Critique de l’idée d’utopie éducative chrétienne

Baptiste Jacomino*

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Résumé : La démarche utopique en éducation ne peut être dite « chrétienne » si elle consiste à appliquer un modèle unique, définitif et préétabli de perfection. En effet, si l’on suit la pensée de Leszek Kolakowski et celle de Michel de Certeau, la voie chrétienne est plutôt celle de l’inachèvement, de l’humilité et du pluralisme. Toutefois cette critique de l’idée d’utopie éducative chrétienne ne conduit pas à invalider tout recours à l’utopie mais à en proposer un usage critique, inspiré par la lecture des utopies que propose Anne-Marie Drouin-Hans
Mots-clés : utopie, éducation, Kolakowski, Certeau, critique, christianisme

Il y a une évidente parenté entre le désir d’élever qui fonde tout projet éducatif, l’espérance du salut qui anime le chrétien et l’invention d’un monde idéal qui caractérise l’utopie. Tout projet éducatif chrétien peut sembler utopique dès lors qu’il vise le meilleur pour l’enfant et pour le monde. Cette apparente dimension utopique semble renforcée par la recherche de dispositifs pédagogiques qui soient eux-mêmes meilleurs et mis au service d’une amélioration de la société. Mais s’en tenir à cette hypothèse reviendrait à entendre « utopie » en un sens bien trop large. Certes, il est difficile de réduire l’utopie à une définition étroite et définitive, tant ses formes, ses fonctions et ses usages sont variés. Mais on peut noter, sans généralisation excessive, qu’un certain nombre de projets tenus pour utopiques proposent un modèle de perfection unique et préétabli qu’il resterait à mettre en oeuvre par une rupture radicale avec la réalité présente.

Or, cette perspective est incompatible avec le christianisme tel qu’il est défini par deux auteurs aussi différents que Leszek Kolakowski et Michel de Certeau. Le premier, polonais exilé en Occident en pleine guerre froide, revendique l’héritage d’un christianisme gris, fondé sur le refus de tout prométhéisme révolutionnaire, pour l’opposer au rouge de l’utopie communiste en marche. Le second, réfléchissant, au lendemain de 1968, sur ce que peut et doit être l’autorité dans l’Eglise et dans la société contemporaine, défend un christianisme fondamentalement pluraliste, qui tend à produire perpétuellement de la différence, ouvrant ainsi sur l’avènement infini de nouvelles altérités, plutôt que sur l’instauration définitive d’un modèle parfait préalablement défini.

Il y a donc, chez Leszek Kolakowski et chez Michel de Certeau, des outils pour problématiser l’idée d’utopie éducative chrétienne. Toutefois, cette problématisation n’est pas une disqualification. Si l’utopie n’a plus pour fonction de décrire un modèle unique de perfection qu’il nous reviendrait d’atteindre par nous-mêmes, elle peut conserver une utile fonction critique. Une utopie éducative chrétienne pourrait ainsi servir à manifester en creux certaines insuffisances de nos institutions et de nos pratiques éducatives, et, paradoxalement, les limites et les failles de toute utopie éducative, pour mieux ouvrir sur la production, toujours inachevée, humble et pluraliste, de propositions alternatives.

La critique de l’idée d’utopie éducative chrétienne que nous proposons consiste en somme à opérer un tri plutôt qu’à invalider tout recours à l’utopie dans le travail éducatif chrétien. Cette critique définit d’un même geste certaines limites et certaines conditions de possibilité de toute innovation pédagogique chrétienne. En effet, le pluralisme et le refus du prométhéisme révolutionnaire sont à la fois ce qui pose des limites à toute utopie éducative et ce qui rend possible une pluralité infinie d’innovations. S’il peut et s’il doit toujours y avoir de nouvelles innovations éducatives chrétiennes, c’est précisément parce que nous ne sommes pas capables d’imaginer et de bâtir par nous-mêmes la meilleure des écoles possibles, et parce que nous sommes appelés à autoriser sans cesse de nouvelles différences, à la suite des fondateurs des grandes traditions éducatives chrétiennes et du Christ lui-même, dans un cheminement toujours inachevé.

