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Penser la vocation aujourd’hui : De la grâce à la gratitude

Laurent Stalla-Bourdillon*

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 « Nous sommes par grâce une liberté qui se découvre donnée à elle-même
dans l’Alliance nouvelle et éternelle – avec celui dont elle se reçoit. »
Père Albert CHAPELLE, sj
Herméneutique, pp. 39

Notre existence à chacun est enchâssée entre deux évènements qui bornent notre séjour terrestre : un don de vie purement gratuit et une perte de cette vie sur laquelle nous n’avons finalement aucun pouvoir. « Qui peut rajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? » demandera Jésus à ses disciples (Mt 6,27). Ainsi, l’enjeu central de l’existence ne consiste sans doute pas tant à repousser l’heure de la mort, qu’à essayer d’exprimer notre compréhension de la signification du don gratuit qui nous fait exister. La vie apparaît bel et bien comme un appel à énoncer notre réponse personnelle à ce don. Cette réponse viendra constituer notre personne et nous parachever bien davantage que notre apparence corporelle. Dans cet entre-deux, la vie humaine apparaît dans son essence même comme un appel, une vocation. Ainsi, il devient possible de penser l’éducation des jeunes à partir de la réponse qu’ils devront formuler sur le don de la vie reçue. La tâche éducative trouve ici ses ressources les plus puissantes. L’éducation des jeunes ou plus exactement, la responsabilité éducative de ceux qui ont reçu cette mission, suppose deux choses : la conscience de l’énigme du don gratuit de la vie et l’avènement d’une réponse libre, faite de gratitude par un dialogue qui se prolongera et s’éternisera dans l’amour.

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Editorial

Penser la vocation dans le champ éducatif

François Moog*

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L’omniprésence du discours sur la vocation ou les vocations dans le monde catholique correspond historiquement à un problème de recrutement, principalement sacerdotal, dès le milieu du XIXe. s. Il s’agissait d’attirer des hommes, jeunes si possible, à « donner leur vie à la suite du Christ », selon la rhétorique en vigueur. Une telle perspective est souvent relativisée dans le discours – où l’on dit que tous les baptisés sont appelés – mais elle est systématique dans les pratiques[1]. Dans ce cadre, la notion de vocation est très souvent faussée en ce qu’elle concerne quelques-uns, en vue d’un engagement exceptionnel, consenti une fois pour toute (puisque la question de la vocation – au singulier – semble réglée une fois l’engagement solennel acquis). Cette représentation de la vocation a influencé le vocabulaire courant pour lequel « avoir une vocation » signifie la capacité d’une personne à trouver sa voie et à s’engager dans une mission d’une manière qui sort de l’ordinaire, dès lors que ce n’est pas un travail, c’est une vocation !

Au sein de ce système de représentations, penser la vocation dans le champ éducatif n’a que peu d’intérêt, qu’il s’agisse d’envisager les écoles catholiques comme des lieux de recrutement pour les diocèses et les ordres religieux, ou de favoriser une insertion sociale à forte plus-value en terme de développement personnel.

 

Mais la perspective a changé en profondeur, depuis le Concile Vatican II qui a relayé un profond appel à la sainteté adressé à tous[2]. Cet appel est accompagné d’un énoncé de ses finalités : « Il est donc bien évident pour tous que l’appel à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s’adresse à tous ceux qui croient au Christ, quel que soit leur état ou leur forme de vie ; dans la société terrestre elle-même, cette sainteté contribue à promouvoir plus d’humanité dans les conditions d’existence »[3]. S’il s’agit d’un appel adressé à tous dont le but est la promotion de plus d’humanité, alors la perspective éducative devient plus féconde. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la définition des finalités de l’éducation proposée par le même Concile dans sa déclaration sur l’éducation chrétienne : « Le but que poursuit la véritable éducation est de former la personne humaine dans la perspective de sa fin la plus haute et du bien des groupes dont l’homme est membre et au service desquels s’exercera son activité d’adulte »[4]. Le premier but sera progressivement énoncé par la Congrégation pour l’éducation catholique, dès 1977, comme « formation intégrale de la personne humaine »[5]. Le second prend la forme dès Vatican II d’une « contribution à la réalisation du bien commun »[6].

C’est précisément dans cette définition des finalités de l’éducation qu’un réinvestissement de la notion de vocation est possible. Il s’agit de permettre aux structures d’éducation catholique de mettre à la disposition de tous, croyants ou non, l’une des plus belles ressources de la foi chrétienne : l’appel à l’accomplissement de sa propre humanité et l’appel à participer à la vie et à la mission de la communauté. Alors, la notion de vocation peut renvoyer au lien génétique qui existe entre éducation intégrale de la personne et promotion du Bien commun, dans une perspective anthropologique et sociale qui appartient à la tradition chrétienne.

