Paris – L’Harmattan -2014 – 258 p.
Un ouvrage sur Paulo Freire, le premier de cette ampleur en français, est bienvenu. Aussi se réjouira-t-on de celui que vient de lui consacrer le professeur Oussama Naouar, de l’Université Fédérale de Pernambuco. Certes, sa lecture entraîne une certaine déception : la gaucherie de la traduction, la lenteur redondante d’une introduction laborieuse et un développement parfois poussif pourraient d’abord irriter. En revanche, on saura gré à l’auteur d’annoncer d’emblée sa volonté de dépasser l’idée superficielle selon laquelle Freire serait seulement un didacticien de l’alphabétisation des adultes. Fort de sa connaissance de l’ensemble de l’œuvre, alors que seuls 5 ouvrages sur 19 sont traduits en français, O. Naouar montre qu’elle est d’une toute autre ampleur. Comme tout théorie pédagogique, elle engage évidemment des valeurs et renvoie à un projet politique de transformation sociale dont la face proprement éducative correspond, selon un concept dû à Monseigneur Helder Camara, au processus de « conscientasition », c’est-à-dire de l’identification et de l’explicitation des facteurs, généralement mal discernés, qui caractérisent ou déterminent la situation de chacun au sein de la société brésilienne.
Pour cette tâche, M. Naouar jouit d’un avantage : à la différence des plus proches disciples de Freire, il dispose d’une distance qui le délivre de toute lecture hagiographique mais lui permet une approche distanciée. A cet égard, on appréciera particulièrement l’étude proprement biographique de Freire, donc celle de sa formation intellectuelle. Cela l’amène très opportunément à rappeler ce que fut à son époque l’influence d’Auguste Comte, voire de Buisson, sur le climat culturel du Brésil et la manière dont, tout en en ayant été marqué, Freire a su se libérer de l’idéologie positivante.
Cependant, bien sûr, le problème qui justifie cette recension, c’est de savoir en quel sens et dans quelle mesure Paulo Freire est, non pas un « pédagogue chrétien », c’est-à-dire visant à former des chrétiens, mais un « chrétien pédagogue », c’est-à-dire qui pense et gère l’éducation en fonction de la lumière de l’Evangile. La question se pose d’autant plus légitimement que, comme O. Naouar le remarque lui-même à juste titre, les études francophones sont très discrètes à ce sujet. Globalement, le climat laïciste dominant fait que les éducateurs réputés chrétiens sont soit écartés de l’histoire officielle de la pédagogie, comme s’ils n’existaient pas, soit amputés de leur référentiel religieux : ils sont soit exclus, soit athéisés. Don Bosco ou Hélène Lubienska de Lenval illustrent le premier cas, et Maria Montessori est l’exemple du second.
La pensée de Freire est très complexe en raison d’un syncrétisme, qui articule un indiscutable vecteur catholique avec, notamment, une composante mariste, et un vecteur marxien, plus ou moins amalgamé avec la théologie de la libération. S’il y a « une prise de distance avec l’Eglise instituée » (p.184), sa foi en Dieu « se prolonge » (p.185) et se vit, dans une perspective personnaliste, à trouver sa foi en l’homme. Aussi O. Naouar peut-il conclure que « ‘inspiration chrétienne, dans l’œuvre de Paulo Freire, est loin d’être un aspect mineur » (p.187).
Ainsi, fort d’une axiologie politique et d’une anthropologie chrétienne, Paulo Freire inventa une pédagogie qui évoluera vers une adultagogie. Le mérite et l’intérêt de ce livre, préfacé par le professeur Kerlan, est de mettre en évidence le processus et les difficultés de cette construction.
Guy Avanzini