1. Penser l’inachèvement avec Leszek Kolakowski

Nous avons dit plus haut qu’il existait plusieurs types d’utopie et plusieurs usages de celle-ci. C’est sans doute encore plus vrai du christianisme. Il n’est certainement pas utile de revenir ici sur les différences qui existent parmi les chrétiens, ni sur les usages divers, et parfois contradictoires, qui peuvent être faits de la référence au christianisme, dans le débat public en général, et au sein de la controverse française sur l’école en particulier. Nous ne prétendons pas trancher ici ces débats et dire ce qui serait la vérité ultime du christianisme. Il s’agit, plus modestement, de suivre la réflexion de Leszek Kolakowski sur le christianisme, qui ne prend tout son sens que dans la situation historique, intellectuelle et stratégique de son avènement, pour voir ce qu’elle peut nous dire aujourd’hui de l’idée d’utopie éducative chrétienne.

Au début des années 1950, Leszek Kolakowski est un marxiste orthodoxe. Il produit différents textes très critiques à l’égard du christianisme. Certains sont anticléricaux[1]. D’autres sont des critiques de la philosophie réaliste héritée de saint Thomas d’Aquin[2]. Dans les années 1955-1956, Kolakowski est l’un des principaux acteurs du mouvement révisionniste polonais, qui cherche à promouvoir un marxisme humaniste en rupture avec le marxisme orthodoxe. Il se réfère alors au christianisme pour pointer la persistance de certains schèmes religieux dans le stalinisme[3]. Mais progressivement il en vient à porter un regard moins négatif sur le christianisme, et il fait partie de ceux qui, dans les années 1960, opèrent un mouvement d’ouverture à l’héritage chrétien au sein de la gauche polonaise. Le christianisme lui apparaît alors comme supérieurement actuel et utile pour affronter la situation présente. « Le monde, écrit-il, a besoin du christianisme et ce, pas seulement au sens subjectif, mais parce que certaines tâches ne peuvent vraisemblablement pas être accomplies sans lui et que le christianisme doit assurer la responsabilité d’un monde qu’il a contribué à façonner pendant des siècles. »[4] Si le christianisme répond à un besoin, c’est avant tout en permettant une critique juste et forte des mouvements révolutionnaires, que Kolakowski présente explicitement comme utopiques, en particulier dans Marxisme – utopie et anti-utopie[5] et dans Le village introuvable.[6]

Les utopies révolutionnaires, explique-t-il, obéissent généralement à une logique du tout ou rien, que l’on retrouve parfois aujourd’hui encore dans certains courants écologistes ou anarchistes. Ce monde est totalement pourri et la seule solution est d’en faire advenir, sans médiation, un autre, qui sera parfait. « La mentalité révolutionnaire, écrit Kolakowski, est cette attitude spirituelle qui se caractérise par la croyance particulièrement intense en la possibilité d’un salut total de l’homme par opposition absolue avec sa situation actuelle d’esclavage, de sorte qu’entre les deux il n’y aurait ni continuité ni médiation. »[7] Cette attitude fonde des violences politiques et des régimes totalitaires qui cherchent à abolir le réel pour le renverser.

Au contraire, toute l’histoire du christianisme, telle que Kolakowski l’analyse, en particulier dans son célèbre Dieu ne nous doit rien[8], vise précisément à suivre une voie médiane entre le refus du monde et l’aspiration au salut, sans rejet total ni pleine acceptation du réel. Dans le christianisme, écrit Kolakowski, « nous n’avons pas le choix entre la perfection totale et l’autodestruction totale : notre destin temporel, c’est le souci sans fin, l’inachèvement sans fin. »[9] L’humanité est en chemin. Elle est appelée au salut à travers le monde réel qu’elle habite, dont il ne s’agit pas de se satisfaire, mais qu’il n’est pas question non plus d’abolir brutalement, parce qu’il est la médiation par le biais de laquelle l’histoire du salut progresse.