Dans ce cadre, il est sans doute préférable de ne pas simplement parler de vocation car, en tant qu’appel permanent à engager sa liberté au service de tous, il s’agit plus certainement d’une dynamique vocationnelle qui structure toute existence humaine. On peut citer en ce sens Marguerite Léna, pour laquelle l’humanité de l’homme est « l’espace où retentit l’appel, la demeure où s’accomplit la rencontre : elle est vraiment, et jusqu’en ses profondeurs, tout entière en forme de vocation »[7]. Dynamique vocationnelle ou vocation comme forme de l’existence humaine, permettent alors au concept de vocation de renouveler les perspectives éducatives.

 

C’est ce à quoi s’attèlent les contributeurs de ce numéro de la revue Educatio consacrée à la vocation.

Dans une première partie qui cherche à penser la vocation aujourd’hui, Jérôme Brunet propose un parcours d’analyse lexicale et de lectures bibliques qui désigne la notion de vocation comme marqueur d’une éducation intégrale et comme contribution de l’éducation catholique à la question de l’orientation. L’abbé Laurent Stalla-Bourdillon présente ensuite la vie elle-même comme une promesse et un appel. A partir d’une phénoménologie de la découverte de la vie comme don, dès la première prise de conscience d’être vivant, il permet de penser que l’éducation n’a pas pour objectif d’être en mesure de répondre à une vocation, mais que c’est au contraire la vie comme appel et comme réponse au don qui structure une éducation. Francis Marfoglia montre quant à lui comment l’idée de vocation renouvelle la perspective éducative en l’orientant vers le Bien commun. L’éducation au service de la vocation personnelle et du bien commun ouvre alors des voies sociales et politiques nouvelles. Thierry Le Goaziou interroge la notion de liminalité pour montrer que tout démarche chrétienne implique une résistance au repli sur soi et sur ses conviction qui possède une dimension vocationnelle en ceci qu’elle ouvre la possibilité d’un épanouissement et d’une mise en mouvement que la démarche éducative va pouvoir accompagner. Enfin François Prouteau se demande comment penser l’éducation à partir de la notion de vocation. Avec Paul Ricœur, il entrevoit qu’en accompagnant un sujet à devenir lui-même, on inscrit sa vocation au cœur du projet éducatif.

Une deuxième partie fait écho à ces réflexions à partir des pratiques éducatives. Sœur Nathalie Becquart nous fait bénéficier de son expérience au synode des évêques consacré aux jeunes (2018) en redonnant au registre de la vocation sa puissance dynamique comme vocation à l’amour qui fait toute sa place au désir et à la disposition de chacun au service des autres. Benoît Skouratko et Joseph Herveau rendent compte du colloque du CNESCO de 2018 sur l’éducation à l’orientation, laquelle peut être conçue comme possibilité offerte à chacun de prendre sa place dans la communauté humaine en vue du Bien commun. Jean-Baptiste Jacomino, à partir de l’œuvre de Jean Onimus, montre comment l’expérience du poétique initie l’humain à son humanité. En révélant ainsi le sujet à lui-même, la littérature l’ouvre à un monde à habiter dans lequel sa responsabilité doit s’exercer et sa liberté s’engager. Isabelle de La Garanderie  nous partage son expérience de consacrée enseignante en éducation prioritaire et de sa familiarité avec le texte biblique. Elle montre ainsi comment en portant sur l’autre un regard d’amour, en se laissant toucher par lui, en étant prêt à le relever et en l’invitant à s’engager, l’éducateur peut restaurer une authentique liberté qui demeurera un bien précieux. Enfin, Alexis Poujade, formateur dans le domaine de l’action sociale, partage les fruits d’une expérience menée auprès des potentiels cadres intermédiaires de la Fondation d’Auteuil. Il montre comment l’inscription d’un parcours professionnel dans un projet de vie peut être particulièrement féconde pour les personnes.

 

Un tel dossier, particulièrement stimulant, ne peut qu’inciter chacun chrétien à redécouvrir que la mission éducative est au cœur de sa mission baptismale, et inviter chaque éducateur, chrétien ou non, à rechercher dans la tradition éducative chrétienne des ressources éducatives profondément porteuses de sens. On peut en attendre l’éclosion de nombreuses « vocations » d’enseignants et d’éducateurs car, plus que jamais, la moisson est abondante !

* Professeur, Institut Catholique de Paris, UR-RCS 7403

[1] Il suffit pour s’en convaincre de vérifier quelle est la mission du « service des vocations » dans un diocèse ou de s’intéresser aux documents produits par ceux-ci. Il n’y est jamais question de la vocation à la sainteté qui est adressée à tous, mais bien toujours de favoriser l’engagement de quelques-uns à des fonctions ciblées. Par ailleurs, il est systématique que l’appel du Christ à prier pour les ouvriers de la moisson (Mt 9, 38 ou Lc 10, 2) soit référé à un engagement dans la vie religieuse ou presbytérale, très marginalement à l’engagement et à la vie des époux chrétiens.

