Utopie : une médiation pour penser l’école…

(Première partie)

Pierre Marsollier*

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Convenons-en, l’utopie n’a pas vraiment bonne presse. Ce qu’elle peut véhiculer comme suspicions de visions chimériques, de mirages idéologiques, ou pire encore de collusion avec des dérives totalitaires, semble le plus souvent la disqualifier dans le débat raisonnable et raisonné. Et cependant… « Aucune carte du monde n’est digne de regard si Utopie n’y figure pas »[1], tranche Oscar Wilde, avec l’outrance cynique qui lui est coutumière. Nous choisissons ici de rejoindre son parti pris, et de le mettre au service d’une réflexion sur l’école et sur l’éducation. En refusant que les avatars utopiques des idéologies, et leurs perversions, nous interdisent de penser avec l’Utopie. En refusant tout autant qu’un dévoiement gestionnaire de la politique, en lieu et place d’une vision du monde et d’un projet commun, discrédite un travail de la raison sur le champ des possibles. En refusant donc de nous priver de l’héritage de saint Thomas More, qui a offert à l’Occident, avec son Utopie, publiée en 1516, l’un des monuments de la littérature humaniste chrétienne. C’est bien en effet de politique et d’humanisme dont on parle ici ; et Wilde de poursuivre : « car il manquerait [à cette carte du monde] le seul pays où aborde toujours l’humanité. »[2]

Qu’est ce qu’une carte ? C’est un « état des lieux » et aussi un outil permettant l’exploration. On pourrait ainsi en quelque sorte « cartographier » l’école : réaliser un état des lieux, un état des lieux qui préparerait un projet d’exploration et inviterait à la découverte de terres nouvelles. Un tel travail ne saurait toutefois être contenu dans cette courte contribution… Nous conserverons néanmoins de la comparaison avec l’utilité d’une carte – et d’une carte où figure Utopie, le double intérêt d’un outil et d’un dessein d’exploration.

On range en effet trop hâtivement l’utopie du côté d’une « planification des choses », quand il s’agit avant tout d’un outil intellectuel, d’un « instrument conceptuel »[3]. L’utopie n’est pas un programme, mais une méthode. Qu’on le dise sur le mode du « symbole » [4] ou sur celui de la « parabole » [5], on évoque une manière de penser, une « médiation littéraire » [6], une forme d’intelligibilité qui permet d’imaginer et d’appréhender la réalité « autrement » ; un outil, donc. Et de pressentir déjà son utilité : ouvrir à d’autres possibles ; un dessein d’exploration, donc. Voilà pourquoi nous rallions la position de Wilde : aucune « cartographie » ne serait digne d’intérêt si elle négligeait l’utopie, si elle oubliait combien sa médiation est utile pour penser, pour penser ce que les hommes peuvent sur terre ; aucune carte du monde n’est digne de regard si Utopie n’y figure pas…

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Ce choix de définition initiale de l’utopie – « une médiation pour penser », pour déterminant qu’il soit, n’épuise pas la notion, qui mérite d’être enrichie. De quelque manière qu’on la conduise, l’entreprise de définition de l’utopie est cependant une gageure. Si, en effet, « définir » signifie non seulement préciser le sens, mais aussi délimiter, il s’agit alors nécessairement d’opérer un tri dans un univers utopique dont le foisonnement impressionne, attestant au passage de la fécondité de l’œuvre de More (littérature, architecture, philosophie politique, BD, 7e art…) Tendre à une juste définition de l’utopie supposerait probablement à la fois de la circonscrire et de prendre en charge son étendue.

Partant des premières définitions académiques qui font références : « plan de gouvernement imaginaire », l’« une des formes de l’idéal, qui s’identifie au possible »[7], retenons que l’utopie opère un travail imaginaire sur les possibles, c’est-à-dire sur ce qui pourrait être idéalement, sur ce qui pourrait être en matière d’organisation et de gouvernement du monde. Pour être cependant fidèles à l’intuition initiale de More, il faut être plus précis, et pour ce faire, s’accorder avec Karl Mannheim : l’utopie est une forme d’ « opposition », qu’elle manifeste dans son « désaccord avec l’état de réalité »[8]. Elle se présente toujours comme une « alternative », ou encore comme une « résistance »[9] à l’existant. On la rapprocherait ainsi aisément de ce qui caractérise la ligne prophétique de l’Ancien Testament. Elle vise l’ « autrement ». Une double face que souligne le pape François, alors Cardinal Bergoglio : « L’utopie tire sa force de deux éléments : d’un côté le mal-être que génère la réalité actuelle ; de l’autre, la conviction inébranlable qu’un autre monde est possible ».[10]