Et le salut espéré au-delà de ce cheminement ne relève pas de l’homme seul. Il ne peut faire son salut sans la grâce de Dieu. Au cœur du christianisme, écrit Kolakowski, il y a l’idée que l’auto-rédemption n’est pas possible et que la rédemption est l’œuvre de Dieu. « Ainsi donc, le christianisme serait la conscience de la faiblesse et de la caducité humaines et il est vain de chercher à démontrer qu’il existe ou puisse exister un « christianisme prométhéen ». »[10] Or, l’utopie révolutionnaire suppose généralement qu’un peuple ou une avant-garde puissent produire le paradis sur terre par leurs propres forces.

Face aux utopies révolutionnaires, Kolakowski défend donc un « christianisme gris »[11], qui n’oppose pas la noirceur du réel à la candeur de l’idéal, mais propose de cheminer dans l’inachèvement et l’humilité, sur une ligne de crête, entre révolte et acceptation, de sorte que des corrections et des améliorations sont toujours à accomplir, mais qu’elles ne prennent pas la forme démesurée et dangereuse d’un enthousiasme révolutionnaire qui prétend nous libérer de tout mal, sans médiation, en renversant définitivement le réel.

Kolakowski ne parle pas là d’éducation. Mais il ne nous paraît pas illégitime d’appliquer son argumentaire au champ de la pédagogie chrétienne. Suivre Kolakowski sur cette voie reviendrait à adopter une posture humble mais non fataliste, pour inventer des alternatives, sans rompre radicalement et brutalement avec les pratiques présentes et sans prétendre détenir la solution définitive à tous les problèmes que rencontre l’éducateur chrétien. Cette posture peut paraître moins séduisante que l’enthousiasme utopiste révolutionnaire, mais elle est sans doute plus fidèle à l’esprit du christianisme et propice à l’innovation. En renonçant à la logique du tout ou rien et à l’idée d’une auto-rédemption, on entre dans une voie d’humilité et d’inachèvement qui conduit à inventer et à réinventer perpétuellement, sans jamais prétendre accéder à la perfection définitive. Au contraire, l’utopie révolutionnaire propose un changement radical mais, d’un même geste, elle clôt le cheminement au lieu de l’ouvrir.

2. Autoriser la différence : l’autorité chez Michel de Certeau

La situation dans laquelle s’inscrit la réflexion de Michel de Certeau sur l’autorité est différente de celle qui donne leur sens aux pensées de Kolakowski sur le christianisme. Le texte auquel nous nous référons s’intitule Autorités chrétiennes et structures sociales. Il est paru dans la revue Études en juillet 1969 et se trouve aujourd’hui dans le recueil intitulé La faiblesse de croire[12]. Michel de Certeau propose une théorie de l’autorité un an après les événements de mai 1968. Ils l’ont beaucoup intéressé et même enthousiasmé[13]. C’est dans cette situation qu’il se pose la question de l’autorité, en prenant sur ce point le contre-pied de l’opinion dominante du moment. François Dosse le souligne dans sa biographie de Michel de Certeau. « Alors même, écrit-il, que l’on ne parle partout que de déconstruire tout discours d’autorité, Certeau consacre à ce thème une étude qui prend à rebours le point de vue général pour défendre la légitimité d’une parole d’autorité, dans la mesure où cette dernière permet une expression autre. »[14]

L’autorité autorise, explique Michel de Certeau, en se référant implicitement à l’étymologie du mot. « Elle rend possible ce qui ne l’était pas. À ce titre, elle « permet » autre chose, à la manière dont un poème ou un film inaugure une perception qui n’eût pas été possible sans lui : après, on ne voit plus, on ne pense plus de la même façon. »[15] L’autorité produit de la différence, elle permet que s’opère un changement de regard, de mode de vie, de façon de penser… Elle « […] se situe du côté des conditions de possibilité. »[16] Sans l’autorité de Freud, pas de psychanalyse. Sans Marx, pas de marxistes. Sans Fernand Oury, pas de pédagogie institutionnelle. L’autorité se traduit ainsi par la formule « pas sans toi », « pas sans vous », note Michel de Certeau.