[2] Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen gentium, n° 39-42.

[3] Ibid., n° 40.

[4] Concile Vatican II, Déclaration sur l’éducation chrétienne, Gravissimum educationis, n° 1.

[5] Cf. Congrégation pour l’éducation Catholique, L’école catholique (19 mars 1977) n° 4, 8, 15, 16, 19, 26, 35, 36, 39, 45.

[6] Concile Vatican II, Déclaration sur l’éducation chrétienne, Gravissimum educationis, n° 1.

[7] Marguerite LENA, L’esprit de l’éducation, Paris, Parole et Silence, 2004, p. 37.

Agnès Brot et Guillemette de la Borie
Héroïnes de Dieu : l’épopée des religieuses missionnaires au XIXème siècle

Paris -Ed. Artège – 2016 – 316 p.

Ce livre procède à l’inverse de celui de Sylvie Bernay qui étudie la permanence du phénomène de la vie féminine consacrée à travers l’histoire de l’Église, et qui l’illustre par la présentation de quelques figures exemplaires. Nos deux auteures se sont, quant à elles, au contraire, centrées sur huit religieuses missionnaires du XIXème siècle, inégalement connues. En outre, elles ne prétendent nullement avoir effectué « un travail de recherches » (p.19) ; aussi bien, aucune justification n’est fournie d’une liste qui, en définitive, semble arbitraire, mais qui réunit des personnalités exceptionnelles, mues par le même ardent désir de convertir les « sauvages ». Et, de fait, au fil des pages, on est saisi par un volontarisme obstiné et une témérité souvent improvisée, qui déconcertent et pourraient défier abusivement la raison.

On n’entreprendra pas ici le résumé de chacune de ces histoires de vie, dont rien ne peut suppléer la lecture et qui laissent décontenancé devant l’amoncellement d’obstacles décourageants, qui ne cessent de menacer l’existence même et la survie des religieuses, exposées d’abord aux tribulations de la traversée des océans et au danger des naufrages, puis à la dureté des climats et des conditions d’existence quotidienne qui compromettent leur santé et, très souvent, leur vie même. Il s’y ajoute leur méconnaissance totale des lieux et des sociétés vers lesquels elles vont, l’indifférence, sinon l’hostilité des populations avec lesquelles elles cherchent le contact, un fossé culturel insoupçonné, ces tensions au sein même des communautés ou avec l’autorité ecclésiastique,  la lenteur interminable des communications, des problèmes canoniques toujours en suspens,  l’incoordination de l’action pastorale, enfin une série de péripéties rocambolesques. Force est alors de conclure que seuls l’intensité de la foi et le secours de la grâce permettent le miracle permanent d’un tel héroïsme missionnaire et cette réponse inconditionnelle à l’appel à l’évangélisation que lança le Pape Grégoire XVI. Et c’est pourquoi l’on ne peut qu’admirer leur capacité de réalisation et de mise en place d’œuvres sociales ou socio-éducatives, qui serviront de substrat à l’action des missionnaires.

S’agissant précisément de l’éducation, c’est un souci qui leur est commun : toutes sont, partiellement ou principalement, désireuses d’instruire les populations et de baptiser les enfants, même si c’est sans s’interroger suffisamment sur ce qu’elles peuvent raisonnablement envisager. Aussi bien, elles sont souvent amenées malgré elles à s’occuper d’abord des enfants de  colons installés dans ces contrées lointaines. Il leur est difficile de rejoindre les jeunes « sauvages » dont la conversion est leur objectif. En outre, lorsqu’elles y parviennent, c’est selon des programmes et des rythmes occidentaux, que les petits indigènes n’assimilent pas. Aussi leur a-t-il fallu consentir à un lourd travail d’adaptation, c’est-à-dire d’invention pédagogique, qui mettra aussi en évidence l’éducabilité, jusqu’alors insoupçonnée, de ces « primitives ».

Au terme de l’ouvrage, l’épilogue s’intéresse à « ce qui reste de l’œuvre de ces héroïnes de Dieu » : « ont-elles transmis leur foi, fait grandir l’Église ? » (p.299). L’on ne saurait échapper à la problématique de l’évaluation. Et cependant, force est aussi de dire d’emblée que l’efficacité du travail spirituel ne relève pas de nos techniques d’évaluation mais du mystère de la grâce. C’est toute la vitalité chrétienne actuelle des pays où ces femmes ont épuisé leurs forces qui est le juste étalon  de leur don d’elles-mêmes.