Sur ces bases, celle de la « médiation pour penser » et celle de « l’alternative », nous souscrivons volontiers à la définition de Raymond Ruyer : l’utopie est un « exercice mental sur les possibles latéraux »[11]. Et c’est à ce titre principal qu’il est légitime de recourir à l’utopie dans le champ de l’ « éducation chrétienne ».

Une autre clarification s’impose. Que l’utopie ne soit pas un programme à mettre en œuvre ne la réduit pas à une simple chimère, une pure rêverie illusoire. Travail d’intelligence sur les alternatives à ce qui est, l’utopie n’est pas imaginée pour fuir la réalité et les responsabilités qui s’y attachent. Le fait de n’être pas un programme d’action ne lui retire pas tout caractère opératoire, car elle est une « révolution créatrice » et, en ce sens, performative. Pour le différemment, et avec les mots du Frère Guy Bedouelle : « Telle que l’a conçue son créateur, saint Thomas More, le fait d’être ‘’nulle part’’ ne l’empêche pas d’exister »[12] .

Ainsi, ce qui concerne l’utopie a trait à une exploration efficace du possible ; et se présente comme un « exercice » [13] – exercice intellectuel et exercice quasi ignatien, l’un et l’autre conçus comme des médiations pour comprendre les choses -, et un exercice qui n’est pas totalement dénué d’efficacité.

Une telle forme d’intelligibilité ne manque pas d’emprunter à la conception chrétienne du « déjà là et pas encore », un axiome théologique qui, partant de la réalité, décrit et invite à ce qui pourra être effectivement, en réalité. Chacun est en mesure cependant, sans dépendance religieuse aucune, de saisir la forme « d’intelligence » de cette approche de la réalité.

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Au risque de pécher par excès de fondamentalisme, on propose ici d’amarrer solidement notre réflexion au port d’Utopie, en l’arrimant aux attaches que nous offre Thomas MORE dans le titre complet de son œuvre : « De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia »[14]. Développons donc le propos sur Utopia « médiation pour penser, et penser l’école », autour des notions d’optima, nova et insula.

Optima… Faudra-t-il s’aventurer à proposer la meilleure des écoles possibles ? En quelque sorte, oui, sauf à mener une réflexion stérile…, et être un mauvais disciple de More, dont le projet est bien de penser un optimo statu. Voire plus encore, puisque Utopia, selon l’auteur lui-même, « mérite » en réalité le nom d’Eutopia[15], quand il écrit : « bon-lieu, c’est le nom qu’on me doit »[16]. Comprenons ainsi, selon le commentaire judicieux de Louis Marin, que l’île d’Utopie est « en transit de nomination » [17], allant de « nulle-part » vers le « bon », le « meilleur » des lieux. Mais voilà… Cette qualité vertueuse du « meilleur » n’a de cesse de pousser l’utopie au plus terrible vice, faisant basculer le projet de l’eutopie initiale en dystopie, telle que la décrira par exemple Aldous Huxley, publiant le « Meilleur des mondes » en 1931[18], en référence indirecte à l’Utopie. Le meilleur devient le pire, en effet, quand il se présente comme un meilleur « total ».