Pour le chrétien, c’est ainsi que commence le mouvement de la foi, par une rencontre sans laquelle la vie nouvelle n’aurait pas été possible. « […] Il n’y a pas d’œuvre ou de praxis chrétienne, écrit Certeau, qui ne suppose et ne révèle, par une création particulière, sa condition de possibilité : l’autorité que manifeste un style de l’existence, qui « permet » un mode de créativité et qui ouvre une série nouvelle d’expériences. » (Ibid., p.120) L’autorité est ainsi à la fois ce qui permet une différence et ce qui se manifeste à travers elle. Or, note Certeau, l’autorité ultime, pour le chrétien, est celle de Dieu, créateur qui rend le monde possible et qui se rend visible à travers lui, ne serait-ce qu’à travers le manque et le désir de Dieu qui habitent la Création.

On comprend dès lors que la figure du Christ mourant occupe une place essentielle dans la pensée de Michel de Certeau. Par sa mort, il rend possible de ce qui va être après lui et ce qui va, dans le même temps, témoigner de lui. « Dans un même mouvement, il fait place au Père et il fait place aux communautés futures. Un seul geste est identiquement celui de disparaître et de rendre possible le signe pluriel du même. »[17] Car la relation qui s’instaure à son autorité est immédiatement pluraliste. C’est un trait caractéristique du christianisme. « Effectivement, dès ses origines, dès qu’il existe, le christianisme suppose, par tout son fonctionnement, une articulation fondamentale entre l’unique Autorité de Dieu et la diversité de ses témoins, entre le singulier de Dieu et le pluriel de l’histoire.»[18] Pensons à la pluralité des personnes de Dieu, à la pluralité des apôtres, des évangiles, des premières communautés chrétiennes, des Églises chrétiennes, des autorités chrétiennes, qui renvoient toutes les unes aux autres en renvoyant toutes à une source commune, qui ne se manifeste comme manque, comme origine et comme horizon du désir qu’à travers leur pluralité. Le pluralisme préserve ainsi de l’idolâtrie.

À la lettre, écrit Certeau, l’hérétique n’est pas celui qui « choisit » (dès que la foi est vécue et qu’elle implique un engagement, elle atteste un choix, elle est particulière), mais celui qui « interdit » d’autres recours, qui arrête la vérité à Paul en excluant Jacques, qui tient pour un reste insignifiant toute autre autorité que la sienne – le Pape ou l’Ecriture. L’hérétique brise la communication.[19]

Interrompre la succession d’autorités plurielles par lesquelles le christianisme existe revient à rompre avec le christianisme lui-même. L’autorité chrétienne à pour fonction de perpétuer un mouvement d’autorisation et de manifestation plurielles renvoyant les unes aux autres.

Voilà qui est parfaitement incompatible avec la logique de l’utopie, dès lors que celle-ci prétend interrompre la prolifération d’autorités diverses pour en imposer une seule, la meilleure et la dernière : la sienne, celle du modèle idéal qu’elle expose. L’utopie ainsi conçue apparaît comme une forme d’idolâtrie. Elle propose une vérité captive, qui n’engendre plus aucune différence imprévisible et plurielle, mais s’achève dans la perfection. Cette autorité n’en est pas une. Au lieu d’autoriser, elle retient, elle enferme, elle clôt. Or, l’autorité est la condition de possibilité de toute existence, et, particulièrement, de toute éducation, en ce qu’elle est ce qui permet d’exister, de différer, d’inventer. Pas d’innovation sans autorité. En mettant un terme à la perpétuation des autorités chrétiennes, l’utopie éducative chrétienne serait la dernière des innovations, elle ne serait pas une véritable autorité et elle ne serait pas chrétienne.