Cet ouvrage contribuera ainsi à casser l’image simpliste de la religieuse compassée, au profit de celle qui s’abandonne à la ‘folie de la foi’, dont parle Saint Paul.

Guy Avanzini

 

Quentin de Veyrac
A l’école des plus pauvres : de l’aventure à la quête intérieure

Paris – Ed. Artège – 2017 – 354 p.

C’est l’histoire de trois jeunes amis chrétiens, qui décident de suspendre leurs études supérieures pour partir, ensemble, ainsi qu’y invite le Pape, vers les « périphéries » : ils vont effectuer un tour du monde d’une année, pour rencontrer, sur les divers continents, des institutions spécialisées dans l’accueil des « pauvres » : prostituées, malades mentaux, handicapés… telles serons les « missions » qu’ils se sont données. Ils partent à l’inconnu, en auto-stop, avec un bagage minimum ; forts d’un dépouillement volontaire, ils s’abandonnent à la Providence. Ils le savaient et le voulaient ainsi : c’est « un itinéraire géographique tout autant qu’un cheminement intérieur » (p.10), pour rejoindre « ceux qui avaient décidé de consacrer leur vie pour venir en aide aux autres (id.). S’en suit un récit, agréablement écrit, et hautement émouvant, des épisodes et péripéties d’un périple qui n’a ni épargné les épreuves, ni écarté les occasions de faire à bon droit confiance à Dieu.

Sans doute ce livre suscitera-t-il d’emblée les réactions les plus variées. Certains admireront la générosité et la foi de ces « jeunes », si prompts à répondre à l’appel du Pape, tandis que d’autres, y verront un désir immature d’aventures et de voyages, ou l’illusion naïve de croire utiles des initiatives qui, à l’évidence, ne sont pas à la mesure de la misère rencontrée ; D’autres dénonceront cet optimisme crédule auquel s’abandonnent volontiers les chrétiens. L’auteur, quant à lui, manifeste beaucoup de lucidité et n’ignore ni l’immensité des problèmes, ni la fragilité de ceux qui les affrontent et qui, par là, reçoivent plus qu’ils ne donnent. Tous trois en en discutant régulièrement, pour s’évaluer. On appréciera leur belle définition des « périphéries » : « tous les lieux où Dieu n’est pas reconnu et où la dignité de l’homme, créé à son image, est bafouée (p. 314). Aussi bien, l’objectif des voyages est moins de « faire pour » que « d’être avec » ! Plus précisément il est aussi, éventuellement, de suggérer à ces marginaux qu’ils ne sont pas méprisés et rejetés de tous,  mais qu’ils sont aussi, quoique trop rarement, reconnus et respectés, et qu’il peut y avoir un autre avenir que leur actuel présent. Ils contribuent ainsi à casser le fatalisme, à ouvrir une espérance, à éveiller un appel.

Pendant chacune de leurs « missions » successives, nos trois missionnaires ont été, bien sur, associés à diverses tâches d’éducation populaire, voire d’enseignement, pour aider certains à échapper à leur destin. Mais, plutôt que de résumer ce qu’ils ont fait, mieux vaut renverser le regard et s’interroger sur les deux problèmes majeurs que ce voyage d’une année poste à l’éducateur. Le premier, c’est de savoir comment, pour reprendre un mot du Pape, arracher les indifférents au confort du « divan » et les éveiller aux grandes causes ; le second, réciproquement, est de chercher comment éviter que celles-ci servent d’alibi à des sujets immatures, qui tentent la fuite et l’évasion. Comment responsabiliser ceux qui ne pensent qu’au confort et aux loisirs et calmer ceux qu’égare un activisme irréfléchi ? Comment sensibiliser les indifférents et assagir les affolés, pour amener les uns et les autres à des initiatives réfléchies et efficaces ? C’est dire qu’aujourd’hui le problème se pose d’une « pédagogie de l’humanitaire », qui peut déjà, certes, se prévaloir de belles réussites, mais qui demeurent marginales et sont perçues comme exceptionnelles, non intégrées à une vision pertinente de la formation morale et spirituelle. En outre, cela ne pourrait-il pas s’insérer dans les pratiques du « réenchantement de l’Ecole », que préconise Pascal Balmand ?

On sera reconnaissant à cet ouvrage simple, direct et modeste, d’ouvrir des perspectives qu’une pédagogie chrétienne fidèle à ses exigences intrinsèques ne peut s’autoriser à négliger.

Guy Avanzini

 

Don Bosco Le système préventif, d’hier à aujourd’hui… et pour demain ?

Paris – Edit. Bosco – 2017 – 110 p.