C’est là l’ambiguïté originelle s’agissant d’Utopie… En se présentant comme une eunomie, c’est-à-dire « la meilleure forme » de gouvernement, et pour nous, la meilleure des écoles, ou le meilleur des systèmes éducatifs, elle confine à une approche de l’organisation parfaite, et, partant, rejoint une tentation globalisante, si ce n’est totalitaire. Ainsi formulée par l’Académie dès le 18e siècle, l’utopie comme « plan de gouvernement où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun » [19] s’apparente à une planification extrême. D’où sa proximité avec l’architecture, depuis les plans urbains d’Hippodamos de Millet jusqu’à ceux de la Cité du soleil de Campanella, sans oublier par exemple la saline royale d’un Claude-Nicolas Ledoux ou les influences utopiques de Le Corbusier, et tant de prolongements dans le neuvième art, comme les cités de Schuiten et Peeters…

L’utopie serait alors la figure d’un système « tiré au cordeau », tout y serait réglé à l’extrême… Or, une école « réglée », réglementée, n’est pas celle que nous pensons ici avec Utopie. Car le règlement tue l’école, et la vision totalisante contredit sa nature éducative même, qui ne saurait se compromettre avec quelque plan écrit d’avance. Il existe certes un ordre des choses, auquel l’école n’échappe pas, mais le pilotage du système éducatif s’oppose à l’éducation elle-même quand il est obnubilé par les règles d’organisation unique plus que par la réalité diverse des élèves et des situations éducatives. En ces temps de gouvernance par les normes, où prévaut un utilitarisme avéré, abandonner l’éducation aux directives et à la planification serait assurément une folie. Y compris la notion de « programmes » en enseignement mérite d’être interrogée, du moins à partir de la formule précitée « plan où tout est parfaitement réglé pour le commun » ; les programmes ont nécessairement leur utilité et leur justification sur le versant du pour le commun, mais quand ils en viennent à s’imposer comme plan où tout est parfaitement réglé, ils interdisent ou inhibent les libertés et les diversités pédagogiques indispensables à la transmission elle-même, qui intervient dans une relation interpersonnelle toujours renouvelée et chaque fois différente.

Un tel commentaire en marge de l’optimo statu de l’Utopie prête-t-il le flanc à la critique d’une trahison de la pensée du chancelier martyr ? Le prétendre serait ignorer la part de facétie de sa démarche, que néglige à tort la définition de l’Académie ; car il prend soin d’ajouter cette formule au titre de son œuvre : « un précieux petit livre non moins salutaire que divertissant » [20]. Un avertissement pour une lecture « au second degré », qui n’est pas à prendre à la légère. Non qu’elle relativise le propos, mais au contraire parce qu’elle le renforce. Expliquons-nous. Tout d’abord, Thomas More lui-même se défie à l’évidence d’une lecture littérale et totalitaire de l’Utopie, en tant que proposition d’un « meilleur système tiré au cordeau ». Et qui de mieux placé pour en attester que son ami et complice Erasme, qui l’a si bien compris ? C’est bien cela en effet dont s’amuse, et que dénonce en creux, l’auteur de l’Eloge de la Folie : planifier à l’envi serait assurément une folie, une moria, comme nous l’avons souligné précédemment en utilisant ce terme à dessein, en référence au calembour d’Erasme[21]. Considérons donc que l’Utopie se méfie d’elle-même, ou plutôt de ses mauvais génies, et qu’elle invite à une autre manière de faire.

Ensuite, parce que l’originalité de la méthode intellectuelle est ainsi confirmée. Il s’agit bien de proposer une pensée salutaire (donc efficace, performative), mais sur le mode de la distraction (entendue à la fois comme divertissement et comme écart ou détournement de l’attention ailleurs). Il existe une expression commune qui rend bien compte de ces deux facettes : se « changer les idées », en se divertissant, au sens ludique comme au sens alternatif. Voilà en quoi cette folie mérite un éloge ; dès lors qu’on ne la confond pas pas avec un « plan », elle est réellement efficace, elle nous « change les idées »…

Ayant ainsi écarté pour l’école un « meilleur » faussement utopique – celui d’un plan parfaitement réglé qui s’imposerait -, un meilleur qui serait en réalité le pire, il est possible de poursuivre, et de rechercher néanmoins un optimo statu en portant notre attention sur nova et insula.

Nova… La relation entre utopie et nouveauté des choses est trop évidente et trop forte pour qu’on ait besoin d’en rapporter la preuve. Qu’elle travaille sur les possibles latéraux ou qu’elle manifeste son désaccord avec l’existant, l’utopie est en quête d’un ailleurs, d’un autrement, d’une alternative, qui sont nécessairement « nouveauté ». Mais l’Utopie a-t-elle été conçue en manière de plaidoyer pour l’innovation ? Et dès lors, en éducation, considèrera-t-on qu’elle invite nécessairement aussi à penser ou à proposer du neuf ? La réponse à ces questions est une fois encore : « en quelque sorte, oui », comme nous l’avons écrit pour optima ; « oui », à condition qu’une approche critique nous permette de définir correctement ce que l’on peut entendre par « innovation », dans une perspective morienne.