L’article de 1969 de Michel de Certeau sur l’autorité fait écho aux considérations sur l’éducation qu’il développe la même année dans L’Etranger ou l’union dans la différence. On y lit ceci :

« Anne se met à parler. Elle n’a que seize mois, mais déjà elle se tourne à demi et vous adresse la parole. […] Votre parole vous revient du pays qu’elle éveille, et déjà vous ne la reconnaissez plus dans ce poème au sens caché : née d’un amour, elle vous révèle l’existence de votre enfant. Tout éducateur expérimente cela, si vraiment il donne la parole à qui doit prendre la parole à son compte. Dérouté par le devenir de son œuvre, il découvre en son fils, en son élève ou en son dirigé, le visage méconnaissable qu’il croyait façonner à son image. »[20]

Éduquer, c’est mourir.[21] C’est découvrir qu’en transmettant du même, on suscite de l’autre. C’est permette qu’adviennent des différences. C’est donc faire autorité. L’utopie éducative chrétienne, dès lors qu’elle prétend instaurer une perfection préétablie, est impossible. Elle suppose que l’on puisse éduquer sans susciter de différence. Elle imagine une autorité qui produirait du même, ce même parfait que l’utopiste a préalablement défini.

L’idée d’utopie éducative chrétienne ne survit pas à la lecture de Michel de Certeau, du moins si l’on entend par là la définition et l’instauration de la meilleure des éducations possibles. Le pluralisme essentiellement attaché au christianisme comme à toute autorité et à toute éducation authentique est incompatible avec la mise en œuvre d’un modèle de perfection unique et définitif. Mais cela ne suffit pas à invalider tout usage de l’utopie dans le travail de l’éducateur chrétien.

3. Pour un usage critique de l’utopie : la lecture d’Anne-Marie Drouin-Hans

Détournons-nous un instant des grands projets politiques utopiques (socialistes, libertaires, écologistes, révolutionnaires…) qui prétendent décrire et mettre en œuvre le meilleur des mondes en renversant radicalement le nôtre. Revenons aux utopies originelles, ces fictions qui décrivent un monde lointain, irréel et parfaitement organisé où l’on vit heureux. Anne-Marie Drouin-Hans a consacré plusieurs ouvrages et articles aux utopies et, plus particulièrement, aux questions éducatives qu’elles soulèvent. Souvent elle insiste sur la nécessité de revenir aux origines de l’utopie pour mieux en comprendre les formes successives. More, Bacon et Campanella, écrit-elle, décrivent des « mondes à l’envers purement fictifs, bien que, selon le principe du roman, ils se présentent ludiquement comme réels. »[22] L’usage littéraire et philosophique auquel appellent ces utopies romanesques est donc tout à fait différent de celui des utopies politiques et éducatives évoqué précédemment. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre un programme idéal. Mais de quoi s’agit-il alors ?

Ces utopies romanesques paraissent se prêter à un usage critique. Anne-Marie Drouin-Hans parle d’«  exercice de la pensée »[23] pour définir le gain qu’un lecteur peut tirer de l’utopie.

« Ainsi, écrit-elle, l’irréalisme dont on l’accuse, cet écart au réel, est revendiqué aussi comme ce qui permet de prendre du recul, et comme signe d’une compréhension fine du monde : en tant que monde à l’envers l’utopie révèle par contraste une analyse du monde réel ; tous les problèmes résolus par l’efficacité de l’organisation utopienne sont justement ceux qu’on ne parvient pas à résoudre dans le monde réel. On voit à l’œuvre ce pouvoir analytique et critique de l’utopie dans le domaine de l’éducation. »[24]

L’utopie révèle en creux les problèmes irrésolus du monde réel. C’est sans doute à la fois une fonction possible des utopies originelles, mais aussi un usage que l’on peut faire, plus largement, de toutes les utopies, y compris des utopies révolutionnaires critiquées par Kolakowski, dès lors que l’on ne cherche plus à appliquer un modèle de perfection, mais que l’on traite toutes ces utopies comme des outils critiques.