Dans la conjoncture, plutôt morose de la pédagogie contemporaine, voici néanmoins une bonne nouvelle : la parution, dans un petit livre facilement accessible, du célèbre texte de Don Bosco sur « le système préventif ». Il s’agit en effet d’un document particulièrement précieux, car il présente, de la main même de son auteur, la seule formalisation de sa pensée pédagogique.

Dans un chapitre initial, le Père Wirth, de l’Université Pontificale Salésienne de Rome, expose le contexte de son élaboration : en mars 1877, à l’inauguration du « patronage St Pierre de Nice, première implantation de la Congrégation de France, Don Bosco lui-même prit la parole pour présenter les principes de son action. De retour à Turin, il retouche et met au point la rédaction de son propos, pour le publier pendant l’été dans un livret bilingue franco-italien ; sous la forme d’un « appendice » il expose les méthodes d’éducation de la jeunesse ; C’était aussi, à ses yeux, « l’esquisse » d’un petit ouvrage qu’il se proposait d’écrire s’il en trouvait le temps. Enfin, la version définitive fut arrêtée à l’automne, comme prologue au « Règlement pour les maisons de la Société de St François de Sales », comme le remarque le Père Wirth, ce « travail de circonstance » fournit l’occasion d’élaborer un « texte normatif » (p. 24).

Nul, néanmoins, ne se doutait alors que, malgré la discrétion de leur origine, ces onze pages inaugureraient une étape nouvelle dans la dynamique de la pédagogie chrétienne. Certes, comme le note aussi le Père Wirth, sa conception est marquée par la culture d’une époque où d’aucuns préconisaient déjà de substituer la prévention à la répression. Il reste que le choix de Don Bosco n’émane pas d’abord de la validité intellectuelle de ce renversement mais bien davantage de sa longue expérience de terrain, comme de son propre charisme. Ainsi inaugurait-il l’approche tripolaire -raison, affection, religion- qui organise entre elles interdépendance et circularité. On le voit, sa spécificité tient au renouveau d’ordre anthropologique qu’il introduit : celui d’un adolescent qui, n’étant plus humilié ou marginalisé, n’est plus animé du désir de vengeance dû à la punition ; alors, il se transforme et se réhabilite à ses propres yeux, grâce à l’expérience affective d’une relation confiante avec un adulte ; il sait, désormais, que la sanction éventuelle porte sur son acte, et non plus sur sa personne ; il se sait et se sent respecté.

Toutefois, si manifestes qu’en soient les mérites, le système préventif demeure-t-il pertinent et applicable aujourd’hui ? Identifié et promu dans le contexte du XIXème siècle, garde-t-il son actualité dans un monde sécularisé et déchristianisé ? Offre-t-il encore une issue à la crise contemporaine de l’éducation ? C’est la problématique que, dans les trois chapitres suivants, traite le Père Petitclerc. Don Bosco n’a-t-il pas lui-même écrit : « le chrétien est seul capable d’appliquer avec fruit la méthode préventive ? » (p. 32). Encore ne dit-il pas qu’il ne s’adresserait qu’à des croyants ou à des sujets christianisés. Aussi bien, dès février 1878, dans une lettre au Ministre italien de l’Intérieur, pour l’éventuelle ouverture à Rome, d’un centre d’accueil de jeunes en difficulté, il propose lui-même une version allégée (cf. texte de Don Bosco, pp. 62-70) qui, dit Petitclerc, « ôte toute les références explicitement religieuses » (p. 61) , pourvu que, « grâce aux cours du soir et du dimanche, on donne à ces pauvres enfants du peuple une nourriture morale adaptée et indispensable » (p. 67). Aujourd’hui, le débat reste ouvert entre ceux pour qui la marginalisation de la tripolarité trahirait le message du Fondateur, et ceux pour qui, comme le Père Thévenot, « tout ce qui se prescrit au nom de Dieu peut se justifier du point de vue de l’homme » (p. 73-74).  Il y a là, on le voit, une question à approfondir. Qu’en est-il, par exemple, d’un établissement catholique qui, fidèle à son « caractère propre », s’efforce d’être chrétien, mais dont beaucoup de professeurs et d’élèves sont incroyants, ou indifférents, voire athées.

Quoi qu’il en soit, le « système préventif » a formalisé des acquisitions définitives de la pensée pédagogique, spécialement la distinction entre éducation et dressage ; il a esquissé aussi de fortes intuitions anticipatrices, dans le champ de l’affectivité et de la résilience. Souhaitons donc que cette nouvelle édition, qui rend le texte désormais aisément accessible, comme la qualité de sa présentation et de son commentaire en assurent l’audience et en favorisent l’adoption. Sa validité permet donc de dire à nouveau que l’éducation du XXIème siècle sera salésienne ou échouera.