Sur ce point de la nouveauté, commençons par prendre la mesure et le sens du contexte historique et culturel au moment de l’écriture de l’Utopie.

C’est le temps de la Renaissance, donc celui d’un renouvellement social, culturel et artistique, un temps de profonde transformation ; quelque chose de neuf s’y joue incontestablement – qu’on songe à l’imprimerie, ou à la naissance de l’Etat moderne. Et cependant, cette même Renaissance se présente pour les humanistes comme une redécouverte de l’héritage de l’Antiquité, de sa culture, de sa philosophie, de ses connaissances. Un neuf relatif donc, qui ne joue pas la nouveauté pour la nouveauté.

C’est le temps aussi évidemment des grandes explorations du monde, par lesquelles on découvre des terres nouvelles. Nous avons déjà souligné l’importance des notions d’exploration, ainsi que celle des cartes et des représentations du monde en utopie, et L’Utopie elle-même se lit dans cette ambiance où peut être imaginée ou envisagée l’existence de terres encore inconnues, situées pour l’heure nusquam, « nulle part »[22]. Mais s’agissant des « grandes découvertes », on le sait – et on verra plus loin que le Shakespeare de La Tempête l’a bien compris à sa manière, la nouveauté n’est là encore que relative : l’objet de la découverte est en effet quelque chose qui préexiste, pas quelque chose de nouveau ; ou du moins ne l’est-ce que pour celui qui le découvre, ou même devrait-on dire, celui pour lequel cette chose se découvre à lui. En ce sens, on lira par exemple l’article de l’Encyclopédie Larousse qui qualifie les grandes découvertes de « vaste mouvement de reconnaissance », ce qui les fait consonner justement avec une Renaissance qui n’est pas pure nouveauté, et renvoie au premier usage du mot par l’historien Jules Michelet[23].

C’est enfin le temps de la Réforme protestante. Alors que More met la dernière main à son Utopie, Martin Luther donne ses premiers enseignements sur l’épître aux Romains et la justification par la foi à Wittemberg. La Réforme générera tant et tant de luttes intestines, religieuses et politiques ; l’un des premiers drames en sera le martyre de Thomas More lui-même. Tel n’est pas notre sujet, mais comment le taire ? Malgré tout, ce que l’on remarque ici, c’est que l’on trouve dans la Réforme une troisième manifestation de cette « nouveauté » propre au temps de L’Utopie. Nous parle-t-elle d’innovation ? Certainement si l’on en juge par le souhait d’une Eglise différente, et d’une religion vécue d’une autre manière. Mais le mouvement est « re –formatio », action de reprendre forme, et à ce titre, volonté d’un retour aux sources du christianisme, plus que de nouveauté, même si le premier devrait finalement prendre la forme de la seconde. 

Cette prise en compte du contexte Renaissance/ Grandes découvertes/ Réforme nous semble bien éclairer cette « nouveauté » si présente dans la visée utopique : elle est l’objet d’un vrai désir d’exploration, et elle en quête d’une réalité effective de découvertes et de terres nouvelles ; en revanche, elle n’est pas assimilable à une innovation qui serait le nouveau pour le nouveau ; elle n’est pas non plus l’innovation au sens de notre XIXe siècle. L’Utopie nous parle de nouveau sans rejeter l’ancien, elle est « moderne » en faisant vivre la tradition, elle critique les conservatismes en tant que tels, se portant vers des formes nouvelles, sans réformer « par principe ».

Nous voilà peut-être partis trop loin de notre réflexion sur l’école… Et pourtant. Force est de constater combien les discours sur l’école ont tôt fait d’opposer « école de toujours » et « école nouvelle », pédagogies traditionnelles et pédagogies innovantes ; combien ils n’ont de cesse de porter les réformes au pinacle, au point que, les enfilant comme des perles, on peut redouter que ce soit la réforme pour la réforme, sans grande efficacité ; ou au contraire on verra tel ou tel s’inscrire en réaction, dans une sorte de repli sur les terres anciennes, sans audace exploratoire. L’école a grand besoin de sortir de ces schémas binaires, et en cela « l’utopie » est un exercice mental salutaire.