Comme le souligne Anne-Marie Drouin-Hans, les utopies sont souvent pleines d’indications sur l’éducation. Les détails pratiques sont assez rares, mais de grandes lignes stratégiques et des principes éducatifs sont souvent exposés, chez More, Campanella et Cabet, par exemple. Les solutions envisagées sont évidemment utopiques. Soit elles n’ont pas vocation à être mises en œuvre, soit, du moins, comme nous le proposons, elles peuvent être lues comme des instruments critiques plutôt que comme des appels à la mise en application. L’utopie permet un travail critique de « modélisation »[25] en maintenant un certain degré de généralité tout en cherchant à répondre à des problématiques précises et en permettant au lecteur d’en voir, d’en imaginer et d’en évaluer la mise en œuvre fictive.

Arrêtons-nous un instant sur un exemple, celui de l’utopie éducative proposée par Thomas More[26]. Il décrit un système d’éducation dans lequel les maîtres sont bienveillants, l’enseignement mixte, commun et généraliste, puis, quand les élèves grandissent, plus professionnalisant. Il se poursuit, à l’âge adulte, dans une société où la formation continue est rendue possible par la réduction du temps de travail quotidien à six heures. Ce qui est particulièrement irréel (nous y reviendrons), c’est la facilité avec laquelle ce système, comme souvent dans les utopies[27], agit efficacement et aboutit à l’harmonie souhaitée. Mais cette dimension fictive n’enlève rien à la valeur critique de ce modèle éducatif utopique. D’une part, on peut y lire une critique implicite de la société de l’époque, dans laquelle le temps de travail fait obstacle à une éducation prolongée. D’autre part, au-delà de la signification que le texte peut prendre en situation, cette utopie demeure actuelle en ce qu’elle peut révéler en creux, aujourd’hui encore, les problèmes de mixité, de relations entre maîtres et élèves et de poursuite d’études à l’âge adulte, qui continuent de se poser dans nos sociétés.

Mais, si l’utopie peut se prêter utilement à un usage critique, c’est aussi parce qu’elle permet une critique de l’utopie elle-même. Anne-Marie Drouin-Hans pointe certaines distorsions dans les utopies éducatives, notamment celle de Thomas More. Dans la société qu’il décrit, tous les citoyens doivent accomplir un certain temps de travail manuel et tous ont le droit de s’instruire en suivant chaque jour des conférences.

Il est plaisant, écrit Anne-Marie Drouin-Hans, de voir comment des distorsions à cette règle sont admises, puisque certains citoyens qui ne prennent pas plaisir à augmenter leurs connaissances sont dispensés d’assister aux conférences et sont invités à travailler davantage ; d’autres, particulièrement motivés par les plaisirs intellectuels sont dispensés de travail manuel. Cette supposition d’une appétence inégale vis-à-vis du savoir correspond précisément à l’un des problèmes majeurs de l’éducation réelle.[28]

L’utopie semble ainsi manifester ses propres limites. Jusque dans son monde parfait et entièrement programmé, il y a des évènements qui échappent au programme, des désirs singuliers et des dispositions particulières qui appellent des distorsions aux règles, et qui posent des problèmes, comme celui de la différence et de l’égalité, que l’on ne parvient pas à régler par la simple application d’un programme parfait et totalisant. Le réel paraît ressurgir au cœur de l’harmonie merveilleuse de l’utopie. Le lecteur peut ainsi déceler dans l’utopie des fissures utiles pour se détacher d’une adhésion naïve. L’utopie semble suggérer elle-même que le programme utopique ne suffit pas, qu’il faut toujours aménager, repenser, corriger, adapter, s’aventurer, s’interroger, continuer d’innover, pour affronter les problèmes du réel.