Guy Avanzini

 

J’ai à te dire … Paroles d’éducateurs, à la manière de Don Bosco

Paris – Presses d’Ile de France – 2016 – 128 p.

Présenté de manière très soignée et agréable à lire, cet opuscule original rassemble 90 projets de « mots du soir », cette parole que Don Bosco avait coutume d’adresser avant la nuit aux internes du Valdocco, pour conclure la journée par un propos formateur. Cette tradition, qui lui était chère, s’est maintenue dans les maisons de la Congrégation, mais a été transformée, selon les cas, en « mot du matin » ou « mot du jour ». Issue du registre existentiel -accompagnement, accueil, bonté, confiance, fraternité, etc.- cette parole vise à aider chacun dans sa maturation personnelle par une brève incitation à la réflexion. Volontiers liée à un événement de la journée, à un incident du quotidien, elle souhaite ainsi induire parmi les adolescents une même sensibilité, voire une spiritualité commune, et les aider à assimiler l’esprit salésien.

Ce sont ces mêmes objectifs que 32 religieux -notamment Sœur Nadia et le Père Petitclerc- ou très proches de la famille salésienne se sont donnés. A ceux qui souhaiteraient restaurer ou instaurer cette pratique dans leur établissement, ils fournissent un vaste choix de suggestions, très heureusement identifiées par une liste de « mots clés » (p. 118 et sy), porteurs de thématiques voisines.

L’on ne s’étonnera évidemment pas que celles-ci se situent dans la dynamique et l’esprit du Système Préventif, qu’elles cherchent à transmettre : « sans vous, je ne peux rien faire », aimait dire Don Bosco à ses élèves. C’est bien cette adhésion intelligente qui est ainsi visée ; confiance, affection, joie, tiennent une large place. Au total, c’est toute une sagesse sereine qui émane de ces pages. Et l’on souhaite que, en les commentant ainsi, l’adulte s’en convainque lui aussi vraiment. Il y aurait là une belle réciprocité éducative.

Guy Avanzini

 

La relation éducative – 5ème Congrès de l’éducation salésienne

Paris – Ed. Don Bosco – 2015 – 80 p.

La célébration du bicentenaire de Don Bosco a offert mille occasions d’analyser les divers aspects de sa pédagogie. Ainsi, le « 5ème congrès de l’éducation salésienne », réuni à Lyon en mars 2014, a très opportunément étudié la relation éducative, sur laquelle cet opuscule suscite une réflexion dense et bienvenue.

L’introduction pose d’emblée des questions pertinentes et bienvenues : à une époque marquée par la peur de l’avenir, l’essor de la violence, l’échec scolaire, peut-on sérieusement préconiser encore une pédagogie « optimiste et enthousiaste » (p. 8), transformatrice du monde et annonciatrice d’un avenir meilleur ? Celle-ci n’est-elle pas désormais discréditée, et vouée à paraître dérisoire ou naïve, voire incitatrice d’un laxisme coupable ? Sans doute les trois communications magistrales du colloque ne répondent-elles pas directement à cette question mais, chacune à sa manière, proposent-elles des vues éclairantes et, à divers titres, réconfortantes, en montrant le rôle de la relation éducative.

Une approche originale, d’ordre anthropologique, de M. Caron montre comment, en tant que personne humaine, l’enfant aspire à la relation et l’appelle pour se construire lui-même : même, c’est là que se situe la finalité de l’éducation : l’amener à entrer en relation, être introduit dans la dynamique de la transmission ; c’est ce qui l’autonomise sans l’insécuriser, en vue d’une « heureuse articulation du moi et du nous, de la liberté et de la communication »(p.13).Et, plus que jamais, « à l’heure de la génération numérique » (p.19), la relation asymétrique et présentielle entre l’adulte et l’enfant peut seule permettre à celui-ci de s’approprier le savoir comme d’acquérir un sens critique et d’équilibrer « culture du livre » et « culture des écrans » (p.21).

De la communication de Mme Barrère, nous retiendrons surtout, parmi beaucoup de remarques judicieuses, son analyse des « activités électives » des élèves, c’est-à-dire, celles qu’ils choisissent contre la culture scolaire : la télévision, l’ordinateur ou les jeux vidéo, les nouvelles addictions ; comment, alors, sauver la motivation aux savoirs et aux études ? Au terme d’une sorte d’approche phénoménologique de cet écartèlement entre deux registres culturels, elle souligne que ces « activités électives » introduisent de facto une « éducation sans école, une sorte de curriculum parallèle et disparate », qui justifie de se demander comment l’Ecole « peut et veut faire des exercices scolaires des épreuves de formation de soi » (p.43).

