foyer, fondateur de la congrégation, portent une attention particulière aux enfants et aux jeunes issues de familles modestes. Ainsi en est-il de Don Bosco :

« Que non seulement nos garçons soient aimés, mais qu’ils se sachent aimés. L’affection dans nos maisons tient lieu de règlement… Il faut une relation de familiarité avec les jeunes surtout en récréation. Sans « familiarité », l’affection ne se prouve pas et sans cette preuve il ne peut y avoir de confiance. Qui veut être aimé doit montrer qu’il aime ». [8]

Don Bosco évoque l’attention que les éducateurs doivent porter aux « récréations », c’est-à-dire aux temps qui ne sont pas spécifiquement ceux de l’enseignement en salle de classe. Car c’est bien dans ces intermèdes, dans ces temps « libres » où, comme la marge tient la page, se construisent la personnalité et « l’âme » des jeunes. En cela, on soulignera l’énergie dépensée par les religieuses pour que l’internat et le grand parc tant apprécié des élèves soient investis non pas comme des lieux de non droit ou d’une liberté permissive, mais comme des espaces éducatifs à part entière où se jouent les relations entre les lycéens et où se construit leur personnalité.

Le témoignage de Sœur Xavier Marie est, à cet égard, assez significatif :

« De mes dernières années, je me rappelle d’un évènement qui a concerné les internes : une soirée était proposée à Cholet par le Planning Familial sur la contraception. Les internes ont demandé à y participer. Mais qui allait les accompagner ? L’adjointe laïc ne voulait pas y aller, la sœur a dû les accompagner même si elle n’était pas forcément à l’aise ni avec le milieu ni avec le sujet… Je pense qu’il n’y avait pas de fermeture, mais il aurait fallu plus, pouvoir parler de manière plus éclairée et plus naturelle de ces questions. A cette même époque, nous avions accueilli à la rentrée scolaire une interne, que nous savions enceinte, qui n’avait rien dit à aucune de ses amies, et ceci jusqu’à ce que son état l’amène à partir. »[9]

C’est dans ce contexte (diversification du corps professoral, arrivée progressive de laïcs, augmentation du nombre de professeurs masculins, nomination d’un directeur laïc à partir de 1972) que débute la mixité, avec l’arrivée des garçons « internes externés »[10] couchant chez l’habitant.

Sœur Xavier Marie évoque cette période qui généra une réelle « révolution » dans ce petit monde clos et féminin :

« Je n’ai pas de souvenir de vrais débats sur la mixité ou les relations entre garçons et filles… Mais il a bien fallu apprendre à vivre sans naïveté. Ce ne fut pas sans tâtonnements sans doute et erreurs, notamment dans l’espace de liberté laissé aux internes le mercredi après-midi, où les filles pouvaient faire une marche en campagne sans être accompagnées. Il y a eu sans doute des situations risquées une fois ou l’autre… Les garçons ne relevaient pas des surveillantes d’internat, puisque logeant à l’extérieur, mais en grande proximité tout de même ! Peu à peu, on a précisé des choses et exigé des autorisations des parents.»[11]

Sœur Marie Josèphe évoque quant à elle une initiative du chef d’établissement et du corps professoral, signe d’une volonté de considérer les lycéens comme des personnes responsables avec lesquelles les adultes pouvaient échanger en confiance. L’expérience ne fut pas couronnée de succès et laissa un gout amer à la communauté éducative :

« Des « îlots amoureux » qui se formaient dans le couloir des classes au bâtiment C, au moment des sorties en récréation… une réflexion fut menée en réunion de profs sur la conduite à tenir à l’égard de ces relations intimes affichées,
Mr Niget, le directeur, prit alors une initiative : il a adressé une lettre personnelle à chacun(e) des élèves concerné(e)s pour les inviter à une discussion sur ce sujet,
L’accueil (par la dérision) fait par certaines à cette proposition : une élève a décacheté cette lettre personnelle et en a fait lecture publique devant toute la classe… Décourageant! »[12]

Ces « échecs » relatifs étaient compensés par des retours positifs et un dialogue en profondeur qui s’instaurait avec les familles et avec la grande majorité des élèves :

« Une réflexion a été menée également avec les parents…
Je me souviens aussi que les internes ont pu fêter au réfectoire en toute liberté l’anniversaire de la relation amoureuse de deux d’entre eux : le couple était « reconnu » et n’avait rien à cacher ni aux autres élèves ni aux éducateurs… »[13]

Ces initiatives s’appuient sur une réflexion collective impliquant éducateurs, sœurs et laïcs, portés par le charisme du Père Foyer. Elles expriment à la fois une reconnaissance de l’évolution du comportement des jeunes et adaptation à celle-ci, une volonté d’accompagnement dans la mesure du possible, une interrogation de chaque personne sur l’impact de cette mixité en milieu scolaire (du point de vue des conséquences sur le travail scolaire, du respect des règles qu’impose toute vie en collectivité…) et une recherche de solution aux problèmes pratiques posés par l’introduction de la mixité au lycée.