Toutefois, même quand elle laisse entrevoir la persistance de problèmes jusque dans son monde parfait, l’utopie suppose généralement que l’on puisse les résoudre facilement. « Ce qui perd les utopies, note Anne-Marie Drouin-Hans, est sans doute la trop grande liberté qu’elles ont de rendre les choses faciles. La facilité semble ne pas donner lieu à des prouesses inventives. »[29] C’est une des limites de l’usage critique que l’on peut en faire, ou, du moins, un problème posé à cet usage critique. Parce que tout y est trop simple, le monde de l’utopie ne suscite pas la créativité, alors que le pédagogue, confronté à des problèmes toujours complexes et, au moins partiellement, opaques[30], est appelé à une inventivité perpétuelle. Le travail critique, souvent réflexif, qu’il mène, ne s’achève pas facilement dans la découverte immédiate d’une solution définitive. Il prend la forme d’un cheminement toujours inachevé.

Cependant, c’est parfois précisément le simplisme de l’utopie qui peut nourrir le travail critique du pédagogue, dès lors qu’il s’affranchit de toute naïveté pour faire un usage problématisant de l’utopie. Partons de quelques exemples. Cabet décrit un monde utopique où l’on apprend aux parents comment ils doivent éduquer leurs enfants et comment ces derniers doivent corrigés leurs camarades déviants. Bacon imagine un Etat qui prend entièrement à sa charge le bonheur des citoyens et utilise l’éducation pour apprendre aux enfants à ne rechercher que l’harmonie générale. Comme le remarque Anne-Marie Drouin-Hans, « ces descriptions du bonheur et de la perfection paraîtraient inquiétantes si elles étaient transposées dans le monde réel, ce qui donne à penser sur le rôle de l’Etat dans l’éducation, ses limites, ses dangers et sa nécessité. »[31] Le lecteur critique peut ainsi déceler dans certaines utopies éducatives une dystopie latente, une menace souterraine, une tentation totalitaire. Cette lecture est propre à nourrir à la fois une critique (qui n’est pas, là encore, une disqualification, mais un tri) des interventions de l’Etat en matière éducative, et une critique de l’utopie en générale en tant que modèle totalisant qui accorde peu de place au risque de la liberté. L’utopie se prête ainsi à une lecture critique qui peut orienter le pédagogue vers un cheminement infini, celui d’un projet éducatif qui cherche toujours à faire sa place à la liberté de l’éducable, sans renoncer à l’éduquer et sans pouvoir anticiper parfaitement la réaction, la résistance ou l’adhésion de ce dernier. Ce chemin humble, inachevé et incertain est celui de l’éducation réelle, à laquelle nous ramène l’utopie quand on perçoit la menace dystopique qui la hante souvent.

4. Conclusion

La critique de l’idée d’utopie éducative chrétienne ne conduit, en somme, ni à invalider cette idée ni à distinguer de bonnes utopies éducatives chrétiennes de mauvaises utopies, qui n’auraient pas de valeur éducative ou qui seraient incompatibles avec le christianisme. Le tri que nous proposons sépare plutôt deux usages de l’utopie.

  1. Le premier de ces deux usages consiste à essayer d’appliquer un modèle éducatif totalisant préétabli. Cet usage de l’utopie est inconciliable avec le cheminement éducatif chrétien tel que nous avons essayé de le penser en nous référant à Leszek Kolakowski et à Michel de Certeau, dans la mesure où il exclut le pluralisme et l’inachèvement.
  2. Le second usage de l’utopie que nous avons cherché à isoler en nous appuyant sur les travaux d’Anne-Marie Drouin-Hans est un usage critique. Il consiste à utiliser l’utopie pour critiquer la réalité et pour critiquer l’utopie, de sorte que cet usage critique peut être mis au service du cheminement inachevé, humble et inventif d’une éducation chrétienne.