Enfin, dans un texte en forme de méditation, Marguerite Lena présente, avec la profondeur qui est la sienne, une étude sur l’éducation comme « promesse à tenir » (p.61). Eduquer, c’est en effet, pour qui dispose d’un minimum de maturité, prendre un engagement à l’égard de l’enfant, donner une réponse à la confiance que celui-ci accorde à l’adulte. C’est aussi le considérer comme une promesse, c’est-à-dire comme mystérieusement porteur d’un potentiel, qui lui appartient, mais qu’il faut l’aider à déployer et à révéler : « les jeunes ne sont pas des gêneurs, mais des promesses » (p. 66). Le jour où les éducateurs en seraient convaincus, le climat de l’Ecole en serait transformé. Mais sans doute faut-il pour cela qu’elle devienne salésienne !

Guy Avanzini

Francesco Brancaccio
La laïcité, une notion chrétienne

Paris – Cerf – 2017 – 204 p.

Quoi qu’il en soit de polémiques politiciennes persistantes, on comprend mieux, aujourd’hui, que non seulement la « laïcité » n’est pas intrinsèquement antireligieuse mais que, bien comprise, elle met en œuvre une distinction légitime entre Etat et Eglise : ne renvoie-t-elle pas à la parole de Jésus relative à ce qui relève de César et à ce qui appartient à Dieu.  En ce sens, la laïcité procède bien d’une idée chrétienne. Mais le mérite de ce livre -qui s’ajoute à tant d’autres sur le même objet- tient à l’originalité de son argumentation. Le Père Brancaccio entreprend en effet, courageusement, d’établir que, pour la pensée chrétienne la plus traditionnelle, le champ de compétence spécifique de l’État ne relève pas de conditions ou de données d’ordre religieux mais de « sources universelles…telles que la nature et la raison » (p.17). Et c’est, dit-il, de leur « compénétration » (p.36)  que procède le droit, qui est donc d’origine laïque. Ainsi, en « proposant » (p.36)ce terme, on pose son fondement, de sorte qu’on le reconnaît ainsi comme une notion chrétienne.

Nous ne reprendrons pas ici le long et minutieux raisonnement au terme duquel l’auteur montre que là est précisément l’enjeu du célèbre débat de 2004 entre Habermas et le Cardinal Ratzinger, comme des déclarations ultérieures de celui-ci, devenu le Pape Benoit XVI. Leur analyse serrée et approfondie, comme celle des propos du Pape François, qui ne mobilise cependant jamais ce terme, circonscrit et dessine toute sa place. Simultanément, cette étude s’insère opportunément dans la discussion, actuellement vive, sur le droit des religions à participer aux débats socio-éthiques en cours.  Face à ceux qui le récusent et pour qui leur compétence se limite à la seule sphère « privée », l’auteur montre pourquoi elles ont le droit -et le devoir- « d’envisager leur collaboration en faveur de la dignité de la personne humaine » (p.140). C’est en effet l’État qui est laïque, mais non la société, qui est au contraire le siège et le lien des libres controverses.

Encore se demandera-t-on à bon droit quelle peut être, dans le contexte actuel, la portée de cette perspective, si pertinente soit-elle. L’opinion demeure marquée en profondeur par la confusion entre cette conception authentique à la laïcité et celle qui, pour la rejeter ou pour s’en réjouir, l’assimile à une certaine vision des « Lumières », à l’agnosticisme, à l’athéisme et à l’irréligion. Cette réduction, pour erronée qu’elle soit, est assez entretenue pour demeurer vivace et pour entraîner une conception du vivre ensemble marquée par l’écart entre ceux pour qui cela signifie la résignation plus ou moins amère à ce que l’on est contre son gré contraint de subir, et ceux pour qui elle signifie au contraire l’acceptation du pluralisme et le respect de la liberté d’autrui. Souhaitons que le livre du Père Brancaccio soutienne et fortifie la seconde.

Guy Avanzini

Régis Debray et Didier Leschi
La laïcité au quotidien

Paris – Gallimard – 2016 – 158 p.