L’équipe éducative, sœurs et laïcs confondus, ne fait preuve ni d’angélisme ni d’aveuglement, mais s’essaie, dans un tâtonnement pédagogique expérimental, à faire face à ces réalités nouvelles et ce dans une région restée longtemps, pour des raisons sociohistoriques, hermétique aux courants modernistes du monde qui l’entoure. Elle porte le souci de la clarté et la volonté franche de nommer les choses, sans les édulcorer, comme le signifie Xavier Thévenot, toujours en se référant à la pensée éducative salésienne :

« La première exigence pour bien réguler l’amorevolezza en éducation est de nommer les choses : rien ne doit donner à croire que les sentiments entre un et ou deux jeunes peuvent être « hors sexe ». En éducation ce sont toujours deux histoires sexuées qui interfèrent avec ce qu’elles présentent de réussites, d’échecs, de défenses et de désirs. Cela est particulièrement vrai en période d’adolescence où la sexualité subit un profond aménagement tant au plan psychologique que physiologique. »[14]

Sous une forme contemporaine, ces « prises de risque mesurées » et cette attention particulière à la personne du jeune, reconnu dans son unicité et sa dignité de personne humaine, s’inspirent et rejoignent ce qui a constitué au travers des décennies, la ligne éducative des enseignantes de la congrégation :

« Il faut gagner le cœur des élèves, avoir une grande indulgence pour leurs défauts ». La sœur institutrice doit être une figure maternelle et aimante, et manifester une affection sincère, du zèle pour le bonheur des enfants avec bienveillance et douceur. »[15]

L’introduction de la mixité, et donc une nouvelle manière de considérer les relations affectives entre les personnes, n’a pas été vécue comme une épreuve au lycée Champ Blanc, qui n’a d’ailleurs pas opposé de « résistance » à cette évolution, alors qu’un certain nombre d’institutions catholiques historiquement prestigieuses de ce même environnement des Mauges et de l’Anjou allaient reporter l’arrivée d’élèves de l’autre sexe jusqu’aux années quatre-vingts, voire quatre-vingt-dix.

La mixité a été accueilli progressivement comme une chance, comme une réponse aux « signes du temps », dans la fidélité créatrice du charisme du fondateur, le Père Foyer, et de celle de l’institut religieux. Ce charisme n’est pas vécu comme une commémoration, mais comme une impérieuse mise en œuvre des institutions fondatrices aux attentes des jeunes d’aujourd’hui. Le charisme, c’est-à-dire, le don, la grâce, cette idée source de force et d’influence, s’est donc bien manifesté de nouveau dans ces années soixante-dix, en apportant des réponses circonstanciées, en fonction des besoins repérés, dans une dynamique d’adaptation et d’innovation.

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Pour citer cet article
Référence électronique :
Dominique Lecorps, « Les débuts de la mixité au Lycée Champ Blanc du Longeron : entre fidélité au charisme éducatif et adaptation à la modernité d’une société en mouvement », Educatio [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne juillet 2014. URL : https://revue-educatio.eu

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[1] Entretien avec Sr Xavier Marie Huvelin

[2] Entretien avec Sr Marie Josèphe Peroys

[3] Sr Marie Josèphe Péroys a été professeur de philosophie au lycée Champ Blanc de 1968 à 1979. Elle fut supérieure générale de 1987 à 1999.

[4] Entretien avec Sr Xavier-Marie

[5] Prénoms d’emprunt

[6] Entretien avec Sr Marie-Josèphe

[7] Entretien avec Sr Xavier-Marie

[8] Cité par : Xavier Thévenot, in Education et Pédagogie chez Don Bosco – Fleurus Paris – mai 1989 – p. 234

[9] Entretien avec Sr Xavier-Marie

[10] Appellation très locale d’une organisation mise en place à l’arrivée des premiers garçons au lycée et qui dura jusque dans les années 90 : les élèves « masculins » ne pouvant rentrer dans leur famille chaque soir logeaient dans des familles du village. Les sœurs sollicitèrent ainsi de nombreux foyers qui entretiendront par ce fait d’étroites relations amicales et éducatives avec le lycée, … au-delà des quelques dérives « libérales » que ce système put générer, car il donnait aux garçons une grande liberté que les filles, dans le cadre de l’internat sur le site de l’établissement, ne possédaient pas !

[11] Entretien avec Sr Xavier-Marie

[12] Entretien avec Sr Marie-Josèphe

[13] Entretien avec Sr Marie-Josèphe

[14] Xavier Thévenot, in Education et Pédagogie chez Don Bosco – Fleurus Paris – mai 1989  – p. 236.

[15] Extrait des directives de Sr Isaac, directrice des études de la congrégation (1872-1890), in Sr GUERIN E. (1982) Le service apostolique dans la congrégation des sœurs de Sainte Marie de Torfou au XIX ème siècle. Paris : Faculté de Droit Canonique.