Ajoutons deux notations sur L’Utopie et le temps dans lequel elle s’inscrit, qui ne manqueront pas de servir la suite du propos. La Renaissance est marquée par l’Humanisme, et sa nouveauté est à mesurer à l’aune du bien de l’homme. On peut espérer qu’il en soit de même pour l’école. Par ailleurs, s’il est avéré que les différentes manifestations de la Renaissance – artistiques, culturelles, politiques, religieuses… – sont reliées les unes aux autres, elles ne sont pas pour autant un « système » ; la Renaissance tient plus du mouvement, de l’état d’esprit, de l’inspiration. Une certaine manière de faire qui peut servir à notre école, toujours trop versée dans la tentation de faire prévaloir le système. La Renaissance évoque un « vin nouveau » avant de nous parler des « outres neuves » ; elle confectionnera les outres – et quelles outres ! – mais la nouveauté sera toujours celle du vin[24]

Quelle pourrait être alors l’innovation pour l’école, et pour l’éducation chrétienne en particulier ? Prenons le temps d’un dernier détour avant d’y répondre.

Une autre source nous parle de nouveauté : la doctrine sociale de l’Eglise. Cette part de l’enseignement du magistère de Rome qui s’est constituée stricto sensu depuis la fin du XIXe siècle, est bien l’héritière de Thomas More, d’ailleurs proclamé « patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques » par Jean-Paul II le 31 octobre 2000. Nous savons en effet combien la pensée sociale de l’Eglise est empreinte de la question de l’innovation, puisqu’elle s’inaugure avec Rerum novarum (Des choses nouvelles), l’encyclique de Léon XIII de 1891. La « nouveauté » s’y caractérise de deux manières : une sollicitude pastorale pour que soient prises en charge les res novas ; et, précisément parce qu’elles sont nouvelles – « inhabituelles et inexplorées », dit l’introduction du Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, il y a une « nécessité à intervenir d’une nouvelle façon », et à faire preuve d’« un discernement renouvelé de la situation » (ibid). L’innovation tient donc ici à la fois de la nouveauté des choses, et de la manière nouvelle de les aborder. Un double écueil est alors évité : ignorer la nouveauté et la subir. Mais se laisser emporter à tout remettre en cause au motif de ne pas ignorer la nouveauté des choses serait encore la subir. Il s’agit donc de la prendre en compte à la lumière d’une tradition, d’où le terme de « discernement renouvelé », que Benoît XVI a traduit en « fidélité dynamique »[25].

C’est là une juste position qui convient bien à une réflexion sur l’école, et à une réflexion « utopique » sur l’école. Savoir prendre en charge les formes de nouveautés (sociales, culturelles, technologiques) qui ne cessent de surgir, et le faire dans une dynamique, un mouvement, qui ne perd pas le fil d’une tradition, d’une transmission.

A ce stade, l’auteur serait bien tenté de laisser à la réflexion des lecteurs le soin de déduire les conclusions éducatives de ce panorama sur l’innovation en utopie ; les différents points de vue seraient féconds. Il se sent néanmoins responsable d’ouvrir quelques voies, non exhaustives.

Innovation et humanisme, en premier lieu. Pointons que l’école ne se comprend qu’à partir de l’homme qu’elle éduque, et que, partant, la nouveauté de l’école sera d’abord celle de la nouveauté de l’homme, de l’élève – et donc pas la nouveauté du système éducatif. On a peu à attendre d’une école qui se penserait comme système, avant de considérer la mission éducative qu’elle remplit, au service de la personne humaine et de son développement. C’est pourquoi le Statut de l’enseignement catholique en France (juin 2013) s’inaugure par ce premier article : « La dignité de la personne humaine fonde pour tous les hommes un droit à l’éducation », en écho direct à Gravissimum educationis[26]. Cette dignité est immédiatement complétée par la tâche assignée à l’éducation de contribuer au « perfectionnement » de la personne, c’est-à-dire à l’ « humanisation » de l’homme. L’éducation correspond ainsi au bien commun, défini comme  « ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement »[27].

