Une philosophe sur le terrain
Gabrielle Halpern
Fayard, 18 septembre 2024, 408 pages
Dans cet ouvrage, Gabrielle Halpern poursuit une réflexion engagée et profondément humaine : comment réconcilier des univers qui s’ignorent, se confrontent ou se méprennent ? Philosophe de formation, chercheuse associée à l’École normale supérieure et praticienne du monde de l’entreprise et des territoires, Halpern signe ici un ouvrage stimulant, à la croisée du témoignage et de la pensée.
Le point de départ est clair : notre époque souffre d’une fragmentation croissante et d’un fonctionnement en silos. Les métiers, les générations, les territoires, les cultures et même les disciplines intellectuelles tendent à se refermer sur eux-mêmes. Contre ce cloisonnement, l’autrice défend un concept central : l’hybridation, qu’elle définit comme l’art de créer des ponts entre les mondes. Cette hybridation n’est pas seulement un mot à la mode ; elle devient chez Gabrielle Halpern une véritable philosophie de l’action, un projet de société.
Ce qui frappe d’abord dans cet essai, c’est sa vitalité. Gabrielle Halpern ne se contente pas de théoriser : elle observe, raconte, partage des expériences vécues. De Jérusalem aux ministères, des entreprises aux territoires ruraux, elle s’efforce d’incarner sa pensée dans des situations concrètes. Cette posture de « philosophe de terrain » confère au livre une dimension rare : la philosophie s’y fait pratique, vivante, accessible.
Le ton du livre est résolument optimiste. Sans nier les fractures de notre temps, Gabrielle Halpern choisit de se situer du côté de la construction, de la réconciliation et du dialogue. Elle montre que des passerelles existent déjà : des projets mêlant art et artisanat, jeunes et seniors, ruralité et numérique, innovation et tradition. Autant de signes qui prouvent qu’un autre modèle social est possible : un modèle d’ouverture, de rencontre et de collaboration.
Le style est alerte, parfois lyrique, toujours habité d’un véritable souffle. On y retrouve le goût de la philosophie classique – de la maïeutique socratique à la pensée du lien chère à Hannah Arendt – mais aussi un ancrage contemporain, nourri par l’observation des mutations économiques et culturelles. Gabrielle Halpern a le don d’expliquer sans simplifier, de conjuguer exigence intellectuelle et enthousiasme communicatif.
Certes, l’ambition de l’ouvrage est vaste : vouloir relier les mondes, tous les mondes, peut donner au propos une ampleur un peu diffuse. Mais cette générosité fait partie du charme du texte : il embrasse large, parce qu’il croit au potentiel d’hybridation de chacun de nous.
En définitive, Créer des ponts entre les mondes est un livre salutaire, lucide et inspirant. Il redonne foi dans la possibilité d’un monde commun, à condition que nous osions la rencontre. Gabrielle Halpern y défend une philosophie joyeuse, qui incite à sortir de sa zone de confort et à penser autrement.
C’est un essai à la fois exigeant et réconfortant, qui rappelle que la pensée n’a de sens que si elle contribue à bâtir des ponts – entre les idées, les êtres et les horizons.
Louis-Marie Piron
