Les périodes sensitives : le langage

(Texte de Hélène Lubienska de Lenval)[1]

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Le matériel sensoriel de Maria Montessori sert avant tout à exercer les sens (ou organe de perception) : aussi la maîtresse laisse-t-elle l’enfant travailler longuement tout seul, avant de lui enseigner la nomenclature. Cependant, en un second temps, ce même matériel peut servir admirablement au développement du langage.

Ainsi, après avoir laissé l’enfant construire et défaire maintes fois la tour rose, la maîtresse attire son attention sur le premier et le dernier cube en disant : ceci est grand, cela est petit. De même avec les cylindres, elle lui enseigne : celui-ci est large, celui là est mince. Passant aux couleurs, elle dit : ceci est bleu, cela est rouge. Les emboîtements plats lui donnent l’occasion de nommer les formes géométriques : carré, rectangle, triangle, cercle. Chaque fois, elle prononce très distinctement le terme nouveau : par exemple, rectangle. Puis elle demande : veux-tu me donner le rectangle ? Enfin elle questionne : qu’est-ce que ceci ?

Ce qui s’appelle faire la leçon en trois temps. Premier temps : nommer l’objet en le désignant. Deuxième temps : prononcer le nom de l’objet et le faire désigner par l’enfant. Troisième temps : montrer l’objet et le faire nommer par l’enfant. De cette façon l’enfant apprend à se servir de termes exacts, et en même temps il acquiert une prononciation correcte. Entre trois et six ans, l’enfant a réellement la passion d’apprendre des mots nouveaux ; ce qui nous paraît parfois difficile ne l’est pas pour lui. En effet, pourquoi les mots : rectangle ou cylindre seraient-ils plus malaisés à retenir que par exemple : Alfred ou salle à manger ? La grande facilité, que l’enfant possède à cet âge, pour l’acquisition du vocabulaire, correspond à tout ce que les spécialistes appellent une période « sensitive » pour le langage. Voyons comment Mme Montessori explique la signification de ce terme qu’elle a emprunté aux biologues.[2]

« Je citerai des observations extrêmement intéressantes, faites par le biologue hollandais Hugo de Vries, au cours de ses recherches sur le développement des êtres vivants. Il dit notamment que les mêmes conditions déterminent des résultats différents lorsqu’elles étaient appliquées à différentes étapes du développement individuel. Des conditions très favorables pendant une certaine période peuvent devenir nulles ou mêmes nuisibles à une période ultérieure.

Cette constatation s’appuie sur une multitude de faits positifs que l’on découvre lorsqu’on observe le développement des êtres les plus divers. Lorsque, en biologie expérimentale telle que l’a définie de Vries, on parle des conditions du milieu favorable à telles époques différentes de la vie. Non seulement les besoins de la vie végétative sont autres, mais aussi les « attitudes » et les états de « sensibilité » qui apparaissent à un moment donné, puis s’atténuent et enfin disparaissent complètement. A ces moments, que de Vries a appelés « périodes sensibles », l’être en voie de formation dénote des attitudes nettement « créatrices » et « transformatrices », des instincts qui conduisent infailliblement à satisfaire des besoins fondamentaux dont dépend l’avenir de la race ; tandis que, la période sensitive une fois passée, cette faculté disparaît. Par exemple, on sait que les abeilles ouvrières sont des femelles incomplètement développées, seule la reine est parfaite. Or, cet état de choses est strictement lié à l’alimentation : la larve reine a besoin d’un aliment spécial qui aide à atteindre son plein développement, et si cet élément lui manque, la larve destinée à la maternité devient une simple abeille ouvrière. Il existe donc, dans la vie de la larve femelle, « une période sensitive » où elle cherche l’aliment spécial dont tout son avenir dépend. Si on le lui donne plus tard, lorsqu’elle est devenue « trop vieille », son évolution n’est plus possible : elle s’est dirigée vers la forme de l’abeille ouvrière et ne peut plus revenir en arrière. Ici la fin de la période sensitive est nettement déterminée…

Mes expériences avec les enfants m’ont conduit à décrire dans mes livres nombres de phénomènes que l’on pourrait comparer à ceux dont je viens de parler. Il y a des périodes pendant lesquelles les enfants dénotent des aptitudes et des possibilités qui disparaissent avec le temps. Ainsi, par exemple, ils s’intéressent passionnément, à un moment donné, à certains exercices que l’on tâcherait en vain de leur faire répéter plus tard. Lorsqu’ils se concentrent sur un exercice déterminé, ils s’y absorbent pendant un temps qui nous semble très long et ils l’exécutent avec une exactitude, une patience dont l’adulte serait incapable. C’est durant une de ces périodes sensitives que se forme le langage. Comme à cette époque l’enfant se trouve le plus souvent auprès de sa mère, la langue qu’il apprend est la langue dite « maternelle », mais il est certain que l’enfant est capable de s’approprier alors n’importe quelle autre langue, comme on le voit chez les enfants des émigrés. C’est en vain que l’adulte s’efforce de prononcer correctement la langue étrangère ; malgré tous ses efforts, il lui reste toujours un vague accent.

Lorsqu’on se donne la peine de prendre en considération « les périodes sensitives », on arrive en éducation à des résultats surprenants et tout à fait opposés à nos vieux préjugés sur le progrès uniforme de l’intelligence et sur l’effort nécessaire à l’acquisition de toutes connaissances. Lorsque l’enfant est libre d’exercer ses facultés selon son « présent sensitif »…, il grandit et se fortifie en travaillant. Ceux qui peuvent commencer à écrire à l’âge normal, vers quatre ou cinq ans, acquièrent une habileté dans l’écriture qu’on ne retrouve pas chez les enfants qui ont commencé à six ou sept ans ; mais qui plus est, on ne retrouve plus, à cet âge, l’exubérance de production qui a fait appeler ce phénomène « l’explosion de l’écriture ». Il résulte de ce que je viens de dire non seulement un déplacement des diverses matières d’études vers un âge plus jeune, mais aussi une efficacité admirable et des résultats surprenants pour chaque exercice exécuté exactement au moment de la période sensitive correspondante. »

Lorsque la méthode commença à être connue, il y eut des personnes qui s’offusquèrent des prétendus « miracles » qu’elle opérait, car il semblait absurde de voir des petits enfants exécuter des exercices dont les plus grands n’étaient plus capables. Néanmoins, en Hollande, où les recherches de de Vries avaient ouvert la voie à des expériences semblables, c’est justement ce fait-là qui suscita l’intérêt des savants. Ils y virent la confirmation des phénomènes biologiques et accueillirent avec joie la manifestation des « périodes sensitives » dans l’enfance humaine. Fortuny et Godefroy se firent les soutiens et les propagateurs de cette nouvelle notion, et c’est une page de Fortuny que je veux citer pour finir :

« L’expression de « périodes sensitives » pour chaque phénomène de sensibilité extraordinaire et passagère d’un organisme pour certaines conditions définies, relatives à son développement, est universellement admise par les biologues. Considérée chez l’enfant et mise en harmonie avec l’éducation, le terme de « période sensitive » resplendit d’une lumière nouvelle. »

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[1] Hélène Lubienska de Lenval, La méthode Montessori, Paris, Editions Don Bosco, 2003, pp. 19-23. Ces textes sont reproduits ave l’aimable autorisation de l’éditeur.

[2] L’article dont je cite ici des extraits a paru dans la Gazette de Lausanne le 11 mars 1932. Il avait été publié auparavant en Italie, dans la revue de l’Idea Montessori , juin 1927, et il a été inséré dans le livre anglais The child in the church (Sands a. Co. 1930).