On a bien conscience que rappeler l’horizon humaniste de l’éducation comme perfectionnement et élévation de l’homme ne fera l’objet d’aucune objection. Mais de là à en tirer les conséquences, il n’y a pas qu’un pas… Notre école est-elle pensée comme essentiellement nouvelle par le surgissement de ce que chaque personne aura d’« inattendu » ? Est-elle considérée pour ce qu’elle fait : contribuer à un « autrement » du monde, par la « transformation » constante de ceux qu’elle accueille ? Envisage-t-elle ce qu’il y a de promesse d’avenir nouveau et différent en chaque élève, ce quelque chose à révéler que le monde ne connaît pas encore, si cher à saint Ambroise de Milan ? L’école est innovation par essence, quand elle se soucie de rester personnaliste. Dès lors qu’elle se pense « formatage » – et quel que soit le modèle du formatage ! -, elle ne sera jamais innovante, au regard de l’humanisme, et de l’humanisme chrétien encore moins, qui est référé à la « liberté des enfants de Dieu ». Pour y parvenir, il reste à nous détacher les uns et les autres de l’école comme objectif… Et à lui appliquer la formule de Caritas in veritate relative au bien commun – formule justifiée à ce titre : ce n’est pas « un bien recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté » [28]. Non, rien ne sert de penser l’école pour elle-même, mais pour le seul bien des personnes de la communauté éducative, qui s’y développent et y croissent en humanité.

Cette éducation-là s’ouvre aussi à une innovation théologale, i.e. attentive à l’homme nouveau, aux créatures nouvelles, celles qui sont nées de l’eau et de l’esprit. Sans prétendre à la vraie nouveauté, que seule la grâce confère, la « maturité » humaine à laquelle œuvre l’éducation sera comme les prémisses de la nouveauté la plus tangible[29]. « Des hommes rendus nouveaux grâce à l’amour de Dieu », qui seront « en mesure de changer les règles »[30], tels sont les sujets d’une éducation chrétienne véritable, et intégralement innovante.

En prolongeant la veine humaniste, portons en deuxième lieu notre attention utopique sur innovation et relation. Rien n’apporte « en réalité » autant de nouveauté que la relation à l’autre, comprise notamment à l’écoute d’Emmanuel Lévinas. Et aucune responsabilité éducative n’est envisageable[31], autrement que dans le « ‘pour’ de l’un-pour-l’autre (…) en dehors de tout système préétabli »[32]. De ce point de vue, avant de s’égarer dans les méandres du « nouveau » en éducation, il y a une impérieuse obligation de discerner à nouveau dans l’acte d’enseignement et d’éducation sa dépendance totale à la relation interpersonnelle. Et cela d’autant plus quand les « choses nouvelles » mettent le savoir et l’information à disposition sous des modalités différentes, dont la relation s’absente. Il n’y a pas lieu d’engager un « bras de fer » avec les autres sources de savoir que l’école et l’enseignant, et de parier sur qui l’emportera… Saisissons l’opportunité de l’instant « numérique » pour renouveler l’impératif interpersonnel en éducation : la relation.

Comment d’ailleurs négliger en éducation – dont c’est la substance même – le nouveau paradigme utopique de la pensée sociale de l’Eglise : les relations nouvelles ? L’homme y « apprend à ne pas se contenter de soi et à rencontrer l’autre dans un tissu de relations toujours plus authentiquement humaines »[33] ; tel est l’enseignement du Pape François qui « déplace » les choses nouvelles vers les relations nouvelles[34].

 

(fin de la première partie)

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 Nous concluons ainsi une première partie de notre travail sur L’Utopie comme « médiation pour penser l’école ». Une seconde viendra la poursuivre ultérieurement. Il s’agira de comprendre comment les res novae éducatives sont reliées à la liberté créative ; de voir aussi les enjeux d’universalité et de singularité en éducation que nous aide à saisir l’insularité d’Utopie. Et de revenir ainsi à un optimo statu pour l’école, où se redécouvre la subsidiarité.