Dans ce petit « guide pratique », Régis Debray, dont on connaît les valeureuses publications, et Didier Leschi, ancien directeur du Bureau des Cultes au Ministère de l’Intérieur[1], rappellent d’abord que l’objet de la laïcité est de « permettre à une cité de se rassembler par delà ses différences, sans les nier ni les brimer » (p.7). En outre, elle n’est pas « un sport de combat » (p. 11). Sans doute, face à ceux selon qui il suffirait de reconnaître une priorité à la loi civile sur la religion, alors que c’est précisément l’objet du débat, ils constatent que des conflits concrets, parfois très vifs, surgissent d’un heurt ou d’une incompatibilité, réelle ou supposée, entre l’une et l’autre. C’est pourquoi ils ont relevé et retenu 38 « cas pratiques », qui constituent les rubriques du livre et pour la solution intelligente et apaisée desquels ils proposent des solutions qui leur semblent à la fois juridiquement pertinentes et  socialement raisonnables. A ces conjonctures complexes, il convient d’apporter « des solutions, transparentes et accessibles à tous » (p.8). Ainsi en va-t-il, par exemple, du régime des aumôneries, des menus des cantines, des crèches, du foulard, de la longueur des jupes. Sur ces divers thèmes, les auteurs font le point, identifient les difficultés, signalent les vides juridiques, ouvrent quelques perspectives, proposent des conseils de bon sens, légitimement discutables mais le plus souvent bienvenus. On leur sait gré particulièrement de souligner qu’il ne relève nullement des compétences de l’Etat mais de la responsabilité des historiens de statuer sur l’applicabilité de la notion de « génocide » à telle ou telle situation (p. 89). « Entre les laïques qui ont peur pour eux-mêmes, et les laïques qui veulent faire peur aux autres, s’est récemment enclenché un cercle vicieux (p. 151). Aux uns et aux autres, il importe de rappeler que « la laïcité ne saurait prétendre à devenir la religion de ceux qui n’en ont pas » (p. 153). Le mérite de ce livre est, à cet égard, d’être pacifiant, facteur de sérénité, et de montrer dans quel esprit se placer pour résoudre les problèmes, plutôt que pour les passionner en vain.

Guy Avanzini

 

[1]cf. aussi D. Leschi – Misères de l’Islam de France– Paris – Cerf – 2016 – 176 p.

Pierre de Charentenay, s. j.
La religion en communauté

Marseille – Publications Chemins de dialogue – 2016 – 224 p.

Ce livre n’a sans doute pas encore acquis l’audience qu’il mérite. Il s’agit, en effet, d’une réflexion de haut niveau sur les déplacements,  -voire la délocalisation-, de la notion de laïcité depuis 1905. Par sa densité, sa hauteur de vues, il se situe aux antipodes des discours convenus, des banalités polémiques et du bavardage idéologique qui, en la matière, encombrent l’horizon.

Analysant le double phénomène de la sécularisation  de nos sociétés et de la mondialisation, il discerne aussi, après l’éclipse des années 60-70, où prévalait la mode de « l’enfouissement », le renouveau actuel des religions -sectes, pentecôtisme, Communautés Nouvelles, et, surtout, Islam- et il montre comment les défenseurs historiques de la laïcité, en proie notamment à une crainte obsessionnelle du « communautarisme », négligent sa conception historique de respect des libertés personnelles au profit d’une attitude antireligieuse « sournoise », qui cherche à « éliminer la religion de la place publique au moyen de l’idéologie de neutralité » (p.135).Cela se manifeste à l’égard du christianisme, mais surtout de l’Islam, qui condamne à osciller contradictoirement entre une tolérance qui favorise l’invasion et une islamophobie coupable de xénophobie. Or, la réduction de la laïcité à une neutralité ordonnée à éliminer la présence de la religion dans les secteurs dépendant de l’État n’est pas sans poser des problèmes considérables à la liberté et à l’égalité (pp. 170-171). Il s’agirait d’une déviance, qu’illustrent divers épisodes récents et les lourds débats qu’ils entretiennent.

Nous ne suivrons pas ici le détail de l’argumentation du Père de Charentenay mais, en en soulignant l’opportunité nous noterons qu’elle invite à un vaste débat sur des notions dont la polysémie, voire l’ambiguïté, favorisent dangereusement des usages -ou des mésusages- confus et équivoques ; aussi en va-t-il de celles de « privé » ou « public ». Parce qu’un « service public » est devenu au fil des ans «un corps de fonctionnaires, on croit volontiers qu’il s’identifie aux institutions de l’État » : or, par exemple, « l’enseignement libre » est « privé », mais il est, par contrat, associé au « service public de l’enseignement ». Et, si la religion relève bien d’une option personnelle, la foi commune de ceux qui y adhèrent comporte, voire exige, une expression « publique » reconnue par les institutions officielles qu’ils se sont données. En ce sens, le « privé » n’est ni secret, ni tacite, ni silencieux, mais s’exprime, se dit, se théorise. Plus encore, l’expression « publique » de la croyance est requise pour la liberté personnelle du fait que seule elle permet l’information indispensable à un choix éclairé ; loin d’être prosélyte, elle est la condition même de la liberté. C’est dire l’utilité d’une véritable cartographie des concepts, pour prévenir le désordre des idées et les dérives de la pratique.

Cet ouvrage a dont très bien saisi et restitué avec sérénité et fermeté l’évolution contemporaine des problématiques de la laïcité. Il s’inscrit utilement dans les débats qui y ont trait et peut contribuer à la progression de la réflexion.

Guy Avanzini