En somme, ni la critique de l’idée d’utopie éducative chrétienne que nous esquissons, ni l’usage critique de l’utopie éducative que nous isolons ne sont des critiques destructrices. Le recours à l’utopie en matière éducative n’en sort pas aboli, mais renforcé, à condition de demeurer un usage critique. La critique ne vient pas ici entraver la conviction éducative ou la foi du pédagogue. Il ne s’agit pas simplement de ne pas être dupe de l’utopie, comme ces modernes, dont parle Péguy dans Notre jeunesse, qui « font le malin », « qui ne sont pas des dupes, des imbéciles », « qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme »[32]. C’est le danger qui pèse sur toute posture critique. Mais la critique et l’usage critique de l’utopie que nous cherchons à dessiner ont, au contraire, pour fonction, de relancer un cheminement plutôt que de l’arrêter. Critiquer à la fois le réel et l’utopie, en s’appuyant sur l’utopie elle-même, doit permettre de poursuivre un horizon toujours ouvert par un travail modeste, inachevé et inscrit dans une pluralité d’autorités. Les limites qui encadrent, pour l’éducateur chrétien, le recours à l’utopie sont aussi des conditions de possibilité d’une recherche pédagogique toujours en cours et donc d’un travail que l’on pourrait dire « utopiste », mais cette fois en un sens très large et très ouvert : le travail humble, inachevé et pluriel de l’invention, de l’adaptation et de la problématisation.

Bibliographie

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Péguy, Charles, Notre jeunesse, Paris, Perrin, 2016.

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Pour citer cet article
Référence électronique: Baptiste Jacomino « Critique de l’idée d’utopie éducative chrétienne », Educatio [En ligne], 6 | 2017. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

* Insieme – Centre Angèle Mérici

[1] Dewitte, Jacques, Kolakowski, Le clivage de l’humanité, Paris, Michalon, 2011, p.71.

[2] Ibid., p.13.

[3] Ibid., p.71.

[4] Kolakowski, Leszek, Le Diable peut-il être sauvé ?, Contre-points, 20, 1976, p.133.

[5] Kolakowski, Leszek, Marxisme – utopie et anti-utopie, Bruxelles, Complexe, 1979.

[6] Kolakowski, Leszek, Le village introuvable, Bruxelles, Complexe, 1990.

[7] Kolakowski, Leszek, L’esprit révolutionnaire, Bruxelles, 1978, p.10.

[8] Kolakowski, Leszek, Dieu ne nous doit rien. Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997.

[9] Kolakowski, Leszek, Le village introuvable, op.cit., p.122.

[10] Ibid., p.93.

[11] Kolakowski, Leszek, Le Diable peut-il être sauvé ?, op.cit., p.133.

[12] Certeau, Michel (de), La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 2003.

[13] Dosse, François, Michel de Certeau, Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2015, pp.157-172.

[14] Ibid., p.169.

[15] Certeau, Michel (de), La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 2003, p.119.

[16] Ibid., p.120.

[17] Ibid., p.122.

[18] Ibid., pp.122-123.

[19] Ibid., p.132.

[20] Certeau, Michel (de), L’Etranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, pp.45-46.

[21] Jacomino, Baptiste, Le pédagogue et la mort : penser l’éducation avec Michel de Certeau, Le Philosophoire, 2016/1, pp.56-67.

[22] Drouin-Hans, Anne-Marie, Rêves d’éducation, éducations de rêve : les leçons de l’utopie, Le Philosophoire, n°44, pp.40-54, p.41.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p.42.

[25] Ibid., p.43.

[26] More, Thomas, Utopie, Paris, Librio, 2013.

[27] Drouin-Hans, Anne-Marie, Eduquer en Utopie, en deçà et au-delà, in Loïc Chalmel (coord.), Utopies et pédagogies, Actes du colloque international du musée J.-F. Oberlin de Waldersbach, 2002, pp.84-99.

[28] Drouin-Hans, Anne-Marie, Rêves d’éducation, éducations de rêve : les leçons de l’utopie, op.cit., p.50.

[29] Drouin-Hans, Anne-Marie, Eduquer en Utopie, en deçà et au-delà, op.cit., p.85.

[30] Jacomino, Baptiste, L’idée de pédagogie scientifique chez Freinet, Recherches en Education, n°15, 2013, pp.89-97.

[31] Drouin-Hans, Anne-Marie, Rêves d’éducation, éducations de rêve : les leçons de l’utopie, op.cit., p.49.

[32] Péguy, Charles, Notre jeunesse, Paris, Perrin, 2016, p.44.