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Pour citer cet article
Référence électronique Pierre Marsollier « Utopie : une médiation pour penser l’école… » (Première partie), Educatio [En ligne], 6 | 2017. URL : https://revue-educatio.eu

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* Délégué général au Secrétariat général de l’Enseignement catholique

[1] « A map of the world that does not include Utopia is not worth even glancing at », The Soul of Man Under Socialism, 1891.

[2] « For it leaves out the one country at which Humanity is always landing », ibid.

[3] Fr. Guy Bedouelle, Du meilleur des mondes au Royaume de Dieu, in Communio, L’espérance, IX, 4, juillet-août 1984, p. 72-84.

[4] Hans-Urs von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, Aubier, coll. Foi vivante, Paris, 1966, p. 25.

[5] Fr. Guy Bedouelle, déjà cité.

[6] Ibid, p.72

[7] Dictionnaire de l’ Académie, 1795 ; Dictionnaire Larousse, 1870-1876.

[8] Idéologie et utopie, 1929 ; lire à ce sujet « Karl Mannheim, l’utopie et le temps » , Anne Kupiec, Revue Mouvements, 2006/3.

[9] voir l’article de B. Bergier dans ce numéro d’Educatio.

[10] cité par Andrea Riccardi, « L’itinéraire d’un homme qui veut changer l’Église et le monde », éditions de l’Emmanuel, 2015.

[11] L’utopie et les utopies, PUF, 1950.

[12] art. cit. , p. 72.

[13] R. Ruyer, op. cit.

[14] « Du meilleur état (ou statut) de la chose publique et de l’île nouvelle d’Utopie »

[15] “ Eutopia merito sum vocanda nomine.”, Thomas More, exergue à l’Utopie, 1516.

[16] ou encore : « Lieu-du-bonheur, à bon droit, c’est le nom qu’on me doit. »

[17] Elle hésite entre Outopia (l’Île-de-Nulle-Part) et Eutopia (l’Île-du-Bonheur), voir L. Marin, Voyages en Utopie, in Lectures traversières (Coll. Bibliothèque du Collège international de philosophie), Albin Michel, 1992, p. 46.

[18] Aldous Huxley, « Brave new world », en français : Le Meilleur des Mondes. Nous reviendrons sur le sens de ce titre et son origine.

[19] Dictionnaire de l’Académie, 1795.

[20] « Libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus ».

[21] Môría signifie « folie » en grec. La consonance avec « More » amusera Erasme, au point de choisir le titre de son Eloge de la folie, « Oencomium Moriae », comme un clin d’œil à cette amitié.

[22] Le nom d’Utopia n’a été́ retenu que peu de temps avant la publication de l’œuvre : Érasme et More la désignent dans leurs échanges sous le nom de Nusquama nostra, notre « nulle part » (nusquam). Voir à ce sujet André Prévôt, L’Utopie de Thomas More, Marne, Paris, 1978, p. 66.

[23] en 1855 ; il la définit comme « découverte du monde et de l’Homme » au XVIe siècle.

[24] Evangile de Mathieu 9, 17

[25] Voir Caritas in veritate, n°12

[26] Déclaration du Concile Vatican II sur l’éducation chrétienne, n°1 : « Tous les hommes de n’importe quelle race, âge ou condition, possèdent, en tant qu’ils jouissent de la dignité de personne, un droit inaliénable à une éducation qui réponde à leur vocation propre. »

[27] Jean XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 1961, n° 65 ; voir aussi la reprise de cette définition par le Concile Vatican II, dans la Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps, Gaudium et Spes, n° 74

[28] cf. Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 2009, n° 7

[29] cf. Gravissimum educationis , n°2 .

[30] cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, n°4

[31] Nous demeurons délibérément dans le vocabulaire d’Emmanuel Levinas : « J’analyse la relation interhumaine comme si, dans la proximité́ avec autrui, (…) son visage (…) était ce qui m’ordonne de le servir », Ethique et infini, p. 103-104.

[32] « Le pour de l’un-pour-l’autre est un pour de gratuité totale, rompant avec l’intéressement : pour de la fraternité humaine, en dehors de tout système préétabli. », Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Biblio-Essais, 1991.

[33] cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, n°4

[34] voir Evangelii gaudium, n° 87 et sv.